1Difficile de faire un tableau de ces courants de recherche, guère identiques selon les pays, qui ont évolué dans le temps et n’ont pas toujours les mêmes proportions.
2 Concernant les pays occidentaux, du Nord, on peut distinguer quatre critères de classement :
- la place accordée à la technique dans la communication ;
- le rôle plus ou moins actif du récepteur ;
- l’importance du contexte sociopolitique ;
- la dimension économique.
3 Ces quatre approches n’ont finalement pas fondamentalement changé, qu’il s’agisse des médias classiques (radio et télévision) ou de ce qu’on appelle encore les NTIC. L’absence tragique de mémoire dans ce domaine de recherche, l’importance des modes, la vitesse, comme la séduction des changements techniques et le sentiment que « tout change » entre la télévision et Internet conduisent à oublier le rôle essentiel des utopies. Hier comme aujourd’hui, ces objets techniques ont été accompagnés d’utopies sociopolitiques, pour la radio, la télévision ou Internet.
4 Dans tous les cas le contexte sociopolitique est déterminant. À chaque changement technique, une utopie politique d’émancipation est réapparue, avec l’idée que la technique en était le « bras armé ». On le voit pour Internet. Mais c’est oublier qu’il en fut de même pour la radio, la télévision, notamment pour la couleur (1977) comme pour les réseaux hertziens et le câble. C’est sans doute pour le rapport au public que la différence est la plus forte. Pour les médias, il s’agit du grand public à partir d’une logique de l’offre, de plus en plus différenciée avec la multiplication des canaux. Avec Internet, il s’agit d’une logique de la demande individualisée. Avec les médias de masse, on est face à la société, avec Internet, face aux communautés. Cette différence essentielle du statut du programme et du rapport au public n’empêche pas la géographie des quatre courants de recherche de rester relativement identique depuis les années 1960. Ce qui prouve d’une certaine manière la permanence des oppositions théoriques, en dépit des changements techniques et de l’organisation des techniques de communication.
5 Cette émergence des sciences de la communication, et de leur structuration théorique, est inséparable de ce que j’appelle le tournant communicationnel à partir des années 1980, tant du point de vue des valeurs que des techniques, des usages et des représentations.
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7 Par communication, il faut entendre ici l’ensemble des techniques de communication de la presse à la radio à la télévision et aux nouveaux médias, avec leurs implications économiques, sociales, culturelles. Mais aussi les valeurs, représentations et symboles liés au fonctionnement de la société ouverte et de la démocratie. C’est donc finalement par rapport à une conception anthropologique de la communication que ces courants de pensée sont classés en quatre groupes.
8 Ces quatre positions structurent ce domaine bien au-delà de la recherche, se retrouvent dans la presse, les discours des acteurs, ou celui des hommes politiques. Pourquoi rappeler le lien entre le discours savant et celui des acteurs ? Parce qu’en matière de communication, il y a toujours superposition des discours. Le discours savant n’est jamais loin des discours de l’acteur, du journaliste, ou du discours du sens commun. C’est le prix, lourd à payer à l’ambivalence fondamentale de la communication. (cf. Penser la communication, Flammarion, 1997).
