1La formidable production cinématographique du xxe siècle est le fruit de réflexions d’auteurs, de contextes sociaux, historiques, de la volonté des producteurs et du public. Des films émergent de nouvelles théories. Des théories engendrent des films. Les deux domaines se répondent l’un à l’autre de manière créative. Ainsi le cinéma soviétique des années 1920 ou celui d’Hollywood, les films expressionnistes et ceux de la Nouvelle Vague sont autant d’exemples de mouvements nés du désir et de l’engagement de leurs fondateurs. Nous montrons que le cinéma et son spectateur, tels qu’ils sont abordés par des textes du xxe siècle nourris de la psychanalyse, mettent en scène la communication humaine sans le dire. Ainsi, les expériences de l’infans qui n’a pas acquis le langage et ne se distingue pas de son entourage, se retrouvent chez l’adulte dans le jeu des identifications au cinéma. Il y a aussi une zone d’opacité au fondement de toutes nos pensées apparues pour maintenir un écart avec elle : le symbolique opère cette séparation pour l’humain et se manifeste pour le cinéma par une articulation de points de vue. La reconnaissance d’un écart fondateur permet celle de l’altérité et de saisir la communication. La force de la psychanalyse est de montrer l’importance de l’incommunication. Le cinéma reprend ces états en jouant avec nous entre vision et regard. La première séquence de ce texte, théorique, le présente. Sans transition, « cut », une seconde séquence propose de nombreuses références cinématographiques avec comme point commun l’exposition d’un œil en très gros plan comme pierre angulaire du film. L’incommunication poussée à son paroxysme se pose alors comme fondement de la communication.
Séquence 1
2Quand un individu décide de voir un film, ce n’est pas pour agir car il est décidé au départ à se comporter en spectateur et non en acteur. « Pendant la durée de la projection il sursoit à tout projet d’action [...]. Le propre de la situation institutionnelle de spectacle est d’empêcher les conduites motrices de suivre très avant leur cours normal » (Metz, 1977). Le spectateur au cinéma n’est plus sur ses gardes, il contemple davantage qu’il n’agit. La contemplation suppose un changement d’état temporaire qui rappelle le narcissisme primaire de l’infans. « Le sujet suspend ses investissements volontaires d’objets ou renonce du moins à leur frayer un débouché réel et se replie pour un temps sur une base plus narcissique (plus introvertie, dans la mesure où les fantasmes restent objectaux) » (Ibid.). Le repli de la libido dans le moi, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur et l’investissement des objets sont les signes d’un retrait narcissique qui favorise l’identification à la fiction.
3L’identification comme régression narcissique indique simultanément le caractère régressif de l’identification et son caractère narcissique, avec comme conséquence une réactivation du stade oral (Bergala, 1983). Cette structure orale de l’identification est largement déterminée selon l’analyse de Jean-Louis Baudry (1975 ; 1978) par le dispositif cinématographique lui-même. Il y a des abus dans le détournement des mots qui peuvent laisser croire qu’il y a une correspondance entre l’identification primaire définie par la psychanalyse et l’identification cinématographique primaire ou en employant dans les deux cas les identifications secondaires. L’identification primaire est, de manière générale pour la psychanalyse, l’identification directe et immédiate qui se situe antérieurement à tout investissement de l’objet (Freud, 1905). C’est un stade antérieur au stade du miroir où l’enfant s’identifie à une image perçue dans un premier temps pour un autre. L’identification primaire est associée au stade oral. Le moi et l’autre, comme l’objet et le sujet, sont dans des états de dépendance et d’indifférenciation. Il n’y a pas d’objet séparé de soi et désirable. L’identification cinématographique primaire désigne le processus qui permet à l’œil du spectateur de voir pendant la projection ce que la caméra a enregistré pendant le tournage, et c’est aussi en partie cela que désigne l’œil spectatoriel (Gardies, 1993). La structure orale de l’identification est donc déterminée par le dispositif cinématographique. Dans cette incorporation orale qui caractérise le rapport du spectateur au film, « l’orifice visuel a remplacé l’orifice buccal, l’absorption d’images est en même temps absorption du sujet dans l’image, préparé, prédigéré par son entrée dans la salle obscure » (Aumont, 1983). L’identification secondaire désigne plutôt le spectateur qui se prend pour un des personnages de la diégèse. Baudry, avec cette double identification, est le premier à préciser que l’identification cinématographique primaire est à la base d’une identification secondaire en référence au modèle de la distinction entre l’identification primaire et l’identification secondaire dans la formation du moi. L’identification primaire, l’identification secondaire qui sont des expressions de la psychanalyse sont détournées pour mieux comprendre la place du spectateur, ce par quoi le film façonne par ses histoires le spectateur en sujet. La communication articule des formes secondaires qui reposent sur un indéfinissable primaire. Le dispositif du cinéma le montre notamment par le jeu des identifications qui se produisent pour le spectateur qui est dans un désir de voir sans être regardé.
