« Au cours d’une carrière déjà longue et diverse, je n’ai jamais vu un éducateur changer de méthode d’éducation. Un éducateur n’a pas le sens de l’échec précisément parce qu’il se croit un maître. Qui enseigne commande. D’où une coulée d’instincts... »
1Combien d’heures par jour, à l’école, fait-on la leçon aux enfants ? Pourquoi s’étonner de leur perpétuelle oscillation entre passivité et agitation, entre soumission (générale) et rébellion (rare) ? Seule une minorité de « bons élèves » comprend en effet que l’essentiel n’est pas de se confronter aux exigences extraordinairement complexes des apprentissages et des savoirs, mais de paraître demandeur de ce qui est imposé (emplois du temps, programmes, pédagogies et modes d’évaluation, etc.), c’est-à-dire de paraître motivés, de manifester la docilité active nécessaire à la « réussite ». Et chaque élève comprend très vite qu’il ne sert à rien de vouloir discuter : le maître aura toujours raison.
2Les parents d’élèves sont souvent surpris par les difficultés qu’ils peuvent rencontrer à dialoguer avec les enseignants. Outre le fait qu’il y a toujours, sous-jacent à l’entretien, une inquiétude quant à l’avenir de ses enfants – que se passe-t-il pendant ces six ou huit heures où je confie « la chair de ma chair » à une instance dans laquelle je n’ai aucun pouvoir ou droit de regard ? –, la situation de rencontre entre parents et enseignants (souvent sur convocation !) réactive la relation hiérarchique vécue jadis par tout le monde entre maître et élève, provoque un sentiment de culpabilité en cas de difficultés scolaires ou troubles de comportement de l’enfant, sans parler des effets de l’accusation récurrente, implicite ou explicite, de laxisme ou de démission.
3Les enseignants savent-ils communiquer avec autrui, c’est-à-dire soutenir une conversation entre égaux, entre citoyens de plein droit ? L’erreur serait de considérer ici que la question relèverait de qualités d’ordre psychologique ou pédagogique, qu’elle pourrait se résoudre dans une solide formation « à la relation » et à « la gestion des groupes ». Il s’agit d’abord de conditions institutionnelles imposées aux enseignants par leur mode de recrutement et l’organisation même du système éducatif.
Une formation qui ne facilite pas la communication
4Et la première question est sans doute : pourquoi vouloir passer sa vie à transmettre un savoir préalablement acquis plutôt que de le mettre en œuvre dans une pratique professionnelle ? Si j’apprends l’électricité ou la musique, par exemple, c’est pour devenir électricien ou musicien. Un savoir et un savoir-faire n’ont de sens que dans une pratique réelle qui les engage. Comment se fait-il alors que certains choisissent d’enseigner plutôt que de pratiquer ? Certes, certains savoirs ne semblent guère pouvoir déboucher sur une pratique « professionnelle » directe, ou assurer des revenus nécessaires à l’existence. Mais, même dans ces cas, qu’est-ce qui explique le choix de la carrière d’enseignant ? On pourrait imaginer un système éducatif où ce seraient les professionnels, à tous les niveaux de la division du travail, qui, pour une part de leur temps de travail, auraient à transmettre leurs savoirs et savoir-faire.
5Pour devenir enseignant, il faut avoir soi-même réussi à l’école… Peut-être, pour certains, cette « réussite » donne-t-elle envie de prolonger la situation, c’est-à-dire de rester à l’école ? Un enseignant entre à l’école à l’âge de trois ans et y reste jusqu’à la retraite. Pourquoi vouloir changer un système dans lequel on a soi-même réussi ? La situation vécue par les enseignants n’est-elle pas, finalement, infantilisante ? Pour ce qui constitue l’essentiel de son travail, l’enseignant n’a affaire qu’à des inférieurs, par l’âge, le statut, le savoir. Où et comment pourrait-il vivre des relations de coopération, de travail, avec des égaux ?
