1Un paradoxe concerne le statut de l’information et de la communication dans nos sociétés. Elles sont aujourd’hui au centre des industries les plus puissantes du monde, le symbole de toutes les modernités. Et pourtant, des années 1950 jusqu’à la fin du xxe siècle, malgré leurs succès, tant du point de vue des valeurs que des techniques, elles n’ont pas été reconnues comme un changement radical. Rarement comme un objet digne de connaissance, peu comme un champ de connaissance. Encore moins comme une science. Très rarement comme un enjeu de pouvoir...
2Pour comprendre ces contradictions, il a fallu ce que j’appelle le tournant communicationnel, c’est-à-dire l’intégration lente de la communication comme changement déterminant dans nos sociétés occidentales, et sa légitimité progressive. Ceci en quatre temps (cf. Penser la communication, 1997).
3Le tournant communicationnel (1960-1970).
4Il est lié au thème de la « libération individuelle », avec la linguistique, la psychanalyse, le structuralisme et l’essor des médias de masse. La société s’ouvre.
5La révolution des techniques (1970-1980).
6Les rapports humains et sociaux changent, notamment avec la révolution des mœurs et la modification des rapports hommes/femmes. L’arrivée de l’ordinateur contribue à modifier le travail et la vision du monde.
7La révolution de l’information (1980-2000).
8Le tertiaire triomphe par rapport au déclassement du monde industriel et rural, avec le thème du village global, l’arrivée des réseaux, et finalement d’Internet. Le sentiment de changer rapidement d’époque s’installe.
9Communication, altérité, négociation (2000-…).
10La mondialisation des technologies de la communication révèle progressivement l’importance de la diversité culturelle et de l’altérité. Mais pour l’instant, c’est le triomphe de l’information. Néanmoins, le succès des grandes bases de données et la généralisation d’Internet posent progressivement la question de la régulation des systèmes d’information et des limites de la « révolution de l’information ». L’incommunication due au décalage entre la vitesse de l’information et la lenteur de l’intercompréhension réintroduit la question de la communication, de l’altérité et de la négociation. Progressivement, on réalise que la relation est plus complexe que le message. On devine qu’il faut autre chose que le village global technique. On rêvait d’un monde interactif. Il se couvre de murs physiques, réels et symboliques.
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12Cinq caractéristiques définissent ce tournant communicationnel, c’est-à-dire la redécouverte au-delà de la performance des outils, de la difficulté d’intercompréhension des Hommes, de la réalité de l’incommunication, et du poids croissant de la négociation dans la communication.
13En un mot, le passage de la vitesse de l’information à l’incertitude de la communication, toujours enracinée dans les rapports sociaux. Non seulement on peut se retrouver libre mais seul, avec les solitudes interactives, mais l’omniprésence des supports d’information ne suffit pas à créer une communication plus aisée. Et surtout, la difficulté de la communication interculturelle augmente, à la vitesse de l’interconnexion des réseaux mondiaux. Bref, « l’information n’est pas la communication ».
141. Progressivement, on réalise que l’Homme est plus compliqué que la technique, ou plutôt que dans la communication, le plus simple concerne la technique, le plus compliqué les Hommes, les cultures, les sociétés. Au bout des réseaux, il n’y a pas d’autres réseaux, mais l’infinie diversité culturelle.
152. Conséquence ? La problématique de la communication est toujours plus difficile que celle de l’information, et au-delà de la performance des outils, on voit poindre l’incommunication, qui devait justement disparaître avec les mêmes technologies…
163. Le récepteur. On le croyait « en ligne ». Il s’avère de plus en plus imprévisible. Communiquer, ce n’est plus transmettre un message entre l’émetteur et le récepteur, avec des performances techniques et une intercompréhension croissante. C’est découvrir, au contraire, l’importance de la négociation et du temps de la communication.
174. L’altérité, longtemps sous-estimée, ou plutôt on pensait qu’elle serait soluble dans l’abondance d’interactions. Au contraire, elle revient au premier rang dans la réalité. L’efficacité des supports d’information, la liberté et la démocratisation de leur usage, ne suffisent pas à créer cet « homme augmenté, interactif, universel ». La mondialisation des supports d’information n’apprivoise pas l’incommunication culturelle.
185. Résultat ? L’idéal d’échange et de partage s’avère insuffisant. La transmission et l’interactivité, comme l’accès aux grandes bases de données, relèvent les limites, voire les conflits d’intercompréhension. Les thèmes de l’incommunication, puis de la négociation s’imposent lentement, ainsi que celui de la cohabitation, tant au plan interpersonnel que culturel.
19Incommunication, négociation, cohabitation : voilà les trois maîtres mots du xxie siècle.
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21La communication, après avoir été réduite à la performance technique, retrouve son autonomie, ou plutôt oblige à une réflexion théorique. Le changement, c’est le grand écart entre l’ouverture du monde, la revendication croissante des identités culturelles et l’augmentation de l’incommunication.
22Un monde avec en réalité trois dimensions : l’ouverture économique et technique ; la montée de la visibilité des inégalités économiques et sociales ; la tentation de fermeture culturelle, en tout cas l’obligation croissante de les respecter.