4Afin de favoriser un état régressif, le spectateur reste caché : il n’est pas vu. Le spectateur ne peut pas exister sans ce désir de voir et d’entendre qui se manifeste par les pulsions scopique et invoquante. La pulsion scopique et la pulsion invoquante sont celles que Lacan ajoute aux pulsions orale et anale définies par Freud (1914-1915). La compréhension du processus pulsionnel et un de ses objets, le regard, nous permettent de comprendre le spectateur dans son désir de voir, le regard n’étant pas la vision. La boucle de la pulsion finit son trajet quand le voyeur est à son tour vu. « Ce qu’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir. Si, grâce à l’introduction de l’autre, la structure de la pulsion apparaît, elle ne se complète vraiment que dans sa forme renversée, dans sa forme de retour qui est sa vraie pulsion active. » (Lacan, 1964) Le spectateur cherche en regardant un film la satisfaction de la pulsion scopique et ne la trouve pas. Metz (1977) indique que « l’exercice de cinéma n’est possible que par les passions perceptives : désir de voir (= pulsion scopique, scoptophilie, voyeurisme) qui était seul en jeu dans l’art muet, désir d’entendre qui s’y est ajouté avec le cinéma parlant (c’est la “pulsion invocante”) ».
5Le regard est l’objet de la pulsion scopique. Le regard, c’est ce qu’utilise Méduse pour pétrifier les autres et qui l’amène à sa perte lorsque Persée l’oblige à se voir, c’est aussi ce qui fait perdre Eurydice à Orphée et Narcisse se tuer. Il cause le désir et aussi l’angoisse. Il est à l’extérieur du sujet, comme l’a déjà fait remarquer la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty. Le voyeurisme est une activité qui ne peut s’arrêter que par le regard de l’autre. La pulsion scopique chez le voyeur ne se boucle que lorsqu’il est pris en flagrant délit par le regard d’un autre, c’est-à-dire quand lui de son côté est lui-même regardé (Lacan, 1964). Ainsi, le spectateur est très rarement interpellé par un regard qu’aurait lancé un acteur à la caméra. Il faut qu’un angle, un écart soit maintenu, aussi petit soit-il, pour qu’opère la fiction.
6Comme le montre clairement La rose pourpre du Caire (Allen, 1985), le « film de fiction classique [est] amené à mimer l’inceste et la menace de castration, par sa diégèse et par son dispositif représentatif, où la fusion des deux espaces et celui de la salle est à la fois souhaitée et repoussée, désirée et interdite » (Vernet, 1988). Pour le film, « le ratage n’est pas déceptif pour le spectateur : la rencontre est voulue manquée, désirée comme ratée, pour satisfaire à la double exigence du désir et de l’interdit qui la frappe » (Ibid.) car l’acteur ne regarde pas la caméra. Le regard à la caméra a « pour double effet de dévoiler l’instance d’énonciation, le hors-cadre, dans le film et de dénoncer le voyeurisme du spectateur, mettant brutalement en communication, l’espace de production du film avec l’espace de réception, la salle de cinéma, en faisant entre-deux disparaître l’effet fiction » (Ibid.). Trois espaces se trouvent en relation, la diégèse, la salle de réception du film, le lieu de production. Vernet définit la condition fondamentale de la narration, de la fiction, de sa réception en indiquant que « le regard à la caméra […] ne vise jamais qu’une position utopique. […] Pour être tout voyant, le spectateur n’a nul besoin d’être partout : il lui suffit d’être nulle part, ailleurs que là où il figure physiquement, à l’écart de lui-même ». Le spectateur du film traditionnel est rarement dénoncé dans son voyeurisme. C’est plutôt l’absence des signifiants qui conditionne sa condition de spectateur. « Cette donnée [audio-visuelle], le théâtre la donne vraiment : elle est physiquement présente, dans le même espace que le spectateur. Le cinéma ne la donne qu’en effigie, d’emblée dans l’inaccessible, dans un ailleurs primordial, un infiniment désirable (= un jamais possessible) » (Metz, 1977). La scène du film traditionnel est celle de l’absence. Cette mise à l’écart du spectateur renforce son désir d’effectuer cette rencontre. La continuité de l’histoire repose sur l’absence de l’événement représenté et d’un narrateur qui s’absente à lui-même. Le symbolique passe par une maîtrise de l’objet absent. Interdit de l’inceste, extraction du regard dévastateur, méconnaissance de l’espace de production déterminent en grande partie la communication humaine. Les relations entre l’espace d’énonciation et l’espace de production d’un film l’illustrent bien.
