CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour qui veut réfléchir sur le rôle et les effets des dispositifs de communication (éléments matériels et idéologiques) dans les processus de cohésion et de développement social, il importe d’identifier les éléments de description et d’analyse des phénomènes, aussi bien dans leurs modes de production, de diffusion et de réception que dans leur dimension symbolique. Cette approche doit impérativement situer, dans leurs contextes politique, social et culturel, les deux types de mutation profonde qui se sont manifestés au cours de la seconde partie du xxe siècle dans les pratiques, les usages et les savoirs. Le premier concerne les transformations des techniques, des attentes sociopolitiques et des temps des phénomènes de communication. Le second est relatif à l’évolution des connaissances et des disciplines qui prennent comme objet les phénomènes de communication. Ce champ implique aujourd’hui de poser la question des critères de scientificité pertinents pour les phénomènes sociaux qui mobilisent désirs, attentes, imaginaires et formes symboliques.

2Pour préciser mon point de vue, je souhaite m’inspirer de l’approche de Michel de Certeau, telle que la restitue Luce Giard (1990) dans son très beau texte, « Histoire d’une recherche », qui présente la nouvelle édition de L’Invention du quotidien. Pour Certeau, « les données chiffrées n’ont d’autre validité et pertinence que celles de leur recueil. […] Historien, il était armé pour résister aux illusions de la scientificité par le nombre, les tableaux, les pourcentages. Analyste de la culture, il n’avait aucune raison d’accepter ici ce qu’il avait refusé là. » (Ibid.)

3La première question que je souhaite aborder, en la situant dans une histoire courte, celle des quarante dernières années, est relative au couple information/communication dans son rapport aux phénomènes symboliques. Les tendances qui étaient déjà largement perceptibles depuis les années 1980 – convergence entre informatique, audiovisuel et télécommunication ; industrialisation et mondialisation des industries des contenus ; utilisation des manifestations culturelles dans des stratégies de communication institutionnelle – ont amplifié les recoupements entre phénomènes de communication et phénomènes culturels.

4La seconde question envisage un dépassement de la coupure culture/science. En effet, sciences de la nature et sciences humaines et sociales sont de plus en plus sollicitées pour orienter la décision publique. La détermination de leurs spécificités et de leurs relations est une exigence. Leur articulation à propos des phénomènes de communication est un impératif tant ces phénomènes relèvent de la technique, de l’économie, de la sociologie, de la pyschosociologie, etc.

Culture et communication : les deux faces d’une même configuration

5Dans la dernière moitié du xxe siècle, les faits de culture et les faits de communication, concrétisés à travers des comportements, des relations interpersonnelles, des produits et des institutions sont devenus des éléments spécifiques du développement économique. Aujourd’hui, dans une société livrée à des exigences d’immédiateté et d’efficacité, les techniques de communication visent à mobiliser des comportements de l’ordre du réflexe social conditionné. Pourtant, de nombreuses pratiques culturelles échappent à cette détermination, et de nouvelles médiations sont venues construire des liens entre le sujet de parole et la société.

6Contrairement à Régis Debray, je n’établis pas de distinction d’essence entre transmission et communication : la première est, à ses yeux, transport dans le temps ; la seconde, transport dans l’espace (Debray, 1997). Debray (1994) dénie « aux catégories reçues de la communication » la possibilité de penser les phénomènes de transmission dans leurs rapports au support matériel, le médium. Il ne voit, dans les travaux inscrits sous la rubrique sociale « information et communication », qu’une mise en œuvre de la notion « d’acte de communication, entendue comme relation duelle et ponctuelle entre un pôle émetteur et un pôle récepteur, avec seulement un code commun aux extrémités de la ligne… » (Ibid.). Il se contente d’envisager le concept de communication à partir du paradigme réducteur de la transmission d’une information selon le modèle ternaire de l’émetteur, du message et du récepteur. Ce paradigme issu de la théorie mathématique de l’information et des conceptions comportementalistes fondées sur le processus du stimulus-réponse est évidemment bien trop schématique pour décrire et comprendre les phénomènes de communication. En réalité, il faut considérer la communication comme un phénomène premier qui fait accéder à l’existence la connaissance et la transmission d’une expérience, qui sans elle retournerait à l’oubli (Caune, 2006a).