23L’horizon normatif du village global s’estompe. C’est en cela que l’on peut parler d’un tournant communicationnel. On pensait voir s’installer la révolution mondiale de l’information avec la vitesse des réseaux, le multibranchement, les promesses de l’homme augmenté et des objets interconnectés, on découvre une difficulté croissante à se comprendre, et surtout à se tolérer. La communication, comme enjeu politique de paix, met au centre la négociation et prend le pas sur les performances et la vitesse de l’information, sa transmission et l’interactivité.
24On en est là face à une lente prise de conscience. Avec la révolution culturelle et technique de l’information, on a fait le plus simple. La vitesse de l’information au niveau mondial ne suffit pas à le rendre plus transparent ou plus compréhensible. Les difficultés de l’intercompréhension progressent avec les performances techniques et remettent au centre les problématiques culturelles, dont on avait pensé qu’elles se dissiperaient dans la « révolution digitale ». Avec l’information, tout s’est progressivement simplifié. Avec la communication, tout se complique.
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26Le retour de la communication, comme enjeu politique et culturel, au-delà de l’économie de l’information, ne crée donc pas une réalité plus simple. Au contraire. C’est ce que l’on voit avec la montée en puissance des industries impériales du xxie siècle. Toutes combinent information et communication, et cherchent à lisser les obstacles. Elles caractérisent la « modernité », recherchée par tous les États, et notamment les jeunesses du monde qui en font leur horizon utopique et politique, à la hauteur d’un univers ouvert, et en réseau, auquel ils accèdent naturellement.
27Il s’agit des industries de l’information, de la communication, de la culture et de la connaissance. Aujourd’hui largement dominées par les États-Unis, elles sont au cœur des rapports de forces économiques et culturels pour au moins les vingt années à venir. Avec au centre, la bataille pour la diversité culturelle.
28Reconnaître la diversité culturelle obligera demain à ce que les États soient plus respectueux des langues, cultures, représentations qui structurent un monde certes tout petit physiquement, mais très divers du point de vue de la réalité et des revendications culturelles.
29Le monde interactif et rapide de l’information doit composer de plus en plus avec la contrainte du respect de la diversité culturelle et de ses lenteurs. L’horizon des cultures n’est pas « la modernité » ! D’ailleurs, cette question de la diversité culturelle a été reconnue comme essentielle il y a dix ans. Y a été signée à Paris, à l’Unesco en 2005, cette fameuse Convention pour le respect de la diversité culturelle, ratifiée aujourd’hui par plus de 130 États et qui représente l’engagement normatif le plus solennel et contraignant de la communauté internationale à l’égard de la diversité culturelle.
30Cependant, dans les faits, la mise en place de cette convention est quasiment à l’arrêt tant les États savent que la diversité culturelle deviendra incontournable mais qu’elle est également explosive. En tout cas, la mondialisation de l’information ne pourra plus se faire demain en oubliant le brûlot de la diversité culturelle.
31Et c’est là où l’on retrouve le poids de ces industries impériales du xxie siècle. Bien sûr, elles ne parlent elles-mêmes que de « diversité culturelle », mais leur poids technique et économique est tel qu’il y a loin des mots aux réalités. Ceci explique cela, c’est-à-dire que les États-Unis, première puissance mondiale de ces quatre industries, ne sont pas pressés, en réalité, d’admettre la nécessite du pluralisme dans ces industries…
32La bataille ne fait que commencer.
33On retrouve à la fois le carré des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et le carré des connaissances. Celui-ci distingue quatre logiques : « épistémologie », « controverses », « industries de la connaissance », « rapports sciences, sociétés », sans oublier la transversale « culture et mondialisation » (cf. Indiscipliné. La communication, les hommes, la politique, 2012).
34Ces quatre industries impériales sont directement en relation avec les quatre angles du carré des connaissances ! C’est en cela que la diversité culturelle et la communication se retrouvent au centre des enjeux économiques, intellectuels et politiques du xxie siècle. Le défi n’est pas seulement la complexité de la communication, ni l’obligation de la diversité culturelle, mais peut-être surtout que ces industries de l’information, de la culture, de la connaissance et de la communication ne soient pas trop monopolistiques. Que l’on introduise ici du pluralisme afin d’éviter que tout en portant des valeurs d’émancipation, ces industries deviennent justement des industries impériales.
35La mise en garde, et la réflexion, sont d’autant plus nécessaires rapidement qu’il y a une sorte d’adéquation « naturelle » entre les mastodontes du GAFA et les industries de l’information, la culture, la connaissance et la communication.
36Que l’on en juge :
– Google pour la connaissance
– Facebook pour la communication
– Amazon pour la culture
37Il y a donc une sorte de « rencontre » entre le carré des connaissances des sciences de la communication et les industries impériales du xxie siècle et les GAFA. Il faudra sans doute beaucoup d’intelligence, d’innovation et d’esprit de compréhension pour éviter que les relations entre le carré des sciences de la communication, les industries impériales et les acteurs du GAFA ne débouchent sur autant de conflits. Il faudra bien apprendre à se parler, à échanger et… négocier.
38Qui pourrait dire encore que le tournant communicationnel du xxe siècle n’est pas à l’origine d’une des grandes ruptures du xxie siècle ?