1Dur travail pour les chercheurs que de penser la réception : ne serait-elle pas en effet le trop-pensé de la communication plutôt que son impensé ? Pour dire ce que produit la rencontre entre un contenu et un acteur, les concepts prolifèrent – réception, audience, public, pratiques, auditoire, etc. –, tout comme les approches et les méthodes. Comment a-t-on saisi ce phénomène à la fois central dans tout processus de communication et évanescent, protéiforme, instable ?
Un concept polymorphe
2Les travaux sur la réception se donnent comme objet de comprendre ce face-à-face entre un acteur et un contenu. Mais, première difficulté, les deux vis-à-vis se dérobent. Du côté du premier, l’acteur est individuel / collectif, impliqué / machinal, agi /agissant... tant et si bien que la notion de public qui semblait pouvoir le désigner se dissout. Le public existe surtout comme un concept opératoire (Méadel, 2010) ; ce collectif, dont les premières acceptations sont attestées depuis le xive siècle, a toujours souffert de justifier ce qui en faisait l’unité hors l’idée d’un contenu partagé. Mais nous voici alors du côté du second élément du face-à-face, tout aussi difficile à capturer : qu’est-ce que ce contenu partagé ? Peut-on présumer de son unité en dépit de modes de circulation et formats de lecture hétérogènes ? Très tôt, la notion de public éclate donc pour laisser, avec Lippmann (2008) et d’autres, la place au pluriel, à « des » publics qui émergent en fonction des circonstances, en fonction des causes ou des contenus auxquels ces publics s’attachent, en fonction des objets qui les rassemblent. L’existence du public, comme celle des publics, n’est en fait le plus souvent attestée que par des traces : celles des chiffres (telles les mesures d’audience ; cf. Bourdon et Méadel, 2014) ; celles des dispositifs (par exemple la participation des publics rendue audible à la radio ; cf. Glevarec, 2005) ; celles des chercheurs qui parlent en son nom au prix sans doute d’une certaine ventriloquie (Hartley, 2002) ; celles que sèment désormais partout, volontairement ou non, les internautes (Proulx et al., 2014)
3La première façon d’approcher la réception a été, ad nauseam, de la formuler en termes d’effets autour de la question de l’impact du média sur le citoyen, sur l’enfant, sur la culture, sur le débat public, etc. – très souvent vécu de manière négative. Pourtant, se distinguant des lointaines craintes d’un Edgar Poe ou d’un Paul Valéry sur les effets délétères de la culture de masse, les travaux ont, dès les années 1940 avec les enquêtes pionnières de Lazarsfeld, raffiné le modèle et introduit de multiples complications à cette recherche des impacts. Depuis lors, on sait que les médias ont à eux seuls des effets négligeables sur les comportements et que ceux-ci sont principalement médiés par les relations interpersonnelles. Le « on sait » est d’ailleurs une ellipse trompeuse : tous les jours, les journalistes et les hommes politiques, voire quelques chercheurs égarés, expriment au contraire leur foi dans l’impact des messages diffusés.
4Cette observation nous permet d’ailleurs de pointer la différence entre le concept de réception et celui de public : ce que le premier a ajouté au second tient à un déplacement de la focale : on ne cherche plus à comprendre ce que le contenu fait au public (ou, plus moderne, ce que le public fait au contenu) mais ce que le public fait du contenu ; la notion d’un collectif réuni par une activité commune compte moins que les perceptions à la fois différenciées et partagées dont il s’agit de rendre compte. Un nouveau pan de recherches se penche ainsi sur la capacité interprétative du public avec des questions comme : comment le récepteur agit-il face à un contenu, quelles compétences sont mobilisées, pour quels résultats. La latitude laissée aux capacités interprétatives du public diffère selon les auteurs et selon les méthodes sur lesquelles il s’appuie, mais elle est de moins en moins individualisée. On se penche désormais sur ce que les individus mobilisent de ressources pour appréhender les contenus et cela conduit à réfléchir à la nature collective des pratiques que les individus (et éventuellement les groupes) engagent pour donner du sens à leurs consommations médiatiques. La réception est dès lors vue comme une démarche à la fois active et collective (Pasquier, 2010).
5À quoi attribue-t-on cette capacité à agir des membres du public, cette capacité à interpréter ? Les cultural studies cherchent, par exemple, la réponse dans la confrontation entre les messages diffusés et les schèmes interprétatifs de la culture populaire, avec des recherches qui insistent sur les phénomènes de résistance, sur l’autonomie vis-à-vis des médias de masse, sur la diversité des positions prises par les spectateurs par rapport aux messages diffusés. D’autres travaux pointent l’ample travail de fabrication du sens accompli face à un contenu, en montrant que les membres du public ont leur autonomie de jugement, qu’ils utilisent pour interpréter les contenus leurs expériences personnelles tout comme leurs connaissances partagées et que ce travail n’est pas purement individuel. La réception s’inscrit ainsi dans l’entrelacement entre une part personnelle d’interprétation (Livingstone et Lunt, 2010) et une part collective (Liebes et Katz, 1990). La réception peut alors devenir un élément de la construction des personnes. Dominique Pasquier (2010) par exemple montre comme les interprétations qu’un public adolescent produit d’un feuilleton grand public et déprécié contribue à la construction sociale et à la définition d’eux-mêmes qu’ils se donnent et donnent aux autres. Les médias rejoignent ainsi les « technologies du soi » dont parlait Michel Foucault.