7Les discours institutionnels conçoivent, trop souvent, la communication comme un outil dans un monde de choses d’où semblent avoir disparu les liens d’appartenance. L’individu est alors essentiellement convoqué comme agent ou récepteur d’une action rationnelle définie par la réalisation d’un but. Certes, l’homme « sans qualité », l’homme ordinaire, est pris en considération, mais il l’est surtout comme sujet de désir, cible de procédures et de dispositifs qui transmettent des messages destinés à être assimilés dans l’immédiateté et dans une prétendue transparence. Et c’est là que réside une profonde ambiguïté : alors que phénomènes de culture et de communication se superposent de plus en plus, une bonne partie de la communication institutionnelle néglige le contexte de réception et l’horizon d’attente de ceux à qui elle s’adresse. Autrement dit, la communication se présente comme un pur objet, un transfert d’information, indifférente au temps et à l’espace d’appropriation des usagers. Ainsi ces processus de la communication sociale occultent généralement ce qui construit le lien social : l’appartenance à une communauté de culture qui n’est pas seulement constituée de signes transmis et partagés mais aussi d’actes de paroles.

8Aucune institution politique, administrative, éducative, aucune activité collective ne peut se soustraire aux techniques de communication (mise en relation, faire savoir, relations publiques) et aux processus de construction de son identité culturelle. Ce phénomène, en expansion, qui se manifeste par des dispositifs diversifiés, n’est pas le simple résultat du développement des techniques numériques de la communication, il est aussi le fait d’une nécessité de légitimation de plus en plus forte des institutions auprès de publics de plus en plus segmentés et de plus en plus indifférents ou critiques. Les transformations qui affectent l’ensemble des médiations entre, d’une part, les institutions politiques, sociales et culturelles et, d’autre part les citoyens, ne sont pas étrangères à cette prolifération des communications institutionnelles. Dans le même temps, ces mêmes institutions sont contraintes, pour les mêmes raisons, de rendre cohérentes leurs identités et les images qu’elles cherchent à diffuser. Et c’est à travers le processus de construction d’une culture singulière que cette cohérence peut se manifester.

9Culture et communication forment un étrange couple. L’une ne va ni ne s’explique sans l’autre. Aucune figure de la dualité, complémentarité, opposition ou différence, ne satisfait le rapport d’inclusion réciproque qui fait qu’un phénomène de culture fonctionne aussi comme processus de communication ; qu’un mode de communication soit aussi manifestation de la culture.

L’approche culturelle de la communication

10Le rapprochement entre les notions de culture et de communication n’est pas de l’ordre des circonstances historiques ou techniques, même si l’industrialisation de la culture et le développement des communications de masse ont contribué à déplacer les frontières, à échanger les acteurs, à confondre les fonctions. Les faits de culture comme les modes de communication posent la question des rapports entre individu et société. Si la culture est un fait de société, il n’y a de culture que manifestée, transmise et vécue par l’individu. Si les supports de communication sont propres à une société, les rapports de communication impliquent les individus, par le biais des relations interpersonnelles et par les phénomènes de réception des moyens de communication.

11D’autre part, faits de culture et modes de communication jouent un rôle dans la construction de la réalité sociale et du monde vécu. La convergence des technologies d’information et de communication n’est pas sans effet sur les processus de production et de diffusion du savoir, sur les modes de pensée, sur les loisirs et plus généralement sur les comportements et les identités culturelles.

12La culture comme la communication ne peuvent négliger le contexte de réception ni ignorer l’horizon d’attente de ceux à qui elles s’adressent [1]. L’horizon d’attente, comme notion, implique la prise en compte de l’expérience temporelle du vécu de la personne. Il est « transsubjectif » : commun à l’auteur et au récepteur. Dessiné par l’opposition entre fiction et réalité, monde imaginaire et réalité quotidienne, l’horizon d’attente est le lieu où se rejoignent tradition et transmission. Deux conceptions alternatives de la communication sont particulièrement vivantes dans la culture américaine au xixe siècle, toutes deux dérivant d’une origine religieuse : un point de vue de la transmission et un point de vue « rituel » (Carey, 1989).

