CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lyonnais, né dans un milieu catholique pratiquant, Émile Poulat combine ses études universitaires aux facultés de lettres de Paris et de Strasbourg et son apprentissage de la théologie au séminaire. Il a vingt ans quand le régime de Vichy pactise avec l’occupant nazi et doit partir en Allemagne en 1943 pour effectuer le service du travail obligatoire (STO) qu’encouragent les évêques. Il refuse et entre dans la clandestinité, change de nom et enseigne les lettres dans un collège de Saint-Gervais (Haute-Savoie). La guerre terminée, ordonné prêtre en 1945, il se rend à Fribourg-en-Brisgau, comme lecteur de français et y soutient sa thèse de théologie (1950). De retour, il participe à l’aventure des prêtres-ouvriers, dont il sera l’historien et le sociologue, en travaillant dans une compagnie d’assurance et dans divers laboratoires, durant quatre ans. En 1955, changement de cap : il se marie avec Odile (qui décédera en 2010) et entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) dans le laboratoire de Gabriel Le Bras et débute ainsi sa longue carrière de chercheur en « sciences des religions ». C’est là qu’il rencontre Henri Desroche (1914-1994) au parcours similaire, ancien dominicain, marié et père de famille, sociologue des religions, du développement, de la coopérative, de l’utopie (il lui consacrera un livre collectif, Henri Desroche, un passeur de frontières, L’Harmattan, 1997). Tous les deux travailleront sur l’association ouvrière (Études sur la tradition française de l’Association ouvrière, Minuit, 1955) et sur Fourier (Émile Poulat éditera Les Cahiers manuscrits de Fourier, Minuit, 1957). Dans ses Mémoires d’un faiseur de livres (Lieu commun, 1992), Henri Desroche attribue la paternité du livre-document, Les Prêtres-ouvriers (Minuit, 1954) à Émile Poulat « auteur ultérieur, précise-t-il, de deux autres pièces maîtresses : Journal d’un prêtre d’après-demain, Casterman, 1960 ; et surtout Naissance des prêtres-ouvriers, Casterman, 1965 [...] ».

2Dans l’« Avant-Propos » à la seconde édition de cet ouvrage (Cerf, 1999), il confie que le premier tirage de 4 500 exemplaires a été vite épuisé et dans la « Préface », datée de 1964, il explique la difficulté à être historien d’un mouvement si proche et encore présent tout en en faisant partie… Il expose alors le déroulé démonstratif de son ouvrage : « Nous avons donc voulu recueillir une expérience, et non en rechercher les arrière-plans, les conditionnements ou les implications, moins encore en proposer une explication. Trois parties, qui auraient pu faire trois livres, se divisent l’ouvrage : ce sont trois séries chronologiques, qui ne sont pas sans rapport dialectique latent. La première, “le mur de la séparation”, tourne autour de l’abbé Godin et des questions soulevées par son livre, La France pays de mission ?, devant la déchristianisation du milieu populaire et l’involution du milieu chrétien. Dans la deuxième partie, au contraire, “le brassage de la guerre”, il semble que ce mur ait été brusquement abattu : soldats, prisonniers, déportés, travailleurs civils, il n’y a plus qu’un même milieu, régi par d’identiques conditions de vie. Avec la troisième partie, dans la paix revenue, le mur a retrouvé toute sa réalité et les premières équipes s’aventurent à la franchir : c’est “la recherche du contact”. » On devine la maîtrise des données, la clarté de l’exposé, la pertinence des questionnements et le sérieux de l’investigation, sans oublier l’honnêteté de la démarche. Émile Poulat refuse le trait de plume facile, il préfère la formulation la plus juste. D’où, certainement, des livres épais, bardés de références… Dans la bibliographie de ce même livre, il indique Les prêtres-ouvriers (Minuit, 1954) sans nom d’auteur, même si c’est lui qui en fut le « nègre », en précisant qu’un tirage de 100 exemplaires avait été fait par le Seuil, afin de collecter les corrections éventuelles et les ajouts des prêtres-ouvriers enquêtés. L’importance des modifications découragea l’éditeur qui laissa Minuit le produire et le vendre à 12 000 exemplaires (sans compter les traductions anglaise et allemande).

