1Traiter d’un tel sujet en l’espace d’un article aussi court est un pari impossible. De ce fait, ce parcours pourra être contredit par sa partialité, sa non-exhaustivité, ses points aveugles et tant d’autres lacunes – l’un des moindres risques pouvant résider dans le fait de citer certains auteurs et pas d’autres. Le parti pris sera donc d’être incomplet mais restitutif, de se focaliser aussi sur une progression non linéaire entre structuration, constitution, institutionnalisation, diversité des origines et des sources, pour aussi passer en revue une actualisation sur des enjeux et débats actuels tout en résumant quelques fondamentaux incontournables des origines des sciences de l’information et de la communication (SIC).
2Il s’agit donc de commencer par dire à quel point cette question est polysémique. La structure de la réflexion proposée consistera à cerner les contours d’une institutionnalisation de la discipline, avant tout, en retraçant son cheminement théorique et l’apport des principaux penseurs et chercheurs qui se sont attachés à construire le champ. Il s’agira aussi de montrer cette relation entre institutionnalisation et structuration théorique sans aucune exhaustivité, bien sûr, ni assurance de refléter la diversité des débats et réflexions. Dans un numéro de la revue MEI (1996) consacré à « l’espace sémantique de la communication », les auteurs rappelaient tous l’hétérogénéité de cette discipline couvrant des objets, un éventail d’activités et attitudes renvoyant au registre de la sociabilité prise dans l’étau d’une pression sociale qui fixe l’horizon de la communication comme un idéal ou une déchéance, voire une utopie. Avec humilité, face à nos étudiants en licence, il m’arrive de repartir aux origines sans même parler de discipline en utilisant de rassurantes analogies historiques.
3Au commencement était la parole ou l’action ou les deux ensemble, et de la parole, de la voix, les Grecs anciens ont forgé l’art de convaincre ou de séduire dangereusement (le logos mis au service de la démagogie) ce qui a constitué l’argumentation, la rhétorique, l’art du discours dans lesquels s’enracinent les approches linguistiques, littéraires, de l’étude des SIC. Sur cette base s’arriment la fabrication et l’expression de la raison. C’est bien l’enjeu de la parole de traduire la réflexion au cœur de la cité par la fabrique de la pensée et de la raison comme entendement et comme traduction. Puis vinrent les routes, les liens, les nœuds de communication suivis par la constitution de réseaux (structurels et humains) et ainsi tout ce qui relie, soude, unit, mais aussi voies pour commercer et acheminer des troupes pour faire la guerre, phase ultime d’une rupture communicationnelle. Sur ce plan, il faut rappeler que cette longue construction est aussi étroitement liée à l’urbs (la cité) portée déjà comme un art de l’infrastructure au service de l’aménagement du vivre ensemble des citoyens dans la Rome antique. Enfin, ce qui peut conclure cette trilogie bien partiale, l’énergie, source du progrès ou de destruction et qui a constitué la possibilité de mettre l’information-communication en axiome, en règle, en phénomène avec son cortège d’entropie, de circulation, de connexion, de saturation. Cette énergie qui connaît un tournant concomitant succédant au triomphe des Lumières et qui va à la fois porter comme dessein d’équiper et de structurer le monde industriel mais aussi de l’expliquer pour servir encore et toujours son inexorable évolution.
4Avec ce cheminement, on arrive à de nombreux concepts et notions, qu’il faudrait chacun définir, expliciter, éclairer et détailler en relevant au passage à quel point à chaque fois cela conduit à la dimension paradoxale de la communication : elle rapproche et éloigne, elle facilite ou complexifie, elle régule ou dérégule, elle transmet ou rend confus. Notons quand même au passage que tout chercheur peut s’accorder sur le fait que la communication traduit une vision du monde, du vivre ensemble, de la relation entre raison, esprit et nécessité de traduire une conception de la société en son sein. Notons aussi que dans sa relation aux techniques et technologies associées à une vision du progrès et mises au service de la couverture des territoires en termes de liaison des organisations et individus, la longue marche en avant des techniques de l’information et de la communication représente également une longue et lente histoire de l’émancipation des citoyens. Rappelons seulement qu’au moment de la chute de Constantinople, certains royaumes du nord occidental mirent plus de six mois à l’apprendre et comparons avec l’immédiateté de la circulation des informations pour l’ensemble des habitants du monde, des plus triviales aux plus fondamentales.