13Le premier point de vue conçoit la communication comme le processus de transmission et de distribution de messages en vue du contrôle de l’espace et de son peuplement. Cette vision a, certes, des motivations politiques et marchandes, mais pour ce qui est de la culture américaine, le premier motif de cette conquête de l’espace est porté par les puritains de la Nouvelle-Angleterre, désireux d’échapper au Vieux Monde pour créer une nouvelle vie et fonder une Nouvelle Jérusalem. Avant de devenir, sous les effets de la technique et de la sécularisation, un phénomène de transmission technique, cette idée de « transport », en particulier, lorsqu’elle conduit les communautés chrétiennes venues d’Europe au contact de communautés païennes a de profondes implications religieuses.

14Le deuxième point de vue signalé par Carey comme « rituel » – et que nous pourrions qualifier de « culturel » – vise à organiser le processus de partage de la croyance dans le temps, et non dans l’espace. Il envisage la communication comme la construction et le maintien d’un ordre signifiant sur le plan culturel. Cette approche privilégie les processus symboliques qui projettent les idéaux de la communauté et les incorpore sous des formes matérielles et artificielles : danse, théâtre, cérémonies, récits, etc.

15Carey remarque que ce deuxième point de vue de la communication est loin d’être dominant dans l’étude des médias. Ce point aveugle résulterait de la fragilité et de l’évanescence de la notion de culture dans la pensée américaine. Lorsqu’elle se tourne vers elle-même, la pensée américaine dissout la notion de culture dans une catégorie résiduelle, utilisable uniquement lorsque les données psychologiques et sociologiques sont exploitées. L’explication donnée par Carey n’est pas sans intérêt. Entre autre, le désintérêt vis-à-vis de l’idée de culture, dans la conception dominante de la communication, serait le fait d’un individualisme obsessionnel qui donne à la vie psychologique une dimension primordiale et d’une séparation entre science et culture : la science produisant la vérité, alors que la culture relèverait de l’erreur ethnocentrique.

Quelle scientificité pour les phénomènes culturels et communicationnels ?

16Les changements du mode de communication ont toujours joué un rôle essentiel dans le développement des processus cognitifs, dans l’accroissement du savoir et des capacités qu’ont les hommes à le stocker, l’enrichir et le diffuser. Dans son ouvrage L’Engrenage de la technique, André Lebeau note que dans le domaine du stockage et du traitement de l’information, l’exploitation des propriétés de la matière, dont la connaissance a été acquise au cours de la seconde moitié du xxe siècle, a donné lieu à un « effet d’interaction entre connaissance scientifique et évolution technique qui est sans doute le plus important de ceux qui sont intervenus dans l’époque contemporaine » (Lebeau, 2005). Sur le plan de la culture, les techniques d’information et de communication (TIC) ont également joué un rôle considérable et bien connu dans la transformation des pratiques, qu’elles soient de production ou de réception. Elles ont contribué à construire l’espace public, à orienter les rapports sociaux, à participer à l’élaboration des contenus de pensée et à la production des formes symboliques qui permettent l’identification de l’individu à des valeurs collectives.

17Sur un autre plan, la culture scientifique et technique (CST), dans sa genèse dans les années 1960, a recouvert des discours d’accompagnement du changement socio-économique. Elle doit aujourd’hui s’appréhender à travers les différentes thématiques qui se sont succédé, ces cinquante dernières années, autour :

  • de l’adaptation au changement socio-économique, dans les années 1960 ;
  • de l’innovation et de la créativité, dans les années 1970 ;
  • de la performance et de l’efficacité, dans les années 1980 ;
  • de la globalisation et de la réponse à la crise, dans les années 1990 ;
  • de la crise de confiance dans les applications de la science, thématique synchrone, d’ailleurs, aux discours de la promesse sur les effets espérés, dans ce début du xxie siècle [2].