Vers un dépassement des oppositions ?
6Pour résumer d’une manière sans doute abusivement caricaturée, on peut organiser les travaux sur la réception sur un schéma avec deux axes : une dimension actif/passif et l’autre individuel/collectif. On aura compris que les quatre quadrants ne sont pas également occupés ou le sont de moins en moins, le caractère actif l’emportant sur le passif. Le quadrant du passif/individuel (autant dire de la figure extrême du « couch potato ») est tout particulièrement déconsidérée.

7Pourtant, ou peut-être plus encore que dans ces travaux qui ont réarmé le pantin individuel ou collectif de la communication, c’est surtout la démultiplication et la diffusion accélérée des nouvelles technologies de la communication qui sont venues interroger ces oppositions, ouvrant de nouvelles pistes de réflexion. En effet, la question de la réception n’a quasiment pas été abordée en terme d’activité et de passivité dès lors qu’il a été question non plus des médias mais des nouvelles technologies numériques, des dispositifs informatiques jusqu’à Internet. Aujourd’hui, on ne parle donc plus (ou quasiment pas) de réception à propos du Web mais des usages ou plutôt des pratiques, pour de bonnes mais aussi pour de très mauvaises raisons.
8Peut-être est-ce par un épuisement de ces approches ? Pas seulement. Est aussi en cause la scission dans les travaux entre les médias et les technologies de l’information et de la communication (TIC), qui présume qu’il s’agit de phénomènes d’ordre si différents qu’ils ne relèveraient pas des mêmes cadres d’analyse ni des mêmes problématiques ; cette scission commence d’ailleurs, en partie grâce à la convergence des techniques (ce pont-aux-ânes dont la seule vertu est sans doute d’avoir déplacé les problématiques), à s’effacer. Mais la faible part de la réception en matière de TIC s’explique plus sûrement encore par l’illusion que la fréquentation de ces dispositifs serait plus impliquante pour l’utilisateur, qu’elle interdirait toute position passive, dès lors que ces technologies contraignent à des actions, qu’elles obligent à des choix et qu’en outre, ces choix et ces actions laissent des traces.
9Peut-on alors invoquer le poids du déterminisme technique dans les approches de ces nouveaux moyens de communicaiton ? La problématique de l’autonomie sociale qui irrigue l’étude des usages des technologies de communication atteste que le déterminisme n’est pas franchement du côté des TIC et peut aussi avoir partie liée avec le social. Mais de fait, l’opposition entre déterminisme social et déterminisme technique a fait long feu dès lors que la « problématique de la double médiation de la technique et du social réinstitue le lien entre l’innovation sociale et l’innovation technique et devient un cadre d’analyse des usages des TIC » (Jouët, 2000). Par cette notion de « double médiation », Josiane Jouët reformule le problème : l’outil structure l’usage mais se ressource lui-même (ou se source) en même temps dans le social, individuel et collectif.
10Les travaux qui réinjectent la machine dans la réception sont ainsi à l’opposé d’une approche technodéterministe : la « puissance d’agir » (traduction qui n’est pas entièrement satisfaisante du terme agency) n’appartient pas plus aux seules machines qu’elle n’est exclusive de l’intervention des acteurs. Elle est bien (en particulier dans les approches en sociologie de la traduction, mais pas seulement) le fruit de leurs interactions et de leurs confrontations permanentes, depuis leurs premières phases de conception (Abatte, 1999), mais sans s’y arrêter. La puissance d’agir s’actualise aussi dans les actes des utilisateurs, leur capacité à jouer des dispositifs mis en œuvre, à les adapter à leurs propres choix, à les cantonner à certains usages (ou usagers), à faire des erreurs ou à échapper au dispositif, etc. Tout comme pour les analyses traditionnelles de la réception, cela a conduit certains à insister sur l’autonomie des utilisateurs dans leurs interactions avec les machines voire à leur empowerment, pour insister, par exemple, à la manière d’un Michel Serres avec sa petite poucette, sur l’enrichissement des possibilités d’échanger, d’apprendre, de produire, de créer, face à un contenu qui devient par nécessité singulier. Possibilités certes ouvertes, mais sans généraliser une hypothèse locale : toutes les pratiques des TIC ne conduisent pas à des recréations individualisées des contenus : la longue traine est marginale par rapport au prime time.
11Pour avancer dans le brouillard de la réception, il faut sortir de cette opposition destructrice entre l’utilisateur et le dispositif, entre le script de la machine et celui de l’internaute. Étudier la réception, des médias comme de l’Internet, oblige à ne plus faire de tels partages, à se détourner des oppositions stériles entre l’individu agissant ou agi, le collectif proactif ou prescripteur, la machine opérante ou détournée. Prenons plutôt en considération la réception comme une pluralité de dispositions en étudiant les manières dont se combinent localement et conjoncturellement des ressources d’ordre variées (les compétences de l’utilisateur, le script des machines, l’économie des dispositifs, la répartition des droits et des autorisations, etc.) pour produire ce que l’on propose d’appeler des « agencements de réception ». Ainsi contribuera-t-on à comprendre comment se construit le continuum entre un contenu, un dispositif, un individu, un collectif, un réseau technique, etc., qui chacun interviennent et tirent leur propre définition de ces agencements.