Quand la réflexion fonde la discipline
5Peut-on déjà relever ce premier paradoxe ou simplement contradiction ? Les SIC furent créées (1975) sous un gouvernement de droite par un cortège de chercheurs qui se situaient plutôt à gauche. Au commencement, il existe une revue, Communication, et le Centre d’études des communications de masse (Cecmas, avec Barthes, Morin, Friedmann), avec l’influence de l’Institut français de presse (IFP, 1946) et celle du Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées (Celsa, 1963). De cet état des lieux où les différents auteurs et courants entretiennent des relations mais pas forcément une convergence scientifique de proximité, une dynamique d’émergence, de constitution, puis d’institutionnalisation du champ et de la discipline se met en place. En 1975, c’est la création de cette discipline en tant que 52e section du Comité consultatif des universités puis 71e section à partir de janvier 1987 avec la création d’une société savante en 1977. La Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC) créée à partir du comité des sciences éponymes (1972) va jouer un rôle moteur dans les débats des premières années sur les limites du champ, les orientations théoriques et l’animation du débat d’idées scientifique. Par ailleurs, on note que la présence très vive sur le plan intellectuel de chercheurs comme Gardin, Pagès et De Grolier ne se traduit pas dans leur participation dans les processus d’institutionnalisation et conduira à un oubli du rôle qu’ils ont pu jouer.
L’impact et l’influence motrice des formations sur la recherche
6Mais avant même cette structuration académique, l’information-communication représente déjà un ensemble de formations qui se sont imposées comme un formidable activateur de formations universitaires professionnalisées pour le moins ouvertes sur le monde de l’entreprise et ont pu même servir de modèles dans les incessantes recompositions des diplômes délivrés à l’université. Avec des pôles historiques autour de neuf instituts universitaires de technologies (IUT) carrières de l’information (dénomination transformée seulement à partir de 1992 en information-communication), c’est avant tout dans cet espace de formation universitaire qu’exerceront les spécialistes de ce qui va devenir une discipline. Les orientations telles que la communication d’entreprise, carrières et métiers du journalisme, documentation, métiers du livre, se dessineront en premier lieu à Bordeaux (filiation autour d’Escarpit) à Grenoble (Miège, Bougnoux) à Strasbourg, à Toulouse (Bourre, Couzinet), à Paris 13 (Moeglin, Bauthier). Pourtant, en tant que discipline académique, elles sont encore fragiles, contestées. Elles ne sont pas officiellement reconnues au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) – malgré les efforts déployés par Dominique Wolton qui aboutissent à la création de l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC, 2007) – ou imparfaitement identifiées au sein des regroupements nationaux en sciences humaines et sociales (SHS), malgré les multiples tentatives des acteurs de la discipline pour en faire reconnaître la portée et l’inscription. Discipline forte d’impureté, interdiscipline indisciplinée constituée à la base pour rassembler des chercheurs en lettres, linguistique, sociologie, psychologie, documentation, mal à l’aise dans leurs propres disciplines qui voulaient travailler sur des sujets et objets relevant directement de l’information et de la communication et non aborder la communication par d’autres approches disciplinaires. Finalement axiome maudit : si tout est communication depuis la langue, les langages, les signes, les traces, les pratiques, les liens, les échanges, les médiations, les usages et pratiques et tant d’autres, pourquoi y aurait-il une discipline spécialisée pour y réfléchir ? Enfin, il existe ensuite une difficulté pour désigner son activité : des info-communicologues face aux sociologues et aux linguistes, on voit déjà les premières difficultés.