18Jean-Marc Lévy-Leblond (1996) relève trois paradoxes des sciences de la nature dans ce qu’il appelle les « défisciences ». Le premier est le paradoxe social posé par les savoirs technoscientifiques qui, après avoir acquis une efficacité considérable, se montrent de moins en moins opératoires pour aborder les problèmes socio-économiques de l’humanité. Le second, le paradoxe épistémologique, se manifeste par l’éclatement et la parcellisation des disciplines scientifiques, accompagnés d’une absence de synthèse et de refonte des frontières déterminées depuis plusieurs décennies. Le troisième paradoxe est, lui, de nature culturelle. Le constat est celui d’une science qui n’a jamais disposé d’autant de moyens de diffusion, alors que la rationalité scientifique demeure sans prise sur les idéologies qui la refusent ou la récupèrent.

19Les processus de communication et les manifestations culturelles ont acquis une dimension opératoire dans la vie politique et économique : ils ont été instrumentalisés en modes d’intervention et de régulation sociales. Ainsi, après la crise politique et sociale de 1968, la culture et la communication apparaissent comme deux terrains privilégiés pour promouvoir un changement social. Comment établir les rapports structurels entre phénomènes culturels et processus communicationnels ? La question est d’ordre épistémologique : elle implique de rechercher une articulation qui croise concepts, objets de connaissance et disciplines. Les archipels dans lesquels se répartissent les objets de discours et les conditions d’énonciation, relatifs aux pratiques culturelles et aux processus de communication, sont bien souvent cartographiés et étudiés à partir de règles de formation voisines et imbriquées.

Les lieux des discours savants

20Il existe au moins deux grandes perspectives, deux « formations discursives », au sens où Foucault l’entendait, où se croisent, se chevauchent, s’hybrident les discours savants sur la culture et la communication. [3] Une première perspective a été tracée par la pensée anthropologique et philosophique contemporaine qui s’interroge sur l’expérience vécue dans la relation du sujet de parole au monde social. Ces discours cherchent à identifier ce qui, dans le champ de la culture, prise au sens large, concerne les échanges symboliques. Une seconde perspective, plus empirique, se dessine dans les discours qui prennent directement pour objets de connaissance les phénomènes culturels et communicationnels du point de vue des supports, des acteurs, des effets sur les récepteurs, des mises en formes, etc.

21Je souhaite rappeler brièvement ce qu’ont pu apporter les sciences de l’information et de la communication (SIC) dans cette seconde perspective. J’utiliserai le terme générique de SIC au-delà de sa définition académique française. Pour le dire rapidement, il s’agit d’un ensemble de points de vue théoriques sur des objets multiples, saisis à travers des approches concrètes, sinon empiriques, à partir de problématiques transversales et selon des méthodologies interdisciplinaires. Sans privilégier un paradigme, ce qui donne à ces points de vue une dimension communicationnelle relève de l’accent porté : 1) sur la relation entre les éléments constitutifs de la totalité, au détriment de leur forme ou de leur substance ; 2) sur les conditions de l’énonciation dans la relation sujet-sujet, médiée par la technique ; 3) sur les logiques d’acteurs, d’usages et de réception inscrites dans un champ social ; 4) sur la compréhension du message, de l’acte ou de l’événement, à partir d’un cadre de référence, qu’il soit qualifié de milieu culturel, de forme symbolique ou encore de structure.

22Les rapports entre les notions polysémiques de culture et de communication se configurent dans le champ des SIC autour de discours qui traitent des mêmes objets tels que : les médias, les pratiques et les politiques culturelles, les objets artistiques, les politiques de communication, etc. Le domaine de la culture – extensif, ambigu et polémique – doit être éclairé tant dans ses éléments constitutifs et leurs relations que dans ses formes et ses processus. Le bénéfice théorique attendu doit venir d’une compréhension du fait culturel comme « fait social total », au sens qu’en donnait Marcel Mauss à propos du don. En effet, le phénomène culturel ne saurait être compris dans la juxtaposition, d’une part, des conditions sociales qui le déterminent et, d’autre part, des processus psychiques et symboliques qui lui donnent une signification pour le groupe. La culture n’existe comme fait total qu’en raison de sa manifestation comme expression d’une expérience individuelle dans laquelle se combinent psychisme et corporéité, signes et comportements, valeurs et normes. L’appréhension de la culture comme un ordre social qui fait appel à l’attente plus qu’à la contrainte ; qui modèle l’univers de significations que chacun peut se construire à la faveur de ses relations avec autrui et qui organise les pratiques interpersonnelles par la médiation de supports techniques doit éclairer « l’instant fugitif où la société prend » par les apports des SIC.

