1Très longtemps, le document a été défini et analysé par divers spécialistes des sciences de l’information comme le support d’une pensée, ou comme un objet matériel éditorial, sans que soit considérée sa dimension communicative. Finalement, la perspective historique nous rappelle qu’au sein des sciences de l’information et de la communication (SIC), la science et les techniques d’analyse et de gestion des documents se sont centrées sur une lecture essentiellement informationnelle puis cognitive de cet objet. L’apport progressif de l’analyse communicationnelle, au cours du xxe siècle, a été de dépasser les deux seuls registres, informationnel et documentaire, pour faire évoluer la définition et la compréhension de ce qu’est le document, notamment face à l’émergence et l’essor du numérique et des réseaux de communication.
2Au cours de cet article, notre exposé reposera sur quatre temps, visant à une définition compréhensive du document, intégrant la dimension communicationnelle et s’appuyant sur une sélection d’auteurs ayant marqué le siècle dernier.
L’approche documentaire et informationnelle du document
3Les approches autour du document au cours du xxe siècle se sont fortement concentrées autour d’une triple logique.
4Premièrement, une logique « centripète » : vouloir regrouper des documents dans des espaces bibliothéconomiques de référence (bibliothèque nationale, dépôts légaux, archives nationales et locales, réseau de lecture publique, etc.) devenant dès lors des espaces d’organisation d’un patrimoine intellectuel. La solennité des lieux, les architectures imposantes, les normes d’usages et d’utilisations, la typologie des incivilités ont fait de ces espaces bibliothéconomiques des lieux de conservation de la pensée historique et contemporaine à travers le stockage des documents.
5Deuxièmement, une logique « d’accessibilité » des documents par le traitement documentaire des contenus afin de permettre aux usagers, dénommés lecteurs, la recherche puis le « retrouvage » de l’information. Visant la reconduction du modèle de la bibliothèque d’Alexandrie, le xxe siècle a été ainsi traversé par cette volonté – de par l’extension des espaces et l’amélioration des performances technologiques – de rendre disponibles des contenus infiniment conséquents, donnant ainsi lieu à la mise à disposition d’une quantité de documents jusqu’alors jamais égalée. Le secteur, par exemple, de l’information scientifique et technique (IST) est en tout point édifiant (Comberousse, 2005). Une autre illustration extrême de cette logique de stockage et d’accessibilité des documents à portée universelle est le Mundaneum (Schafer, 2013). Cependant, la logique de l’accessibilité laisse poindre l’idée que tout document est potentiellement en mesure de répondre à un sujet, une thématique, de donner un point de vue ou d’exprimer une sensibilité, mais que l’enjeu est également d’être en mesure de permettre une accessibilité élargie en favorisant la navigation d’un document à un autre selon les types de lecture et les besoins d’information. D’où l’édification puis l’édition du répertoire bibliographique universel de Paul Otlet et Henri La Fontaine.
6Troisièmement, une logique « physique » du document associant et séparant le contenu d’un support de référence. Nombre de méthodes et d’analyses ont traversé le siècle dernier en définissant le document comme l’association d’un contenu à un contenant (le support documentaire), sans notamment considérer l’interaction et l’incidence de l’un sur l’autre en termes de lisibilité et d’influence dans la compréhension du contenu et de l’intention éditoriale. Hubert Fondin (1992) rappelle ainsi qu’un document est « la combinaison d’une information (connaissance communiquée) et d’un support, moyen de communication ».
7Ainsi, cette première approche que nous qualifierons de documentaire et d’informationnelle suggère que le document est une addition d’un support, renvoyant à une matérialité, et d’une inscription intellectuelle à travers le contenu et les qualités d’argumentation (Pédauque, 2006). Cette approche qui a traversé le xxe siècle a été renforcée tout au long de celui-ci par les chercheurs en science de l’information et du document (Le Coadic, Fondin, Estivals, etc.).