7Autre difficulté donc d’en faire l’histoire ou plus modestement l’historique : l’institutionnalisation, la constitution de la discipline, ses débats avec les autres disciplines des SHS, son périmètre de reconnaissance. Il faut lire et relire le précieux ouvrage encadré par Robert Bourre (2002). De nombreux faits s’y trouvent, depuis le rôle surestimé de Barthes dans cette histoire, plus marginal et franc-tireur qu’on pourrait le penser, des contributeurs oubliés, d’un rôle complexe et sinueux de Moles, du lobbying opéré par Meyriat et Escarpit auprès du ministère, et tant d’autres pionniers ou facilitateurs, des compagnons de route ne s’inscrivant pas dans le domaine des recherches en communication mais inspirant pourtant la progression de ses analyses. Mais on est aussi confronté à cette dénomination très spécifique en terres francophones, l’association entre information et communication, information-communication, cette association à la fois unificatrice et clivante qui part d’un constat que l’on peut résumer au plus simple. Si la communication s’établit comme principe d’échange et de transmission reliant l’émission à la transmission à travers un message, une donnée, un énoncé, alors peut-on réellement séparer les deux hémisphères et ne faut-il pas se résoudre à l’intenable cheminement théorique de les traiter ensemble et de tenter d’en démêler l’efficience ou la tension qui résultent de l’association de l’une et de l’autre. Originalité francophone contre distinction anglophone qui sépare les deux domaines.
Une progression délicate et fertile dans les sources théoriques
8Il convient alors de regarder quelques fondements théoriques ou paradigmatiques dans le temps et la progression qui se sont construits dans les courants, les concepts et les approches au cours du xxe siècle.
9Mais dans quel ordre les aborder ? Les schémas originaux revus ou complexifiés mais utiles en leur temps de Lazarsfeld (recherches fondées dans l‘étude de la communication de masse depuis les années 1920) ; ou le schéma de Shannon d’inspiration plutôt liée aux mathématiques, alors que Jakobson construit plutôt des représentations fonctionnelles, mais aussi finalement de Wiener… en passant par « l’aiguille hypodermique » de Lasswell qui consacre finalement la nécessité de savoir influencer les citoyens avec les bons tuyaux et les bons dosages afin de bien les faire agir ou réagir. C’est bien cette relation à l’énergie, aux sciences au service du progrès, qui instruit la communication définie analogiquement comme un processus énergétique, dynamique, avec son efficience et ses risques (entropie, incertitude). Il m’arrive de dire à des étudiants qu’un premier axiome détermine sommairement cette équation : communication = information + relation.
10Symétriquement et par d’autres voies, arrive la cybernétique, cherchant à trouver des solutions pour que ne se reproduise pas l’horreur culminant avec la Seconde Guerre mondiale. Tragédie qui a conduit la sagesse des foules à devenir l’aveuglement et l’abdication face au pire des projets qu’ait présenté l’évolution de l’humanité, reconnue par certains comme l’effondrement et, finalement, la conséquence des Lumières. Cybernétique détournée de ses intentions premières pour devenir un axiome de recherche de pureté afin d’éliminer entropie, désinformation, mésinformation, manipulation, jusqu’à rationaliser à l’extrême et faire de la communication un processus utopique débarrassé des moindres impuretés et incertitudes. Ce cheminement conduira aussi vers l’intelligence artificielle et le développement de l’informatique et des réseaux au tournant des années 1960.
11Mais ailleurs, et avant l’horreur, une réflexion se construisait en s’affirmant comme résolument critique à Francfort (Horkheimer, Adorno, Benjamin et à côté Arendt et Habermas) sur le destin des industries médiatiques de masse, des industries culturelles, d’un dévoiement et dénaturation d’un « espace public ». Symbole imparfait et jamais véritablement réalisé mais qui constitue le canon idéal (idéalisé) du fonctionnement d’une société démocratique alors que la création perd de sa singularité au profit de sa publicisation et son inscription dans l’espace marchand au motif de la rendre « populaire ». Plus tard, dans les années 1970, ce sont les cultural studies qui s’attachent à la mesure d’audience dans des perspectives ethnographiques en mesurant la variabilité de la position des récepteurs face aux médias : cultural ou social studies qui évolueront aussi vers la prise en compte des identités et des genres. Et aussi les études littéraires, linguistiques, qui traquent les discours, les messages, les textes, les documents. Toute une filiation qui regarde le message comme une suite cohérente signifiante et dans lesquels les sémiologues vont traquer des intentions, à partir des signifiants qu’ils vont décrypter et reconstruire jusqu’à la sémiopragmatique (Odin) qui remet cette approche dans sa matérialité en envisageant aussi un cadre qui renvoie au couplage de la transmission et la diffusion en cherchant une voie médiane entre immanentisme et pragmatisme.
