1« On ne peut pas ne pas communiquer », certifie l’école de Palo Alto. L’incommunication est l’horizon de la communication, rétorque D. Wolton. Deux positions irréconciliables ? Oui et non. Oui, car la première approche, d’origine psychothérapique, fait de la communication la règle, et de l’incommunication une pathologie ; tandis que la seconde, anthropologique, fait de l’incommunication la base des relations humaines. En cela, elle est une rupture profonde avec le paradigme cybernétique qui a longtemps nourri les recherches en communication. Il ne s’agit plus de penser la communication comme une utopie (Breton, 2004) – celle de la conjuration de l’entropie – mais de concevoir l’incommunication comme une contrainte sociale s’imposant à tous. Non, cependant, puisque les deux approches ne sont pas uniquement antagonistes : elles sont aussi complémentaires. C’est en tout cas ce que nous voudrions aborder dans cet article qui, s’appuyant sur le principe dialogique cher à Morin (2006), montrera que, à l’image de l’inspiration et de la respiration, l’incommunication ne détruit pas la communication mais est la condition même de son existence. Dans un premier temps, nous préciserons ce que nous entendons par communication et incommunication. Dans un second temps, nous reviendrons sur les apports théoriques majeurs de l’incommunication. Enfin, dans un troisième temps, nous verrons que l’incommunication n’est pas le dramatique horizon de la communication, mais le piment qui en fait toute sa saveur.
Essai de définition
2Dans L’Incommunication (Lepastier, 2013), les auteurs – et en particulier Dominique Wolton – utilisent les termes « communication », « non-communication », « incommunication », « incompréhension » et même « acommunication ». Ces termes ne sont pas consensuels et ne sont pas encore stabilisés. Nous n’entendons donc pas les réifier dans une définition unique et atemporelle, mais nous voulons proposer ici une distinction/articulation permettant de mieux saisir notre propos, espérant ainsi favoriser le travail critique du lecteur.
3– Communication. C’est une relation humaine volontaire (elle est le fruit de la volonté des protagonistes) de partage de sens qui s’inscrit dans une durée (ce n’est pas un processus instantané) et dans un contexte donné entre altérités radicales égales et libres. Elle naît de l’altérité et meurt dans la communion. Ce processus de construction de sens oscille entre deux pôles : le contact (partager le même espace-temps pour le plaisir d’être ensemble) et la réflexion (échanger des informations pour construire un sens commun). Dans le premier cas, on parlera de communication phatique (le sens du partage est justement celui du plaisir de la relation, la relation n’a pas d’autre objet qu’elle-même) ; dans le second cas, celui auquel s’intéressent généralement les chercheurs, de communication réflexive.
4– Incommunication. C’est une communication qui débouche sur le sentiment partagé de ne pas arriver à se comprendre (insatisfaction) ou sur la croyance que l’on est parvenu à se comprendre alors qu’il n’en est rien (malentendu). Elle se distingue de la non-communication et du désaccord (communication ayant abouti à un accord sur le fait qu’on ne soit pas d’accord).
5– Non-communication. Partage d’un même espace-temps entre altérités radicales égales et libres qui ne donne pas lieu à une communication pour deux types de raisons : d’une part, des problèmes qui contrarient la volonté des acteurs de partager du sens – que ces problèmes soient matériels (incompatibilité technique, par exemple) ou sensibles (handicap sensoriel, par exemple) ; d’autre part, la volonté d’un des acteurs de ne pas entrer en communication. La non-communication doit donc être distinguée de l’incommunication, mais aussi de l’acommunication.
6– Acommunication. Le préfixe privatif « a » accolé au mot communication signifie, dans cet essai terminologique, que l’on est en présence d’un processus qui ressemble à la communication mais qui, en réalité, nie l’une de ses composantes essentielles. Pour le dire autrement, l’acommunication est une relation humaine de partage de sens qui s’inscrit dans une durée et dans un contexte donné entre altérités radicales mais qui refuse l’égalité (un ordre hiérarchique dans l’armée, par exemple) et /ou refuse la liberté de l’autre, que ce refus soit explicite (une interdiction, par exemple) ou implicite (on parle alors de manipulation).