23Pour suivre la proposition de Foucault concernant les formations discursives, il peut être éclairant de passer en revue les quatre éléments qui les caractérisent.

Les objets des discours

24Les discours portent sur des objets qui peuvent se décrire comme des comportements dans les territoires urbains (culture « nomade », « techno » de banlieue, etc.), des signes qui fonctionnent comme des emblèmes de reconnaissance, des institutions qui produisent et transmettent des récits sur le monde ou encore des produits dont l’usage fait appel à l’imaginaire et au symbolique.

Les conditions d’énonciation

25Pour ce qui est des conditions d’énonciation des discours, savants ou politiques, qui formulent les injonctions à construire une société de communication, elles s’inscrivent dans un horizon d’attente qui marque autant les pratiques culturelles que communicationnelles. D’une manière générale, les conditions d’existence sont liées à une société industrielle et urbaine qui découvrait à la fois le pouvoir des médias de masse et les effets de la triple crise sociale, économique et culturelle, apparue progressivement avec le début des années 1970.

Les thématiques

26Les thématiques communes à la culture et à la communication conjuguent aspirations et craintes, nostalgies et objectifs politiques. Elles se développent autour de la démocratisation et de la création, dans les années 1960 ; du développement culturel, dans les années 1970 ; de la performance, l’image, l’individualisme, dans les années 1980 ; de l’intégration, du lien social et de la fracture sociale, dans les années 1990. Elles focalisent des attentes et confèrent une dimension opératoire aux TIC, en actualisant les utopies de transparence et de globalisation énoncées par la cybernétique, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les concepts

27Les territoires de la culture et de la communication ont été éclairés par un grand nombre de concepts proposés par les disciplines des sciences humaines et sociales. En particulier, la linguistique structurale a fourni des couples d’opposition conceptuelle qui peuvent s’appliquer à l’un ou l’autre de ces territoires (contenu/forme ; signifiant/signifié ; code/performance). Aucun de ces couples n’est réellement pertinent pour différencier culture et communication (Caune, 2006a). La question qui se pose est de savoir si la communication peut être examinée comme un ensemble de savoirs multiples et spécialisés autour de concepts communs. En effet, il ne suffit pas de déclarer que la communication doit être envisagée comme une pluri-, inter- ou trans-discipline : encore faut-il proposer un mode d’organisation et d’articulation entre ces savoirs.

Noyau épistémique et forme symbolique

28Dans le colloque intitulé, Technologies et symboliques de la communication (1990), Lucien Sfez, son organisateur, posait la question : « Peut-on tracer une configuration d’une épistémè à partir du noyau-thème de la communication et se demander s’il n’y a pas là une épistémè en formation qui pourrait devenir le cadre de référence de générations de chercheurs ? »

29Sfez refusait toutefois d’envisager la communication comme un simple ensemble de savoirs multiples et spécialisés autour de concepts communs formant une configuration épistémologique. Il concevait la communication comme installée dans un continuum qui va du noyau épistémique à la forme symbolique – cette dernière étant définie, au sens de Cassirer et de Panofsky, comme un cadre de représentations qui organisent la vision et la pensée du monde. La notion de forme symbolique, ajoutée à celle de configuration d’épistémè, s’applique également aux domaines d’activités humaines telles que « la perception (vue, ouïe, odorat, toucher), les positions du corps, les mœurs, les façons de table et de parole jusqu’au moindre comportement social et politique » (Ibid.). Cette remarque est d’importance : elle implique la culture vécue dans le même continuum.