L’approche cognitive et anthropologique du document
8La seconde approche du document est plus récente, puisqu’elle a vu le jour avec le développement des documents hypertextes. Autant le vocable « d’hypertexte » est évoqué et défini par Vannevar Bush dès 1945, autant l’on peut considérer que l’hypertexte émerge à compter de la seconde moitié des années 1960, notamment par le biais des travaux et des développements de Ted Nelson ou de Douglas C. Engelbart. L’acception du document se modifie et voit notamment naître l’idée d’une production « fermée » mise à mal. Par l’approche hypertextuelle, le document devient progressivement un objet éditorial complexe associant un ensemble d’idées et de données interconnectées en les rendant accessibles, lisibles puis modifiables par le biais d’un écran d’ordinateur. Le document devient alors un système textuel augmenté, conditionné par des actions de lecture, d’activation et de premières formes de partage entre les lecteurs. La relation de lecture simple et linéaire aux documents est dépassée par une relation de nature « neuro-anthropologique » (Salaün, 2012) où le document devient un espace de rencontre entre d’un côté le cerveau et les capacités cognitives du lecteur « ordinaire », et de l’autre, une organisation et une mise à disposition complexes car articulées de contenus structurés en mode hypertextuel.
9De document, celui-ci devient un hyper-document où les compétences de lecture et de compréhension vont être enrichies de compétence de navigation, de positionnement, d’appréhension par anticipation du potentiel informationnel du document. Malgré cette approche complexifiée du rapport du lecteur au document, l’analyse communicationnelle reste encore limitée à la relation qu’entretient un « lectacteur » (alliance de lecteur et acteur dans le texte) (Weissberg, 1999) à des contenus qui restent finalement stables, bien qu’articulés les uns aux autres par système de liens et de nœuds. Les processus créatifs et de production de contenus restent encore peu considérés. Ainsi, le rapport entretenu par le lecteur aux textes et aux documents va finalement se consacrer davantage aux niveaux et types de technicité de lecture et à l’identification de compétences pour « maîtriser le document ou l’information » (Morizio, 2006) qu’à une approche communicationnelle centrée sur la relation entre le lecteur et le document, ou entre un contenu et l’intelligence du lecteur.
Pour une approche communicationnelle du document
10La troisième approche, que nous baptiserons « communicationnelle », met au cœur le rôle et la fonction du document dans une démarche compréhensive et écoconstructive d’une connaissance par son intermédiaire. On notera toutefois que la représentation de la nature de la communication en jeu reste extrêmement variable et plurielle, à travers notamment la seconde partie du xxe siècle.
11Ainsi, au tout début des années 1980, Jean Meyriat (1981) précise que le document est « un objet qui supporte de l’information, qui sert à la communiquer, et qui est durable (la communication peut donc être répétée) ». Il inscrit ainsi le document dans une dimension intemporelle, à l’unique condition qu’il soit conservé et rendu accessible, voire retrouvable ; principe de la documentation en tant qu’ensemble de techniques de gestion du document. Toutefois, dans ces réflexions, Jean Meyriat – puis Hubert Fondin, qui renforcera l’analyse – distingue deux approches qui déterminent le premier rapport communicationnel du document :
- d’une part, le document par interrogation : tout objet matériel, support de quelque chose, peut devenir un document à partir du moment où un individu l’interroge, en fait un objet de questionnement personnel ou collectif et tant qu’il restera, précise Fondin (1992), quelqu’un pour l’interroger. Ce premier principe donne à voir une forme d’intemporalité du document et propose un dépassement du document d’édition pour considérer une acception bien plus large, comme les objets coutumiers, muséaux, du quotidien, etc.
- d’autre part, le document par intention : il est alors considéré comme un objet exclusivement à intention communicative, où les auteurs produisent des documents avec la visée première de transmettre un message, des idées de façon répétée, constituant la raison même de l’existence de celui-ci. Ce dernier devient alors un vecteur de communication et un objet de médiation entre un système d’intentions et d’arguments d’auteur et un espace de réception, d’appropriation et de compréhension pour le lecteur qui devient un récepteur. Cette conception a longtemps été la matrice pour comprendre et analyser le document, notamment celui porté et produit par les éditeurs, quel que soit d’ailleurs le support convoqué.
12Ainsi, se dessine progressivement une nouvelle approche « communicationnelle » du document, avec l’essor de l’hypertexte, ainsi que des réseaux, notamment celui du web. Il devient alors un objet complexe, de médiation et de communication. Progressivement, les formes, les supports, parfois même les contenus, sont minorés pour donner toute sa place à la capacité d’accessibilité du document, capacité offerte par les actions des développeurs et des éditeurs du numérique. Dès lors, l’accès à l’information et aux contenus des documents porte moins sur l’architecture des documents que la mise à disposition à partir du document d’un espace de communication ouvert et favorisant le lien social entre les lecteurs, les auteurs originels, mais également l’ensemble des intermédiaires du document que sont les documentalistes, les éditeurs en ligne, les développeurs web ou les veilleurs-valoriseurs d’information de première génération. Ainsi, le document devient en soi un « espace de communication » de l’ensemble des membres de la chaîne du document (auteur, éditeur, producteur, diffuseur, prescripteur).