6Cette situation explique peut-être pourquoi les enseignants rencontrent souvent des difficultés dans leurs relations professionnelles avec d’autres adultes, et notamment les parents : comment admettre que l’autre puisse avoir raison contre soi puisqu’on est payé pour détenir et transmettre la vérité ? Comment accepter de se remettre en question puisqu’on occupe, grâce à ses mérites, la position du pouvoir ? Cette difficulté de relation entre égaux peut expliquer la fragilité particulière des enseignants et le fait que la moindre contestation de leurs méthodes pédagogiques leur apparaisse comme une agression, qui déclenche alors toute une série de comportements de défense. Cette fragilité particulière a pour conséquence de rendre très souvent toute communication réelle très difficile entre un enseignant et un adulte extérieur au monde clos de l’école.
7Qu’est-ce qui rend la situation faite aux enseignants infantilisante ? Au contact permanent d’enfants et d’adolescents, l’enseignant se voit sollicité par eux au plus profond de lui-même, de sa propre immaturité. Les menaces de régression que font peser sur sa personnalité ce contact quotidien peuvent le conduire à construire des systèmes de défense variés pour, en quelque sorte, refouler l’enfant en lui-même, oublier ce qu’il en a été de sa propre enfance et adolescence, et, sur ce refoulement, construire une sorte de carapace défensive, s’appuyant sur les possibilités offertes par la position institutionnelle – notations, sanctions, etc. – pour s’assurer de son statut toujours menacé d’adulte, de « maître ».
8On voit ici qu’il ne s’agit pas de dispositions caractérielles particulières à l’enseignant : celui qui exerce le pouvoir peut être tenté de croire, non pas qu’il assume une fonction provisoire, technique, d’expertise relative parmi ses égaux, mais qu’il remplit une « mission » se référant à un pseudo-absolu – Dieu, le Prolétariat, le Savoir, etc. – et n’ayant de comptes à rendre qu’à cet « absolu ». En outre, sa position le place dans une situation contradictoire : il veut être obéi et aimé en même temps. Il ne suffit pas alors à ceux qui sont soumis de manifester par leur comportement qu’ils le sont effectivement, il leur faut encore donner l’impression d’aimer cette servitude… puisque « c’est pour leur bien » ! Et malgré des résistances farouches, voire violentes, et des régressions étonnantes dans les appels au retour de la loi et de l’ordre, un certain type de rapport à l’autorité (familiale, scolaire, militaire, professionnelle, etc.) se désagrège aujourd’hui sous nos yeux. Et si cette évolution est une chance de progrès moral, elle comporte cependant des risques évidents pour ceux qui n’envisagent pas l’acquisition des savoirs et savoir-faire autrement que par la voie de l’autorité, puisque c’est par cette voie qu’ils les ont eux-mêmes acquis. Si le rapport traditionnel d’autorité adulte-enfant s’effondre, alors les frontières ne sont plus aussi nettes qu’autrefois entre l’état d’enfance, de jeunesse et l’âge adulte.
Autorité, évaluation et citoyenneté
9Lorsque les rites de passage traditionnels – dont on peut considérer les examens comme des survivances – ne suffisent plus à marquer ces limites, lorsque les adultes eux-mêmes – et la société de consommation sait pousser en ce sens – courent après leur jeunesse, alors les modes d’autorité des générations précédentes sur les suivantes ne peuvent plus s’opérer de la même manière. Mais demeurent malgré tout les nécessités de l’intégration des jeunes aux valeurs sociales en vigueur ; et si, dans la famille, l’autorité ne s’exerce plus ou peu, alors la société peut être tentée de se débarrasser sur un corps de spécialistes – les enseignants – du rôle d’exercer ce qui demeure nécessaire comme contraintes dites éducatives. Il ne s’agit pas d’une quelconque « démission des parents », comme on le dit trop vite et trop souvent, mais d’une sorte de partage des tâches : à la famille, la convivialité, l’autonomie, la chaleur des relations ; à l’école, le savoir, l’autorité, l’intégration. Caricatural ? Oui, bien sûr, puisque la famille est loin d’être toujours « conviviale » et qu’à l’école, on alterne entre autoritarisme et laisser-faire. Il semble bien pourtant que si l’autonomie des individus se réfugie dans la sphère privée, c’est aux institutions, à l’État, d’exercer les nécessités de l’intégration sociale.