30Je ne partage pas les propositions de Sfez concernant le noyau épistémique de la communication, dont les clés seraient la prégnance de l’impératif technologique et celle des technologies de l’esprit ; pas plus que ne me paraît suffisante la détermination de sa forme symbolique dans la notion de « tautisme », néologisme fondé sur la condensation de tautologie et d’autisme, qui conduit à identifier la réalité représentée à la réalité exprimée. À mes yeux, le noyau épistémique de la communication serait plutôt constitué par la pensée de la relation, de l’énonciation et de la dialectique code/message ou, pour reprendre la formulation proposée par Claude Lévi-Strauss (1962), de structure/événement. Pour ce qui est de la forme symbolique, j’irais plutôt la rechercher dans les processus d’hybridation, de collage et de montage (Caune, 2006b). Pourtant, cette réserve est ici secondaire. Ce qui me paraît heuristique dans la proposition de Sfez, c’est la saisie de la pensée communicationnelle comme l’articulation d’une épistémè et d’une forme symbolique. Cette perspective, qui reste à construire, me semble féconde pour plusieurs raisons :

31La première est que cette association vaut également pour la culture, envisagée au sens anthropologique du terme. La seconde est qu’elle permet de mettre en rapport, pour la communication comme pour la culture, une raison intelligible et une raison sensible (Caune, 1997). Cette dernière étant d’ailleurs trop souvent ignorée dans l’analyse de l’efficience des processus de communication. La troisième raison serait à chercher dans le fait que la forme symbolique se réalise par le biais d’une médiation technique de la relation sujet-objet ou sujet-sujet. Enfin, cette association permet de saisir les objets et les processus communicationnels à la fois dans leur détermination de contenus et dans leurs structures formelles qui les inscrivent dans leur milieu d’existence.

32La conception culturelle de la communication est d’autant mieux théorisée qu’elle peut s’appuyer sur une démarche herméneutique fondée par Wilhelm Dilthey et poursuivie par Hans G. Gadamer (1996) et Paul Ricœur (1986). L’apport de Dilthey aux « sciences de l’esprit » est fondamental, dans la mesure où, en réplique au positivisme, il cherche à les doter d’une méthodologie et d’une épistémologie. Toute science de l’esprit – et Dilthey entend par là toutes les modalités de la connaissance de l’homme impliquant un rapport historique et une insertion dans des relations sociales – suppose une compréhension de l’esprit. Les sciences de l’esprit impliquent la capacité de se transposer dans la vie psychique d’autrui. L’homme n’est pas radicalement un étranger pour l’homme, parce qu’il donne des signes de sa propre existence. « Comprendre ces signes, c’est comprendre l’homme. » (Ibid.) Cette perspective herméneutique est fondamentale pour l’analyse de la culture et de la communication. C’est en raison de la nature du psychisme caractérisé par l’intentionnalité, c’est-à-dire la propriété de viser un sens susceptible d’être identifié, que les manifestations culturelles se transmettent et peuvent être analysées.

33Ce détour par la dimension culturelle de la notion de communication, et par celle des manifestations expressives (orale, écrite, plastique, jouée, etc.) et intentionnelles de l’expérience vécue, nous conduit à mettre en évidence trois caractères du phénomène de communication dans son rapport à la culture.

34En premier lieu, l’usage d’un moyen de communication n’a pas seulement pour effet de fournir des données informatives, il est le lieu de participation et d’action à un monde vivant global, ordonné et mis en forme. Configuration de forces actives, la communication nous implique, souvent de manière indirecte, et conduit à assumer notre positionnement social. En second lieu, le processus de communication est la base de toute construction de communauté. John Dewey, un des fondateurs de la philosophie pragmatique, faisait de l’expérience sensible le fondement de la construction de l’être et de sa participation à la culture. Il voyait dans le processus de communication l’origine du lien social, parce qu’elle est le biais par lequel les hommes mettent en commun leurs croyances, leurs aspirations leurs buts (Dewey, 1916). La considération de la dimension culturelle de la communication n’est rien d’autre que la prise en compte du processus symbolique par lequel la réalité se construit, se maintient et se transforme. Ce processus permet la mise en commun de l’expérience sensible et intelligible. Cette conception culturelle de la communication a été développée par les successeurs de Dewey de l’École sociologique de Chicago : de Mead à Cooley en passant par Robert Park jusqu’à Erving Goffman.