13Dès lors, comme nous y invite Jean-Michel Salaün (2012), le document a longtemps été considéré comme une forme, le Vu, où prédominait « le rapport de notre corps et de nos sens à l’objet document ». Il devint progressivement, un contenu (textuel) intellectuel, le Lu, où le rapport prédominant au document est d’ordre intellectuel, assorti de progression et de sollicitation de capacités cognitives. Enfin, la période actuelle nous montre, que le document devient un médium à part entière, le Su, où il remplit avant tout une fonction sociale visant non seulement à transmettre mais également à prouver et à susciter la réaction, voire l’enrichissement des contenus par des lecteurs.
14Cette approche dialogique de nature communicationnelle a été renforcée avec l’émergence des « nouveaux supports technologiques », notamment les tablettes numériques et les téléphones portables, qui transforment les textes en leur intégrant des références documentaires complémentaires, des liens, des éléments d’illustration, voire des fonctions et des outils cognitifs (marquage document, commentaires, sélection d’extraits, importation, etc.). Le document, de surcroît, devient un espace multidimensionnel associant des écrits de différentes natures, comme l’écriture multimédiatique – consistant à écrire à partir de plusieurs formes sémiotiques (image, texte, son) (Bouchardon, 2013) –, l’écriture interactive – permettant de lire et écrire en interagissant avec un programme – et enfin, l’écriture collaborative – impliquant d’écrire et de compléter un document en écrivant à plusieurs, en des lieux différents, en mode synchrone.
Des prétextes à la communication
15Dès lors, l’offre éditoriale a fait exploser les natures de lecture, lecture en tant que moyens d’appréhender et de communiquer avec le document. Nous assistons alors à un fractionnement des démarches et à une multiplicité d’intentions communicationnelles face au document.
16Premièrement, les modes de lecture des documents se sont diversifiés entre les lectures réflexives, reposant sur l’immersion et une attention soutenue aux contenus des documents, et les lectures dites de navigation ou de surface, visant à butiner (Saemmer, 2007), à s’approprier des éléments clefs du document sans chercher à atteindre une imprégnation cognitive forte inscrite dans la durée.
17Deuxièmement, les objectifs même de lecture ont évolué, passant progressivement de lectures linéaires à des lectures éclatées de communication (l’effet « zapping ») s’appuyant sur un ensemble d’actions sur le document recherchant des réponses brèves et rapides, et correspondant aux repérages de nœuds d’information clefs plutôt que de tendre vers un lien entre ces nœuds et un raisonnement progressif dans la pensée auctoriale. Cette lecture appelée ergative, notamment par Christian Vanderdorpe (1999), est dépendante de l’essor des technologies de l’hypertexte.
18Troisièmement, le document devient progressivement l’espace de diversité et d’émergence de dispositifs sociaux de lecture. Ainsi, le texte devient un prétexte au dialogue, aux interactions et aux interrelations entre les lecteurs, entre les lecteurs et les auteur(s), entre les lecteurs et les intermédiaires du document (webmaster, ergonome, architecte du document, etc.). Nous voyons poindre, dès lors, trois natures complémentaires de lectures : une lecture solitaire (et souvent très personnelle et intime), une lecture partagée, confrontant les ressentis et les modalités de réception de chacun, et enfin, une lecture réticulaire, renforcée par le web 2.0, où s’entrelacent le lecteur et le producteur d’information, où l’interaction au document est maximale, où parfois priment les réactions et les sentiments des récepteurs sur l’auteur et les modes de raisonnement qu’il a engagés.
19Cette dilution des rôles auctoriaux, ainsi que l’émergence de la dimension communicationnelle nous amènent progressivement à repenser les fonctions et les activités autour du document, ainsi que sa définition. Le médium « document » devient alors un objet à géométrie variable (Renucci et Belin, 2010), selon que nous l’analysons comme un objet auctorial ou comme un objet partagé, à partir des modes de réception et de réécriture engagés. Dès lors, le document, par son support, par sa forme, par son accès, par son stockage, par sa fonction dialogique et par les formes de réécriture qu’il provoque (et techniquement permet) devient un objet sémiotique et communicationnel protéiforme et complexe à appréhender, pour le lecteur, et à analyser, pour le chercheur.