7Le signifiant du cinéma se révèle sous la forme de substituts mimétiques d’objets absents et le symbolique est le lieu abstrait où se jouent ces signifiants. Le symbole en est, à la fois chez Freud puis chez Lacan, le jeu de disparition/apparition d’une chose, observé par Freud pour le très jeune enfant à un vocabulaire fort/da. Le récit filmique d’un événement a précisément une dimension symbolique par l’absence concrète des personnages qui ont vécu l’événement raconté. Chaque personnage a vécu la réalité de l’événement dans l’image de l’autre. Le symbolique représente cet état de conscience qui relie les différents points de vue. La fonction symbolique, essentielle au récit, « est de proposer au narrateur comme à son destinataire un non-lieu, un espace libre de toute contrainte réelle » (Desgoutte, 1994). D’autre part, les registres constituant notre structure psychique, le réel, l’imaginaire et le symbolique, sont séparés mais entremêlés comme le montre l’œuvre de Jacques Lacan. Cette imbrication illustre la discontinuité de notre conscience alors qu’elle est supposée agir dans la continuité de l’espace et du temps. Le récit audiovisuel d’un événement simule parfaitement cette situation par l’utilisation de différents points de vue (Ibid.). La continuité d’une histoire dépend ainsi de l’univers symbolique. Une histoire nous paraît continue lorsqu’est rejoint l’espace symbolique de son récit. C’est ce qui se passe pour le spectateur qui occupe une position de Tiers. Le symbolique, qui n’est pas soumis au contexte, assure la continuité d’un événement vécu par une rupture ou une absence. Le rôle du Tiers est déterminant dans une relation à deux. Le film traditionnel est, dans sa progression, de nature continue mais il repose sur la discontinuité d’un plan à l’autre. Le récit d’un événement, quelle que soit sa forme, passe donc par une fragmentation de la réalité, en prenant différents points de vue et en les simulant. « Le sens naît du changement et pour le faire apparaître il faut introduire une différence, une discontinuité » (Aumont, 2001). Pierre Legendre, dans son livre Leçons III, Dieu au miroir, Étude sur l’institution des images (1994), considère le rôle de l’image, dans l’espèce parlante, essentiel à la présence du Tiers symbolique garant du principe d’altérité pour le sujet. Celui-ci est considéré dans un contexte social qui « sans le Tiers rituellement mis en scène par le théâtre politique, sans le Miroir fabriqué par la culture, la normativité n’aurait aucune prise sur le sujet, elle serait pur conditionnement ». Ceci rappelle l’importance accordée aux concepts symboliques pour le sujet. Legendre reprend les fondements de la structure psychique basée sur une instance symbolique qui assure cette frontière entre soi et son image. L’idéal du moi pour Lacan ou le Tiers pour Legendre qui tout en rendant inaccessible une certaine image permettent au sujet l’identification à la fiction.