35La réalité du monde social n’est pas donnée indépendamment du langage et des formes symboliques. On peut, sans aucun doute, mettre en rapport cette idée de la communication, comme expression première d’une relation qui fait exister le monde, avec la conception du langage développé par Walter Benjamin (2000), dans un de ses premiers textes sur le langage humain daté de 1916. Benjamin, dans une conception « théologique » du langage humain, considérait que toute manifestation de la vie de l’esprit humain peut être conçue comme un langage. La vérité du langage n’était pas à rechercher dans sa dimension instrumentale. « Tout langage se communique en lui-même, il est, au sens le plus pur du terme, le “médium” de la communication » (Ibid.). Benjamin distinguait l’aspect communicationnel du langage de son aspect symbolique ; par ce dernier, le langage est créateur de réalité. Le problème fondamental de la théorie du langage réside dans le fait que l’homme communique sa propre essence dans le langage. Et si, selon Benjamin, le pouvoir magique de nomination a été perdu avec l’épisode de la Tour de Babel, il subsiste néanmoins dans la fonction poétique du langage. Celle-ci, comme le rappelait Jakobson (1973), ne se manifeste pas seulement dans le genre littéraire qu’est la poésie, mais toutes les fois que la communication, quel que soit d’ailleurs le médium, « vise le message en tant que tel », c’est-à-dire que l’accent est mis sur le message pour lui-même.

36L’hybridation de la culture par les technologies de la communication, matérialisée dans des produits et leurs usages, intégrée dans les pratiques des institutions, a été considérée comme une des conditions du développement économique. Le recoupement entre les phénomènes culturels et les techniques de communication a contribué à donner ses caractéristiques au monde industriel occidental. L’industrialisation de la culture et le développement des communications de masse ont contribué à déplacer les frontières, à échanger les acteurs, à confondre les fonctions. Ni le pragmatisme des choix techniques ni l’instrumentalisation des savoirs et des œuvres de l’esprit ne suffisent à expliquer l’émergence de l’industrialisation de la culture dans la perspective d’une diffusion massive des produits, rejoignant ainsi le couple production et consommation de masse de notre société. L’explication par l’émergence d’une nouvelle culture, fondée sur l’image et l’ordinateur, ne vaut guère mieux. La compréhension des processus de communication et des phénomènes culturels implique que soient pris en compte, dans une démarche convergente, raison intelligible et raison sensible.

Notes

  • [1]
    L’horizon d’attente est une notion d’origine philosophique proposée par Husserl et reprise par Jauss, 1990.
  • [2]
    J’ai tenté de traiter ces questions du rapport entre science, technique culture, en particulier en cherchant à inscrire la CST dans ces problématiques, dans Caune, 2013.
  • [3]
    Par « formation discursive », Michel Foucault envisageait le cas d’énoncés dispersés dans lesquels il était possible de déceler une certaine régularité entre des objets de discours, des conditions d’énonciation, des concepts et des choix thématiques (cf. Foucault, 1969).
Français

Réfléchir sur les dispositifs de communication (éléments matériels et idéologiques) dans leurs rapports aux processus de cohésion et de développement social, exige de saisir les mutations profondes, qui se sont manifestés au cours de la seconde partie du xxe siècle, dans les pratiques, les usages et les savoirs. Cette réflexion pose la question des critères de scientificité pertinents pour les phénomènes sociaux qui mobilisent désirs, attentes, imaginaires et formes symboliques. Mon propos concerne, d’une part le couple information/communication dans son rapport aux phénomènes symboliques et, d’autre part, la coupure Culture/Science. Mon hypothèse est que culture et communication sont les deux faces d’une même configuration.

Mots-clés

  • dispositif
  • contexte de réception
  • lien social
  • relation interpersonnelle
  • culture scientifique et technique
  • formation discursive
  • forme symbolique

Références bibliographiques

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  • Sfez, L. et Coultee, G. (dir.), Technologies et symboliques de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1990.
Jean Caune
Jean Caune est professeur émérite d’université, docteur en troisième cycle en esthétique et sciences de l’art (La dramatisation, 1981) et docteur d’État en sciences de la communication (L’action culturelle, 1989). Après des études d’ingénieur chimiste, il s’est engagé dans une carrière de comédien et a exercé une activité de metteur en scène. Il a dirigé l’UFR des sciences de la communication (1991-1998). Il a publié une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles sur la communication, le théâtre et la médiation culturelle.
Courriel : <caunejean@gmail.com>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0272
Pour citer cet article
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