12Impossible de faire le tour de tous ces apports théoriques qui vont constituer le fonds commun qui marque comme un sceau une discipline académique si interdisciplinaire que des chercheurs divers en profitent pour lui contester le fait d’être une discipline en tant que telle. Il faudrait aussi parler de courants plus récents comme la communication des organisations, décriée au sein propre de la discipline. Rappelons-le, cette discipline auto- et pluri-constituée est la première à savoir se contester de l’intérieur, à s’autocritiquer, grande qualité mais aussi, reconnaissons-le, avec une certaine propension finalement à se désunir face aux autres cercles académiques. Toutefois, lorsque ce phénomène traduit non pas des querelles de personnes ou de positions, mais bien des débats scientifiques, cette communauté a su animer des débats et polémiques vives (voir encadré).
Les clés conceptuelles : pratiques, usages, médiations et liens
13Revenons au champ des pratiques. Si cette discipline académique a bien réussi, c’est avec cette capacité de savoir les observer au sein des mondes professionnels de la communication et de savoir alors forger de véritables cursus spécifiques qui ont permis à de milliers d’étudiants de s’insérer dans le monde du travail.
L’étude des pratiques
14Depuis les IUT et leurs formations sur les réseaux SRC (services réseaux communication) puis MMI (métiers du multimédia et de l’Internet), avec de véritables cursus « infocom », des licences et master professionnalisés, les référentiels des SIC étaient déjà prêts à investir le tournant du LMD (le cycle diplômant en grade Licence, Master et Doctorat, réforme de 2002) en établissant la cartographie des formations. Il a fallu le faire au cœur d’une jungle de dénominations (sachant qu’à chaque fois, il est nécessaire de négocier âprement avec les instances du ministère pour établir la référence « infocom »), surtout lorsqu’il s’agit des technologies de l’information et de la communication, du multimédia, des technologies numériques. Évoquons aussi les départements ou UFR information-communication et les recrutements d’enseignants-chercheurs chaque année qui font, même s’ils restent modestes, pâlir certaines disciplines anciennes et très instituées.
15Les pratiques sont des observables qui deviennent ensuite des construits théoriques, que l’on voit évoluer et qui traduisent aussi des stratégies d’acteurs. Sur ce plan, le courant des industries culturelles (dénomination qui enferme en son sein une approche critique première, puis une relecture critique des industries créatives) a permis de mettre à jour un certain nombre de modèles et de principes qui ont ouvert par ailleurs l’information-communication à l’importation d’une compréhension socio-économique des médias et supports de communication. Reconnaissons d’ailleurs à la communication des organisations d’avoir aussi su le faire en ouvrant également vers les théories de l’organisation, du management, des traces, des systèmes et réseaux (Delcambre, Le Moenne, Floris). Elle a su aussi faire acte de passeur avec les économistes, les sciences de la gestion, les sciences de l’informatique, et catégoriser des phénomènes instituant la communication et finalement des démarches de communication engageante qui conduisent aussi à une relecture et une intégration des approches anglo-saxonnes de la psychologie sociale comme une catégorie à part entière des SHS (Bernard).