8Au début du xxie siècle, le discours ambiant tend à nous faire croire que tout est possible, sans limites. C’est le règne du plein généralisé. Le vide, le néant, notre finitude sont occultés. À la suite de Pierre Legendre (1994), nous pensons que « fonder les fondements, c’est ériger l’écran protecteur qui nous protège de ce vide. Sur cet écran, s’inscrivent toutes les histoires du monde, les narrations mythologiques ». Le film a un rôle à jouer avec ses récits et c’est ce que traduit Godard avec son titre de film Histoire(s) du cinéma (1998), envisageant le cinéma et ses rapports à l’Histoire et aux histoire(s) du monde. Cette mise en scène du monde pour le spectateur renvoie à « l’indestructible rapport de l’humanité à l’opacité, à l’origine de toute pensée, au vide qui sert de fondation aux cultures à l’œuvre d’échafauder Référence après Référence » (Ibid.). C’est la reconnaissance et l’acceptation d’un écart inaccessible qui permet au sujet de vivre sa vie et cela passe par une représentation de cet incommensurable de l’homme et des rapports humains sous peine d’anéantissement, comme Narcisse. Rappelons en quoi le principe d’altérité est constitutif d’un écart en évoquant en quelques mots le rôle de l’icône et de la Sainte Face dans leur rapport au Narcisse d’Ovide.
9Le désespoir de Narcisse est de s’épuiser pour « abolir une frontière, la frontière de la séparation entre soi et son image » (Ibid.). Narcisse n’a pas accès au miroir, lequel a statut de tiers et permet de s’identifier à l’autre du miroir. Il s’adresse à une image comme à un autre, mais posant qu’il partage avec elle un même corps. Narcisse ne respecte donc pas la division entre le mot et la chose par rapport au corps, division qui « inflige de s’absenter et de maîtriser cette absence » (Ibid.). La religion a joué un rôle pour désenlacer le sujet de sa propre image et lui permettre l’assomption de l’identité et l’altérité. Cette médiation assurée par « la mise en scène de l’Autre absolu, c’est-à-dire l’Image du principe d’altérité » (Ibid.) impose au sujet l’impossibilité de rejoindre son image. Legendre prend pour exemple le culte de la Sainte Face, dans laquelle se mirent les pèlerins. C’est la reconnaissance de l’écart que rien ne peut combler, la représentation du vide. L’écart reconnu, représenté, « l’écart comme condition logique de l’altérité qui fonde l’identité » (Ibid.), permet d’établir la relation à l’autre et à toute communication. L’altérité radicale est au cœur de la communication. Nous montrons que cette altérité radicale peut prendre la forme d’un œil en gros plan. L’œil en gros plan surprend toujours et, ne laissant place à rien d’autre que lui-même, il nous renvoie à un questionnement sans doute sans réponse mais utile quant à ce qui fait l’homme, sa grandeur ou sa faiblesse.
Séquence 2
10Qu’est-ce qu’il y a de si fort et de si dérangeant à la vue d’un gros plan cinématographique sur un œil ? Peut-être, tout comme le regard qui unifie intérieur et extérieur, il se trouve dans un monde irrationnel. L’œil emplit l’image qui emplit l’œil. Nous allons voir qu’il n’y a plus de place pour rien qu’une introspection poussée à son paroxysme, un point d’interrogation aux multiples réponses. Sans doute là se résume l’essentiel de cette fiction qu’opère l’œil au sein d’un film. C’était peut-être un lieu commun aujourd’hui que de comparer la vision humaine à l’objectif de la caméra. Une image se forme sur la rétine comme l’objectif de la caméra sur le film. Pourtant n’est-il pas toujours saisissant de voir un œil, en gros plan, dans un film, et cela ne soulève-t-il pas une multitude de questions sur la communication et le rôle déterminant de l’incommunication. « Connaître et communiquer avec autrui conduit en effet à admettre que ce processus échappe à la rationalité et, même au-delà, qu’il y a une sorte d’impossibilité de la communication. Le paradoxe de la communication humaine est de nous faire prendre conscience des limites de la communication, puisque l’existence de l’autre est la preuve même de l’incommunicabilité. » (Wolton, 2012)