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Les quatre discours de recherche
Les thuriféraires
10Il s’agit du discours le plus optimiste, à la fois sur le plan des techniques et de la vision de la société. Les techniques vont « tout changer », surtout en s’individualisant avec Internet. Liberté, mobilité, émancipation. Tels sont les maîtres mots avec pour horizon la « société numérique » où chacun est libre, interactif et créatif. Ce discours utopique est évidemment très proche des industries du GAFA qui n’hésitent pas à parler d’une « révolution de l’information » dont les réseaux et les big data sont les symboles. La haine, la domination, le pouvoir, la persuasion n’ont pas leur place dans « une société collaborative et de participation ». C’est évidemment aujourd’hui le courant dominant depuis une génération. Son expansion est proportionnelle au progrès technique, qui ne suscite aucune critique, mais plutôt une adhésion croissante. Très peu d’aspects négatifs. Rien sur les concentrations industrielles ou les atteintes aux libertés individuelles, ou la numérisation du monde, ou la toute-puissance des GAFA…
Les critiques
11Ici domine la méfiance à l’égard de la communication, de ses industries, de ses intérêts, de ses idéologies. Les individus sont manipulés, voire aliénés. Derrière les libertés, l’impérialisme économique et la destruction des identités et des libertés dominent. Une vision qui insiste beaucoup sur les dégâts méconnus de l’impérialisme économique et qui critique l’irénisme communicationnel. L’approche critique marxiste trouve ici sa place. Elle fut très forte avec la critique du « nouvel ordre mondial de l’information » dans les années 1980, et plus faible aujourd’hui tant le monde entier succombe aux charmes des réseaux, des interactions, des big data et des objets interconnectés. Mais nul doute qu’elle reprendra de l’importance avec la naissance d’une réflexion critique, aujourd’hui évacuée au profit d’une fascination pour le progrès technique. Plus le monde sera interconnecté, plus elle reviendra justement, parce que les promesses techniques ne suffisent pas à changer l’Homme.
Les empiristes-critiques
12Plus intéressé par la problématique de la communication, ce courant insiste sur l’existence d’une marge de manœuvre dans le processus communicationnel. Tout simplement parce que l’esprit critique de l’usager ou du récepteur existe, ce qui lui interdit d’être réduit au stade de consommateur. Les récepteurs conservent un esprit critique qui, à un moment, se manifestera. On n’est ni dans l’irénisme ni dans la manipulation, mais dans l’expérience souvent douloureuse de la négociation et de l’incommunication. Malgré les apparences, les usagers ne rentrent pas dans la table des matières des notices d’utilisation. Ici la réglementation et la bataille politique sont essentielles pour préserver la dimension de liberté et d’émancipation de ces industries. Essentiel donc de lutter contre toute la puissance des GAFA et des industries impériales du xxie siècle qui s’approprient le cœur de la communication avec l’information, la culture, la communication, la connaissance. La préservation des identités culturelles et l’organisation de la cohabitation culturelle font partie des combats à mener pour préserver la diversité culturelle. Ce courant réintroduit la logique politique, contre le jeu du libre-échange. C’est-à-dire de l’échange dominé par le plus fort. Avec une critique radicale des GAFA et un projet pour donner du sens à cette révolution numérique, dont on oublie toujours de faire une évaluation critique. Pour l’instant, la pensée politique manque. La fascination technique l’emporte. Et peut-être de plus en plus. Mais demeurent les réflexions politiques visant à définir par exemple la séparation privé-public, et la prééminence de la loi et de la politique sur les « usages » et l’économie. La technique oui, mais d’abord un projet politique et culturel.
Les nihilistes
13Ce sont ceux qui affirment ne pas être dupes de cette révolution de la communication, mais apprécient en elle toutes les possibilités ludiques et de détournement permettant aux individus d’être plus libres. Peu importent les enjeux de concentration économique et politique, ou les risques de standardisation, l’essentiel est que les individus, libres, puissent profiter des dispositifs et des réseaux. Priment la liberté individuelle et ses capacités de création ou de détournement. Le déterminisme technique, économique, sera toujours subverti par les inventions individuelles ou communautaires. Guère d’optimisme à l’égard de la société ou des Hommes, mais l’essentiel est de jouer. Pessimistes ou optimistes, les nihilistes refusent les analyses globales au profit d’une logique du détournement. Jouer enfin avec de nouveaux outils qui simultanément nous contrôlent, et nous libèrent. À nous de nous émanciper. Les acteurs ne sont pas forcément critiques. Ils peuvent être dupes, mais l’essentiel est dans la capacité à réinventer. Un brin de cynisme. Peu importe le jeu des industries impériales du xxie siècle. Les hommes arrivent toujours à détourner les usages. Débarrassée de l’idéologie du progrès ou de la domination, cette posture peut introduire un peu de distanciation, sans pour autant vouloir s’inscrire dans un combat politique de la réglementation. Toujours l’ironie et la distance, par les déplacements de frontière entre le privé et le public. Tout est possible. Et pourquoi pas transformer tout en jeu… ?