Des usages et des médiations
16Sur les usages, toute une filiation se signale depuis Jouet, Boullier, Vedel, Proulx, et tant d’autres sachant qu’ils ne peuvent être appréhendés que sur des temps longs avant qu’on découvre que le magnétoscope fut un objet de pacification intergénérationnel ou que l’individuation devient première dans certaines catégories d’usages des TIC et qu’il faut alors penser ce phénomène en tension ou en complément d’une dynamique collective. Hennion (1993) écrivait au sujet des médiations :
Il est possible de concéder à cette remarque peu amène que le recours aux médiations est par moment tant usité et cité que l’on ne sait plus vraiment de quoi il est question sur le plan scientifique : une intercession, un processus d’accompagnement, de facilitation, une traduction, et le tout à la fois. Il est légitime de se demander d’ailleurs si la densification des propédeutiques techniques qui s’insère dans toute dynamique sociale ne conduirait pas aussi à des phénomènes d’intermédiation parfois peu visibles formant une catégorie constituante de l’usage. Sur l’ensemble de ces notions, notons que si une discipline est armée pour résister à la réification, à la naturalisation, à l’amalgame, aux raccourcis qui transforment des dénominations ou imprécations d’expertise en concepts c’est bien cette discipline. Elle a su et sait penser et déceler les pièges et les volontés d’embrigadement d’invocations telles que « la société de l’information », repensée en « sociétés de la connaissance », « des fractures numériques » ramenées aux fractures sociales, économiques et culturelles avant tout. Elle sait débusquer les tendances mainstream, celles du diffusionnisme dans ses pires intentions au moment du premier Roggers (1962) qui proposait une forme de pacte théorique visant à réduire les SHS, et notamment la communication, comme une démarche au service d’une vision positiviste de la pensée sur les techniques – en d’autres termes d’escamoter le débat scientifique au profit d’une vocation utilitaire de la science mondialisée en uniformisant le réel. Elle sait le faire et le fait plutôt bien, même si elle ne retire pas tous les bénéfices qu’on devrait, sur ce terrain, lui reconnaître.La communication par exemple, autre sociologie de la médiation, est dans la position inverse de celle de la littérature sur l’art : au lieu de buter sur les œuvres opaques que l’art produit au croisement entre réalité et images, elle n’y rencontre que des canaux ; du coup, […] cette sociologie sans objet, dont on comprend qu’elle soit volontiers ethnologisante, se trouve prise entre la circularité de la communication et la positivité de ses médias.
Entre modélisation et modèles ouverts
17On pourrait parler d’ailleurs d’une incessante cohabitation entre une volonté et des tentatives de modélisation et un retour permanent vers la forme naturelle, éthologique de la communication avec toujours en son centre cette volonté de faire vivre ensemble et en tension l’information et la communication.
18À partir des années 1940 jusqu’autour des années 1960, Palo Alto redonne de l’air à une pensée théorique piégée par les abus de la cybernétique – 1948, premier ouvrage de Wiener dont l’intention n’était pas d’établir une systématisation normative – et du scientisme et redonnant à la communication son ancrage quasiment biologique, social, éthologique et anthropologique. À partir de ce retour et de cette réinvention, des approches comme la systémique, la proxémique, « la nouvelle communication » et, sur un autre versant, la psychologie, le constructivisme trouvent leur essor dans les sciences de la communication.
19Une discipline de passage, donc, de conciliation avec les autres, un nœud théorique complexe et polysémique qui peut faire sens et se concilier avec les autres sciences en ayant toujours en premier lieu cette difficulté de faire accepter sa légitimité à dire et à penser. Un grand nombre d’histoires ont été retracées dans de nombreux ouvrages afin d’étudier ces fondations. Cela s’est fait dans une version plus internationale chez Mattelart, mais aussi fondamentale en remontant « aux premières formulations stratégiques sur la maîtrise du mouvement par la Raison et la structuration d’un espace national marchand via l’établissement d’un système de voies de communication » (REF), plus circonstancié aux courants et aux phénomènes de structuration et de diffusion chez Neveu, plus philosophique et littéraire chez Bougnoux en s’attachant au rapport raison/communication « au carrefour des modernes humanités ». La réflexion se fait plus questionneuse et critique chez Miège à partir des théories et pratiques plus modernes qui peuvent constituer un enracinement de la communication en tant que science pensant la société (conquise par elle), plus locale et globale, mondiale, comparative et enracinée dans les fondements humains, culturels et politiques des effets, perspectives et limites de la communication chez Wolton. Il y eut aussi d’autres pionniers et franc tireurs tels que Schaeffer et ses intuitions géniales d’artisan chercheur relevant la complexité des « machines à communiquer » (notamment dans ses travaux au sein de l’Institut national de l’audiovisuel).