11La première fois que nous fîmes cette réflexion ou plutôt notâmes l’aspect paradoxal de cet œil-caméra à la fois évident et incongru, fut à la vision de Vertigo (Hitchcock, 1958). Dès le générique, l’œil est là. Le texte défile avec en fond un visage de femme détaillé, morcelé : d’abord la bouche, le nez, puis les yeux agités d’incessants mouvements pour finir sur l’œil droit, fixité du regard. Puis apparaît ce qui semble de prime abord une barre blanche – un interdit ? –, barre qui s’avère être le titre du film qui grossit jusqu’à devenir lisible. Ce trait devient spirale, cette spirale qui sera en quelque sorte le leitmotiv du film. Le héros, Scottie Ferguson, a quitté la police après un accident où l’un de ses collègues a trouvé la mort. Depuis il est victime du vertige. Et la spirale revient de façon récurrente chaque fois que le héros est confronté à une scène qui lui fait revivre cet accident et la phobie du vide qui en est découlé. La spirale est ici assimilée à l’œil, un œil qui ne sait plus où s’accrocher, à quoi se raccrocher, pris de panique. Cette spirale équivaut à l’œil, réceptacle de la peur et à sa pupille qui se dilate ou se rétracte selon les circonstances. La peur est ici totalement incontrôlable, liée à un souvenir précis, lequel renvoie à d’autres terreurs plus profondes, plus primitives et tout se bouscule. L’œil se ferme au monde extérieur, il est l’énoncé même de cet homme en grande détresse en rupture avec tout ce qui l’entoure et ne ressent plus que sa douleur et son impuissance. Dès le générique, le ton est donné et cet œil nous signifie l’enfermement d’un homme dans une douleur muette et irraisonnée, un cercle vicieux, une spirale infernale, laquelle se retrouvera du reste dans une chevelure féminine. Reflets dans un œil d’or (Huston, 1967) tiré du roman de Carson McCullers traite également de la folie et des comportements déviants. Léonora, épouse d’un homosexuel refoulé, trompe son mari avec un voisin, le lieutenant colonel Morris, lui-même marié à une femme profondément perturbée par la naissance d’un enfant anormal. Léonora est victime du voyeurisme du jeune soldat Williams qui est à son service, lequel est également espionné par un autre personnage. Williams est surpris dans la chambre de Léonora par Penderton qui le tue. L’œil est ici présent dans la scène qui montre Léonora montant nue les escaliers, scène qui se reflète sur la pupille de Williams.
12Dans Blade Runner (Scott, 1982), un œil apparaît également dans la première minute du film qui se déroule en 2019 à Los Angeles. Un survol de la ville montre que l’on se trouve dans le futur. C’est la nuit. Des lumières l’illuminent et donnent forme à cet univers inquiétant, parsemé d’explosions ici et là. À la vue générale de la ville succède le très gros plan d’un œil – à qui appartient-il ? – dans lequel se reflètent les flammes d’une explosion. Cet œil réapparaîtra quelques secondes plus tard, avec également un feu. Que signifie cet œil ? Un regard sur cet univers ? Un constat ? Un jugement ? Simplement un miroir ? Le film traite d’un futur où les « répliquants » qui sont des robots à apparence humaine sont employés sur des chantiers cosmiques. Les « répliquants » se sont enfuis et ont pénétré dans la cité. Un Blade Runner (un tueur) doit les éliminer. La difficulté est de les reconnaître. La différence avec les humains est que les répliquants n’ont pas de mémoire. Le thème de l’œil revient tout au long du film car pour reconnaître un répliquant, on le soumet à des tests. C’est dans les yeux que l’on peut voir si on a affaire à un répliquant ou pas car l’œil trahit des émotions, des affects qu’un répliquant est incapable d’éprouver. L’œil est ici synonyme d’humanité, de conscience. C’est un regard avec tout ce qu’il contient d’émotions, de sentiments, de critiques aussi. À la différence de l’œil de Vertigo, celui-là regarde vers l’extérieur, vers l’autre, en une tentative de communication.