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15 Trois dérives idéologiques sont possibles à partir de ces positions théoriques.
16 D’abord l’idéologie technique, celle qui accorde un rôle excessif à la technique, dans la communication, à la hauteur du progrès technique. Supposer pouvoir résoudre les difficultés incessantes de la communication humaine par les techniques, même si finalement chacun sait que dans la communication, le plus facile est la technique, le plus compliqué, les hommes et la société.
17 Ensuite l’idéologie scientiste. Confier aux neurosciences et aux sciences cognitives le soin, à leur tour, de résoudre les « problèmes » humains de communication. Le symétrique de l’idéologie technique. Avec le déni, malgré un siècle de recherche autour de la psychanalyse, de la spécificité de la question de l’inconscient ou de l’immense complexité du langage. Toujours la tentation de croire que la science résoudra les problèmes de l’irrationalité de l’homme…
18 Enfin, le sociologisme. Réduire la complexité de la communication humaine aux déterminants sociologiques, aux rapports sociaux et aux mécanismes de domination. Désubjectiviser. Objectiver. Les impasses et contradictions de la communication rabattues de côté des rapports de force et « du pouvoir ».
19 En tout cas l’envahissement de l’information et de la communication dans toutes les sphères de la vie publique et privée, depuis un siècle, parallèlement à l’immense mouvement de libération individuelle oblige à une réflexion nouvelle sur le statut de l’individu, sa liberté et ses rapports avec le collectif.
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21 Les sciences de la communication obligent à reposer trois questions épistémologiques. Ces questions sont d’ailleurs au cœur de toutes les sciences sociales, et bien au-delà, mais encore plus évidentes ici, compte tenu de l’impossibilité, pour chacun d’entre nous, de se passer et de se détacher de la communication.
22 1. D’où parle celui qui en matière de communication saurait à la place des autres ? D’où lui viendrait cette supériorité cognitive ?
23 2. Admettre les limites du discours critique. Tout le monde est embarqué dans la communication. Il n’y a pas d’extériorité. Simplement des positions subjectives assumées, ce que montre très bien d’ailleurs le statut de la psychanalyse constamment raillée, et mise en quarantaine par les « scientifiques ». Les dérives de la psychanalyse sont tout simplement plus facilement visibles que celles des scientifiques qui ne supportent pas cette part de subjectivité de la part d’une démarche qui, tout en ne prétendant pas à la « scientificité », a néanmoins des résultats thérapeutiques. La psychanalyse, comme le symbole d’une indépassable modestie de la compréhension des rapports humains et du rapport de l’homme au monde.
24 3. La communication humaine reste inséparable de la société. Aucune « objectivation » ni « distanciation complète » n’est possible. Tout processus de communication est lié à des cultures, représentations qui varient d’une société et d’une civilisation à l’autre. Tout ceci n’a rien à voir avec le relativisme, mais avec la nécessité impérieuse du comparatisme et de l’histoire. Avoir, par cette comparaison dans le temps et l’espace, la capacité non pas d’arriver à une impossible objectivité, mais de comprendre un peu mieux la singularité des différents modèles culturels de communication et de la rationalité particulière qui en découle. À la fois une modestie épistémologique et un rappel des deux dimensions essentielles qui entourent tout processus de communication, à savoir la dimension humaine et la dimension sociale.
25 En un mot, reconnaître qu’il n’y a jamais d’extériorité complète possible dans l’activité de communication, ni d’ailleurs dans le processus de connaissance qui l’accompagne. Ce qui est finalement rassurant quand on valorise, comme je le fais depuis toujours, la dimension, d’abord humaine de la communication, avec ses forces, ses faiblesses, ses échecs.
26 Cette modestie épistémologique est beaucoup moins dangereuse que l’adhésion aux trois idéologies florissantes, techniques, sociales ou scientistes.