7Encore une fois, ces définitions ne sont qu’une proposition permettant de distinguer les processus et de les articuler et non une tentative d’imposition linguistique d’un sens figé. L’important pour nous est de montrer que ces termes sont, d’une part, en interaction les uns avec les autres et, d’autre part, différents d’un autre terme pourtant central dans les travaux sur l’incommunication : l’incompréhension. Cette dernière peut être définie comme l’incapacité à se comprendre totalement. L’incompréhension est la règle de la communication réflexive, puisque chacun est, pour l’autre, une altérité radicale (qui possède donc des interprétations différentes) et libre (à qui l’on ne peut imposer un sens). La mise à jour de cette incompréhension fondamentale, ou pour le dire avec les mots de Robert (2005), la découverte que « l’on ne peut penser qu’à partir de la difficulté qu’il y a – dans toute société – à communiquer […] », est une rupture épistémologique fondamentale introduite par les chercheurs se référant à l’incommunication.
Les raisons de l’incommunication
8Il semble, aux dires mêmes des chercheurs travaillant sur ce thème, que le mot « incommunication » a été élaboré par Huisman (1985), qui dénonçait alors les excès de la communication qui, envahissant tout l’espace public, finissait par se transformer en son contraire, c’est-à-dire en incommunication. Quatre ans plus tard, Boudon (1989) reprendra ce terme en insistant sur deux sources d’incommunication : les a priori (chacun interprète le même message en fonction d’a priori d’autant plus différents que la distance sociale et culturelle est grande) et ce qu’il nomme les « idées boîtes noires » (la non-compréhension des conditions de validité des théories, en particulier économiques, diffusées dans l’espace public). Le terme sera réutilisé en 1996 par Eduardo Galeano qui, dans un article du Monde diplomatique intitulé « Vers une société de l’incommunication » oppose la communication sociale à l’incommunication numérique.
9Au tournant du millénaire, deux chercheurs en communication vont, à leur tour, utiliser le terme. Arnaud Mercier (2001) reprendra les travaux de Raymond Boudon pour les appliquer à la construction des problèmes publics et décrira, par le menu, les incommunications successives conduisant à de profonds dysfonctionnements des politiques sanitaires. De son côté, André Akoun (2002) fera des médias non plus la cause, mais le symptôme d’une incommunication ontologique :
Plus les médias développent leur autonomie – et donc leurs « effets » – et plus il apparaît qu’ils n’aboutissent qu’à fabriquer un élément (au sens où on dit de la mer qu’elle est un élément) qui est aussi bien communication et incommunication. Peut-être est-ce parce que nous sommes dans une société où les individus ont une demande exorbitante de communication, et que l’échec de celle-ci à y répondre engendre ce sentiment d’incommunicabilité ainsi que l’exigence infinie de nouvelles techniques offertes à la communication et à l’information, ces médias liés à la mécanisation et au progrès scientifique depuis l’invention de la presse de masse.
11Connaissant ces travaux, mais s’appuyant sur ses propres réflexions, c’est Pascal Robert qui, le premier, s’efforce de théoriser l’incommunication. À partir de l’analyse de la pièce de Sophocle Oedipe-Roi et de l’étude du roman de Stanislas Lem Solaris, il remet en cause l’utilisation même du mot « communication » parce que ce terme semble mettre en avant une évidence alors que le terme « incommunication » éclaire une question sociale – ou plutôt, un problème sociologique que chacun cherche à conjurer, d’où le succès des technologies de l’information et de la communication (TIC), censées permettre de rétablir la norme, de revenir à la communication. « On invente ainsi à la fois la pathologie et le remède », souligne avec pertinence Pascal Robert (2005). Hypothèse qui rejoint, par certains côtés, les travaux ultérieurs de Dominique Wolton. Ce dernier donne incontestablement ses lettres de noblesse à la notion d’incommunication, qui devient, en 2009, le pivot de sa théorie de la communication [1] : la compréhension pure et parfaite, celle de l’amour, est toujours éphémère. Le récepteur n’est jamais totalement en ligne avec l’émetteur, on ne se comprend jamais parfaitement. Cette incompréhension peut déboucher sur le rejet de l’autre, le repli identitaire ou la guerre, elle peut aussi conduire à entamer une négociation visant, non pas l’entente absolue, mais la cohabitation raisonnée (Wolton 2009).