13L’œil prend une autre acception dans Strange Days (Bigelow, 1995) ou dans Le Voyeur (Powell, 1960) par exemple. Dans ces deux cas, l’œil enregistre la propre mort des protagonistes. Dans Le voyeur, Mark Lewis est un cinéaste habité par l’angoisse, la peur qui trouve comme exutoire de filmer la mort des victimes qu’il attire dans son studio. Pris à son propre piège, Mark Lewis filmera sa propre mort sous le regard de sa voisine Hélène avec laquelle il s’était lié d’amitié et qui avait découvert la folie de Mark. Il y a quelques relations avec l’œil-spirale de Sueurs froides ici ; cet œil enfermé dans son propre malaise, dans sa propre démence, mais cela se double d’une réflexion sur le voyeurisme. L’histoire de Strange Days se déroule dans un futur très proche (déc. 1999) de sa date de réalisation. Vient d’être mise au point une caméra miniature, dissimulée sous une perruque, qui va enregistrer via des ondes émises par le cerveau tout ce que voit l’utilisateur. Une fois enregistrées, les images peuvent être lues grâce à un casque récepteur. Celui qui visionne les images et celui qui les a réellement vues voient donc exactement la même chose. Iris (le choix du prénom de l’héroïne est à noter), porteuse d’une caméra assiste à un assassinat. Ce sera en fait à sa propre mort qu’elle va assister, à la fois témoin et victime. Dans ce film, la référence à l’optogramme est évidente et portée à son paroxysme. L’optogramme est une invention, voire un fantasme, du siècle dernier due à des médecins légistes. L’idée était que l’ultime image vue par un homme lorsqu’il meurt reste en quelque sorte gravée un court laps de temps sur sa rétine. Il serait alors possible lors de la dissection de l’œil de saisir cette image par la photographie avant qu’elle ne s’efface. C’est ce que l’on retrouve en quelque sorte dans Strange Days et qui montre bien que la réalisatrice a utilisé ce principe de l’optogramme. Si Strange Days illustre mourir en étant vu se voyant mourir, Film (1964) de Beckett illustre le propos de Berkeley esse est percipi (exister c’est être vu), c’est-à-dire l’impossibilité d’échapper à la perception de l’autre, étant donné que cette assertion repose également sur la perception de soi.
14L’œil le plus célèbre du cinéma est sans doute celui du Chien Andalou (Buñuel, 1929) où un homme coupe avec un rasoir l’œil de sa compagne. Le sens est ici encore autre, car Buñuel, même s’il ne recherche pas à tout prix l’effet d’optique, l’effet de trucage, l’expérimentation, travaille quand même dans le courant de l’avant-garde et de ce fait, est en quête de nouveauté, de sensations neuves et d’inédit. C’est surtout dans le mouvement surréaliste qu’il faut chercher une filiation, dans la poésie, dans la perturbation des idées reçues. Buñuel veut inviter le spectateur à voir d’un autre œil que de coutume. Ce dérèglement de tous les sens dont parlait Rimbaud se retrouve à différents niveaux dans toutes les avants-gardes artistiques. À l’époque où Buñuel réalisait le Chien Andalou, Vertov créait L’homme à la caméra et le concept de ciné-œil, qui réunit la vision-machine et la vision-humaine par le montage. Selon Vertov, théorie du montage et théorie de la perception du cinéma sont à l’unisson. Dans L’homme à la caméra (1929), Vertov veut rompre avec la tradition et les contraintes normatives pour atteindre à l’image même de la vie. À la même période, Duchamp refusait une conception rétinienne de la peinture, tournait le dos aux normes afin de faire basculer avec une quatrième dimension l’art de l’esthétique dans l’éthique. Redonner du sens à la vision, tel a été le mot d’ordre duchampien, et faire en sorte que ce soit le regardeur qui fasse le tableau. Duchamp s’est du reste intéressé à la photographie (Man Ray). Tout se recoupe, se retrouve dans ces arts visuels où l’œil, le regard, la vision sont des termes voisins et pourtant si différents.
15Nous avons montré dans ce texte comment le dispositif cinématographique et son spectateur simulent le processus de communication. Le jeu des identifications, l’œil de la caméra et l’alternance des points de vue mettent en scène les ressorts de la communication humaine. L’œil et le regard ont un rôle central. L’œil n’est pas simplement un instrument optique : il participe comme source de la libido et tente de satisfaire la pulsion scopique. La plupart du temps, afin d’adhérer à la fiction cinématographique, le spectateur reste dans un désir de voir tant qu’il n’est pas interpelé par un regard caméra. L’extraction du regard caméra du dispositif donne accès à l’espace symbolique. Comme le manifestent de façons différentes l’œil en gros plan, l’identification primaire et le regard, il existe une zone d’opacité inaccessible à l’origine de toute pensée. L’altérité radicale ne peut être réduite. La communication se constitue à partir d’une incommunication qui nous échappe. La psychanalyse et le cinéma le montrent ensemble.