20La question centrale reste celle du contexte (réactivé par Palo Alto) au-delà de la transmission/diffusion dans les schémas linéaires de la communication reliant récepteur et émetteur par des messages via des canaux. On sait bien que si l’idéal-type la voudrait performante, l’information-communication n’est rien moins que stable. Elle est contextuelle, étroitement dépendante des cercles d’émission et des mouvances de la réception, comme nous le prouve actuellement la mobilité des connaissances et des savoirs sur les réseaux sociaux numériques, le Web, les architextes, et les données massives. Une autre filiation importante se tient du côté du destin des techniques (les téchnés) qui jouent un rôle moteur dans la transmission en reconnaissant que l’une des techniques les plus anciennes et les plus élaborées est d’abord l’écriture. La question est bien de savoir si elle ne cesse de se complexifier alors qu’on voudrait tant nous faire admettre qu’elle s’appauvrit, voire se fond dans la prolifération des écrits électroniques.
Les enjeux et débats actuels : information contre communication, technique et social, continuité et ruptures
21Résumons alors les enjeux actuels. Comment penser la puissance de l’ère informationnelle sans entrer dans une compréhension de ce qui constitue les algorithmes, les clusters, les données ouvertes, les « big data » ? Comment relativiser la propension des neurosciences à s’instituer comme l’oméga scientifique de la nouvelle ère sans en connaître les constituants et les fondamentaux ? Comment penser et repenser les médias à l’aune de l’étendue des nouveaux médias sans en redéfinir les sacro-saintes catégories forgées au xxe siècle ? Comment « penser les techniques », titre du dernier congrès de la SFSIC en 2014, sans adopter une approche radicalement critique comme le propose Wolton, tout en voulant en reconnaître les profondes transformations sociétales et échapper autant au déterminisme social qu’au déterminisme technique ? Comment penser la mondialisation, l’internationalisation la fabrication du même reproduit dans tous les mondes sociaux et sociétés, sans se situer soi-même dans un contexte international et l’éprouver ? Comment penser les TIC, les réseaux, donc les usages et les médiations, sans là encore repenser les catégories en empilant d’incessantes monographies et empiries sur des objets constamment mouvants avant de pouvoir généraliser des constats qui demeureront précaires. Moeglin nous a invités à nous situer entre structuralisme (l’étude de la rupture) et pensée généalogiste (l’étude des continuités), et à les concilier en étudiant la rupture dans la continuité. L’approche sociotechnique pense simultanément la réciprocité des effets des techniques sur le social et du social sur la technique afin de fuir tout raisonnement déterministe en les envisageant ensemble et simultanément (également en asymétrie et en tension), et non plus l’un contre l’autre ou l’un séparé de l’autre.
Des ressources dans la praxis même de l’interdiscipline
22C’est bien un des dangers qui peut menacer la discipline. Elle se doit de connaître les autres concepts et postulats. Elle en a tellement emprunté en essayant vaille que vaille de les faire siennes qu’elle doit à la fois fréquenter les autres approches et disciplines, servir de passeur et de passerelle en s’attachant toujours à garder son authenticité scientifique. Sur les méthodes, elle a empilé un grand nombre d’approches : compréhensive, marquée d’ethnométhodologie, conciliant les études qualitatives et quantitatives, l’analyse textuelle, de discours, hybridant sociologie et ethnographie. Un exemple de cette démarche de passerelle est dans le pont assez réussi avec les sciences de l’ingénieur soft : design, ergonomie, ingénierie de la recherche – ces approches avec lesquelles les SIC peuvent partager des dynamiques d’expérimentation dans le cadre notamment de la recherche-action, de projection, de mise en situation, de gestion de projet, de processus et protocoles, l’étude des dispositifs techniques avec leur versant critique, des relations entre technologies et sociétés, qui conduisent à savoir concilier la pratique de l’ingénieur et le substrat de la pensée des SHS.