12Dans la lignée de cette théorie de la communication, des chercheurs vont reprendre et enrichir la notion d’incommunication. Ainsi Nicolas Moinet (2012) souligne que l’incommunication est souvent due à l’arrogance. De son côté, Samuel Lepastier (2013), qui dirige le premier ouvrage collectif dédié à l’incommunication, complète l’analyse en mettant en avant trois facteurs expliquant son importance : l’expression souvent incontrôlée de nos émotions, l’inconscient, l’existence de techniques de communication persuasive (ce que nous avons appelé l’« acommunication »). Ce dernier facteur est contesté, dans le même ouvrage, par Arnaud Benedetti, pour qui la « com » n’est pas la cause de l’incommunication, mais la « réponse pathétique que nous apportons maladroitement à la peur de l’incommunication » (Ibid.), thèse rejoignant celles d’André Akoun pour les médias et de Pascal Robert pour les TIC.
13En rupture avec le sens commun et les paradigmes orchestral et linéaire de la communication, tous ces travaux sur l’incommunication présentent une avancée heuristique majeure dans la compréhension des relations humaines visant à construire du sens commun, puisqu’ils démontrent que la norme est l’incompréhension et non la compréhension. Certes, ils ne sont pas les seuls à mettre en avant les difficultés de la communication quotidienne voire son impossibilité. Sartre et son célèbre « l’enfer c’est les autres » [2], Debord (1967) et sa charge contre la société du spectacle, Baudrillard (1985) et sa dénonciation du simulacre ou Livet (2011) et son travail sur les limites de la communication ont, avec bien d’autres [3], souligné la difficulté de la communication. Mais ces écrits relevant les promesses non tenues de la communication entérinaient, en creux, l’idée qu’il existait une norme sociale qui était bafouée : l’intercompréhension. Une communication restait possible, même si elle n’était pas au rendez-vous. Et c’était même souvent au nom de cet horizon normatif qui se dérobait sans cesse que les auteurs développaient leur analyse critique. En parlant d’incommunication, Wolton et ses confrères ont opéré, dans le champ des recherches en communication, une révolution copernicienne : la compréhension n’est plus la norme idéale à atteindre, mais un cas marginal, un rêve désespérant. En inversant norme et marginalité, ils permettent de mieux comprendre pourquoi nous ne nous comprenons pas. Ce faisant, ne nous permettent-ils pas de mieux comprendre la communication ?
L’incommunication : un élément de la communication
14La norme est de ne pas se comprendre. Enfin, de ne jamais se comprendre totalement car, en réalité, nous nous comprenons suffisamment pour faire société. Aucune société n’existerait sans communication. De même aucune religion, aucune entreprise, aucune science n’existerait sans un minimum de partage de sens. Ce débat sur l’incommunication lui-même n’existerait pas sans une certaine intercompréhension : si on ne se comprend pas, à quoi bon écrire qu’il faut « renier la notion même de communication » (Robert, 2005) ? À cet argument pragmatique s’ajoutent au moins trois autres arguments.
15Le premier est d’ordre logique. Les deux chercheurs qui ont le plus publié sur cette notion, Dominique Wolton et Pascal Robert, associent culture et communication : le premier explicitement – « aujourd’hui, communication et culture sont inséparables » (Wolton, 2011) –, le second implicitement – « l’incommunication est commune à toutes les sociétés, ce que nous baptisons “communication” sans savoir forcément exactement de quoi il s’agit ne l’est pas » (Robert, 2005). Dans cette perspective, en toute logique, si communication et culture sont liées, ériger en règle l’impossibilité de la première, c’est nier l’existence de la seconde. Négation qui va à l’encontre de leurs écrits sur l’existence des différences culturelles !
16Le deuxième est épistémologique : le partage, dans la communication, n’est pas qu’un partage de sens, c’est aussi un partage d’espace et de temps (ou plus précisément d’une recherche de la bonne distance entre soi et l’autre). Si on ne parvient que rarement à se comprendre à un moment donné, la dimension phatique de la communication et sa durée favorisent un partage humain qui ne se réduit pas à la simple compréhension instantanée et réciproque du message.