3Outre cette somme sur les « prêtres-ouvriers », l’œuvre d’Émile Poulat concerne l’exploration du catholicisme de la fin du xixe au début du xxie siècle, en commençant par l’analyse du « modernisme » et de sa « crise » (1902-1907), le débat Harnack/Loisy, ses effets sur leurs descendances, les apports critiques de l’abbé Morel, de l’abbé Frémont, de Monseigneur Mignot, de Maurice Blondel, la controverse Hügel/Wehrlé, etc. Comment la théologie catholique répond-elle aux études savantes, universitaires, inaugurées par Ernest Renan avec la publication de sa Vie de Jésus en 1863 ? Ce gros livre est un miracle d’intelligence, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste est publié par l’éditeur de Tintin, Casterman, qui très rapidement épuise les 2 200 exemplaires du premier tirage de 1962. Dans le substantiel « Avant-propos » de la troisième édition (Albin Michel, 1996), l’auteur note : « Le drame de la pensée chrétienne tient à ce que l’intelligence contemporaine en corps a désappris à penser théologiquement tandis que les théologiens continuaient à penser entre eux. Quelques hirondelles ne font pas le printemps. » Déjà, cette « crise » en annonçait d’autres, qui témoignent, chacune différemment, des évolutions de la société que l’Église n’arrive pas vraiment à analyser en « temps réel », d’où des décalages, des incompréhensions, des oppositions. Le prêtre-ouvrier cherche à répondre aux changements qui affectaient la vie quotidienne des ouvriers à l’heure du taylorisme, de l’automatisation, de la déqualification (L’appel de la JOC, Cerf, 1986) et aussi de l’extension du consumérisme. Cet intérêt pour les formes de modernisation de la société est une constante chez Émile Poulat, ce qui fait de lui un des rares observateurs de la modernité-monde en acte (Modernistica. Horizons Physionoies Débats, Nouvelles Éditions latines, 1982 ; Où va le christianisme ? À l’aube du troisième millénaire, Plon, 1996). Ainsi est-il un des premiers à tenter de mesurer les effets de l’urbanisation des mœurs, par exemple, sur les pratiques religieuses, la pastorale, la paroisse, la liturgie, etc. Ces deux contributions, « La découverte de la ville par le catholicisme français contemporain » (Annales, n° 6, 1960) et « Les nouveaux espaces urbains du catholicisme français » (Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXX, 1961), semblent bien solitaires en ce domaine, tant la sociologie urbaine ne se préoccupait pas alors de la dimension religieuse des transformations sociales et de l’impact de celles-ci sur celle-là ; quant à l’autorité ecclésiastique, elle demeurait rurale… Curieusement, il reste à l’écart de Vatican II, dont il ne perçoit pas l’originalité. Il en prendra la mesure plus tard. Parmi ses préoccupations, liées à l’individualisation rampante des croyances, l’on trouve la laïcité.

4Avec Liberté, laïcité (Cerf-Cujas, 1988), La Solution laïque et ses problèmes. Fausses certitudes, vraies inconnues (Berg international, 1997), Notre laïcité publique (Berg international, 2003), Scruter la loi de 1905. La République française et la religion (Fayard, 2010) et Notre laïcité ou les religions dans l’espace public (entretiens avec Olivier Bobineau et Bernadette Sauvaget, DDB, 2014), Émile Poulat s’affirme comme étant le penseur de la laïcité à-la-française. Dans son dernier ouvrage, il remarque qu’« Hormis l’édit de tolérance tardif pour les protestants et le ghetto juif, il fallait être catholique pour être français, alors que le régime de laïcité fait place à tous : en ce sens, il inclut. » Plus loin, il observe : « Auparavant la religion catholique était publique, une affaire d’État, et la liberté de conscience une affaire privée. C’est désormais l’inverse : la religion est privée, et la liberté de conscience est publique, assurée par l’État. La laïcité est la lutte pour ce renversement de situation. »

5Auteur de 33 livres, de plusieurs centaines d’articles érudits et de plus de 2 000 recensions d’ouvrages, Émile Poulat est un travailleur intellectuel qui ne connaissait pas le dimanche ! Il était particulièrement gentil, bon, attentionné, comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises et en particulier lors de la fin de vie de son épouse… Émile Poulat souscrivait aux intentions de la communauté Sant’Egidio fondée en 1968 à Rome par Andrea Riccardi (né en 1950), devenu historien des religions et même ministre dans le gouvernement Monti, à savoir la lutte contre la pauvreté urbaine, l’abolition de la peine de mort partout au monde, l’accueil des populations nomades, l’accompagnement des personnes âgées et la culture populaire. Des ambitions simples, pour l’apôtre de la laïcité…

Références bibliographiques

  • Naissance des prêtres ouvriers, Paris, Casterman, 1962.
  • Intégrisme et catholicisme intégral, Paris, Casterman, 1969.
  • Catholicisme, démocratie et socialisme, Paris, Casterman, 1977.
  • Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Casterman, 1977.
  • L’Ère postchrétienne, Paris, Flammarion, 1994.
  • L’Université devant la mystique, Paris, Salvator, 1999.
  • La Question religieuse et ses turbulences, Paris, Berg international, 2005.
  • Aux carrefours stratégiques de l’Église de France, Paris, Berg international, 2009.
Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est professeur des universités (Institut d’urbanisme de Paris/Upec). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Urbanisme c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011), Repenser l’urbanisme (dir., Infolio, 2013) et Désastres urbains (La Découverte, 2015).
Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0308
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