23Sur le versant de l’information, Wolton affirme souvent que les problèmes d’information sont bien plus simples à résoudre par la puissance de systèmes et de réseaux que les questions de communication, qui renvoient à la confrontation, à l’altérité, à l’Autre. C’est finalement l’horizon indépassable de l’évolution des sociétés humaines. Sans doute, pourtant face à la puissance des algorithmes, des données ouvertes, la puissance d’une ère de souveraineté informationnelle nous prouve également que l’information est à regarder de près. Il nous faut d’ailleurs nous armer à ce niveau pour montrer que cette massive efficience informationnelle va plus que jamais nous demander de comprendre et de démêler les dérives, les impensés et la non-transparence, et de nous rendre dubitatif face au passage dans le langage commun des humanités digitales qui finirait par absorber le sens même de l’humanisme en tant que tel (traces, identités numériques, opacité des moteurs et algorithmes, biens communs, données et services ouverts). Pour autant, il a raison de nous rappeler que puisque la communication revient vers l’humain, mais aussi vers les procédures et les processus, il nous revient d’en démêler la complexité sensible et fragile sans cesse en évolution et au bord de la rupture.
De quelques tendances actuelles : une actualité de l’information-communication
24De fait, ce qui n’est que rarement fait dans les historiques et retracés de l’évolution des sciences de l’information et de la communication, c’est l’actualisation, les recherches récentes, les auteurs médians ou moins historiques mais qui travaillent sur ces enjeux actuels. Aucune exhaustivité, là encore, mais si l’on prend les connaissances comme objet sensible et controversé, un nombre important de chercheurs travaillent ces questions (Noyer, Bouillon, Douyère, Durampart). Ainsi, Jeanneret, Souchier et Le Marec formalisent les « écrits d’écran » mais aussi la nouvelle puissance des architextes. Sur ce point, on peut dénier ou reconnaître les apports de la réflexion de Latour, Callon et Akrich, mais ils ont pourtant nourri de fertiles discussions au sein des SIC sur la genèse des réseaux, des médiations ou des controverses, jusqu’aux travaux actuels sur l’ère de l’anthropocéne à laquelle Latour s’est rallié ainsi que Stiegler. La question des « normes et formes », nouvelle orientation de travaux relevant pour partie de la communication des organisations (régulation, formalisation : Le Moenne, Mayère), les chartes et engagements des organisations dans la cité (responsabilité sociétale des entreprises, développement durable, éco-citoyenneté, crise : Loneux, D’Almeida), le goût et le sensible (Boutaud, Lardellier) à l’aune également de la sémiopragmatique (Odin), le débordement des industries créatives qui réorganisent filières et normes entre industrie et art (Labelle, Bouquillon, Perticoz), avec des travaux plus localisés autour de l’évaluation, des dispositifs technologiques et de l’impact des techniques numériques et de l’expérience reliant sens, techniques et cognition (Rasse, Bonfils, Hillaire, Leleu Merviel, Renucci), et encore l’évolution des pratiques du journalisme (Ruelland).
25Notons aussi la représentation d’une dimension internationale et de correspondances à ce niveau avec le continent américain avec l’International Communication Association (ICA), équivalent de la SFSIC pour le monde anglophone, et notamment le sous-continent sud-américain hispanophone et lusophone (Intercom). Le Maghreb où une société savante s’est constituée au Maroc avec une dissémination des formations et recherches en information et communication. Des pans entiers de formation, souvent pas assez relayés par l’activité scientifique, existent au Proche Orient et Moyen Orient. En Asie, où de formidables bastions de formation sur les médias, le numérique, le cinéma et l’audiovisuel sont constitués en Chine. L’Afrique qui tisse ses liens au sein de la Francophonie et a diversement adopté le modèle infocom. L’Europe du Nord (European Communication Research and Education Association, Ecrea) et le Canada qui ont de puissantes sociétés savantes constituées. Des pays qui souvent se situent entre influence d’un modèle anglo-saxon et affinités distantes avec le modèle francophone. Notons alors qu’il nous revient de construire avec ces mondes des dialogues intenses, départagés, critiques, sans fausse pudeur ni recherche d’un consensus béat.
26On voit donc une cartographie dense, enchevêtrée et ramifiée, mais pour autant riche de réseaux et liens à travers le monde. En même temps, encore et toujours, on constate une certaine fragilité académique qui tient à ces objets d’étude et une marche en avant de l’information-communication dans le monde qui la rend aussi passionnante que contestable, mais aussi un impératif qui fixe sans cesse à cette communauté de savoir se dépasser tout en restant soudée, d’être plus grande que ses propres débats internes tout en les nourrissant, ce qui n’est pas l’un des moindres enjeux.