17Enfin, un argument éthique : la communication est aujourd’hui, dans les médias comme dans les élites intellectuelles, dévalorisée, réduite à une entreprise de séduction visant à « enjoliver la réalité » (Boniface, 2014). Dans ce contexte social et intellectuel, abandonner ce terme au profit de celui d’incommunication, c’est laisser la communication entre les mains des sciences de la gestion et du marketing et courir ainsi le risque de voir ce qui nous relie se marchandiser.
18Heureusement, une lecture approfondie de nos deux auteurs-phare de l’incommunication offre une alternative à l’abandon pur et simple du mot « communication ». Pour Dominique Wolton, l’incommunication est « l’horizon fréquent de la communication » (2014) alors que pour Pascal Robert (2005) « … la communication “ça marche parce que ça ne marche pas et […] ça ne marche pas parce que ça marche”. Entendons que la “communication” est supposée bien fonctionner entre X et Y, justement parce qu’ils n’ont pas besoin de “communiquer” entre eux […] ils baignent dans une même “évidence”, mais qui est le fruit d’une construction sociale ». Autrement dit, même pour les tenants de l’incommunication, la communication peut parfois se produire. Dès lors, en distinguant rigoureusement incompréhension (restreinte à la communication réflexive) et incommunication, d’une part, et en différenciant cette dernière de la non-communication et du désaccord (cf. nos définitions de la première partie) d’autre part, on peut intégrer les recherches sur l’incommunication à une meilleure compréhension de la communication.
19Commençons par la communication réflexive. Effectivement, la plupart du temps, pour les différentes raisons énoncées par les auteurs cités, nous ne comprenons l’autre que de manière imparfaite. L’incompréhension est la règle. Mais loin de constituer un rocher de Sisyphe que nous portons à chaque rencontre, cette incompréhension est le moteur même de la communication réflexive. C’est parce que nous ne nous comprenons jamais tout à fait que nous continuons à rechercher l’intercompréhension. Sans incompréhension, pas de volonté de se comprendre ! L’incompréhension est le moteur de la communication réflexive. Si on aborde la question, plus large, du partage des sens, du temps et de l’espace, on peut dupliquer l’analyse : c’est cette incomplétude même du partage qui nous pousse à rechercher un nouveau partage. C’est parce qu’il existe toujours un écart, un espace de liberté inventive – un agir créatif, dirait Joas (1999) – entre les êtres, que nous recherchons cette relation humaine singulière qui nous permet d’accéder à l’autre sans risquer de nous perdre nous-mêmes. En effet, cette tentative de partage avec l’autre est à la fois rassurante (nous sommes certains de partager quelque chose – au moins du temps – et nous restons libres de l’interprétation de nos sens) et incertaine (nous nous heurtons à l’incommunication, l’autre nous échappe). L’incommunication est donc une des composantes de la communication, et non l’unique issue possible. Un mur qui est là, incontournable, et qui par là même nous donne envie de le franchir. Un piment qui vient relever un plat (au risque de le rendre indigeste), pas un poison qui tue les convives.
20Dans cette perspective, l’incommunication n’est plus l’horizon tragique de la communication, mais l’une de ses conditions d’existence. Sans inspiration, pas d’expiration, sans incommunication possible pas de communication souhaitable. En d’autres termes, si l’on peut à bon droit essayer de remédier à la non-communication, il faut à tout prix préserver l’incommunication. Effectivement, si nier la communication, c’est nier la société, vouloir détruire l’incommunication, c’est soit tomber dans la communion (la fusion des altérités), soit succomber aux sirènes de l’acommunication (négation de la liberté de l’autre et/ou de son égalité). C’est parce que l’incommunication est le sel de la communication que cette dernière reste l’océan désirable et désiré des relations humaines.
Notes
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[1]
Dès 2005, il propose de penser l’incommunication pour sauver la communication – mais l’incommunication n’est pas encore au centre de sa théorie de la communication (Wolton 2005).
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[2]
L’auteur justifie ainsi cette citation extraite de Huis Clos : « “l’enfer, c’est les autres” a été toujours mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes », extrait du disque Huis Clos, J.-P. Sartre, Socadisc, 1970, retranscrit sur le site <www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Sartre_L%27EnferC%27EstLesAutres.htm>, consulté le 17/02/2015.
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[3]
Cf. par exemple, Hermès, n° 48, dossier « Les racines oubliées des sciences de la communication ».