10Encore une difficulté donc pour les enseignants, qui sont ballottés entre des exigences contradictoires : la nécessité d’imposer, avec le savoir et la culture, des normes de comportements, d’une part et, d’autre part, le désir d’entrer eux aussi dans cette nouvelle définition des rapports entre les générations. Les enseignants « doivent à chaque instant réaliser des situations à la fois rondes et carrées. Enseigner mais ne pas contraindre ; imposer des apprentissages non désirés mais garder de bonnes relations ; favoriser l’épanouissement des personnalités mais porter sur ces personnes des jugements définitifs et sans appel ; former des esprits et les sélectionner ; aider à devenir adulte et infantiliser en permanence ! » (Ranjard, 1984) Et les tentatives de « libéralisation » tournent vite à la pagaille : « prof autoritaire » ou « prof sympa » ? Jeux de balançoire qui ne devraient plus être de mise chez des adultes…
11Cette situation explique aussi l’acharnement des enseignants à s’accrocher à ce qui demeure comme leur dernière possibilité de conserver le pouvoir : la notation, la sélection. Il y a belle lurette que l’arbitraire de la notation a été démontré (Piéron, 1963) : mais si on enlève cette dernière ligne de défense aux enseignants, ils peuvent avoir alors le sentiment qu’il ne leur reste plus rien… Lorsque l’autorité ne peut plus s’imposer, lorsque les consensus sur les savoirs ont disparu, lorsque les régressions conduisent à l’anomie, alors demeure ce « noyau dur », sur lequel finalement repose tout l’édifice : les notes, les examens, les commentaires sur les livrets. Et la reculade du ministère qui s’annonce montre une absence certaine de courage politique. C’est en effet sur les notes, et exclusivement sur les notes, que se décide l’orientation des élèves et c’est par là que s’effectue la sélection sociale. Alors, si on démontre aux enseignants que leur seul dernier « pouvoir » n’a rigoureusement aucun fondement sérieux… c’est la catastrophe ! D’où des réactions souvent violentes. Les enseignants n’ont guère de possibilités d’envisager d’autres modes d’évaluation que ceux qu’ils ont eux-mêmes subis. Cet ultime pouvoir se révèle alors clairement pour ce qu’il est : une impuissance cachée. Impuissance ou incapacité à entrer en relation avec l’autre comme égal, à lui faire partager sa passion pour tel ou tel savoir ou savoir-faire, à évoluer dans un groupe hétérogène en y travaillant avec ceux qui le composent, à formuler des demandes qui ne soient pas des ordres, à accepter des demandes qui ne soient pas des concessions, à sortir du cercle infernal séduction-répression, du rapport de force qui interdit aux personnes de se rencontrer à propos d’un projet commun.
12C’est la violence froide, continue, institutionnelle, dans l’exercice obligatoire du jugement que les enseignants doivent assumer et les élèves subir de par l’organisation même du système éducatif, qui contraint le maître à juger des résultats de son propre enseignement, à être juge et partie. Montesquieu disait de la république démocratique qu’elle est la forme de société dans laquelle on peut alternativement obéir et commander à ses égaux. Certes l’école n’est pas un lieu de démocratie, mais un temps d’apprentissage de la démocratie – ou devrait l’être… – et donc les principes élémentaires du droit devraient d’abord y être mis en œuvre. Sinon, inutile de parler de « valeurs de la République » ou d’éducation à la citoyenneté.
13Si l’enseignant doit juger des résultats de son propre travail, alors réussir à l’école consiste principalement à deviner ce que le professeur a « derrière la tête », et dès lors la recherche de la conformité remplace la recherche de la vérité, et les savoirs s’instrumentalisent en outils de pouvoir, grâce aux diplômes acquis.
14Le cœur même de la structure de la classe et du déroulement du cours élimine – ou en tout cas rend extrêmement difficile – toute communication ; le discours magistral est à sens unique et l’élève sait très bien que, devant ce juge d’instruction, tout ce qu’il peut dire « risque de se retourner contre lui » ! Et puisque tout le monde passe par l’école, dont la structure, par essence, détruit toute possibilité de communication par la pénalisation générale des apprentissages, on comprend pourquoi les « élites » se coupent des véritables préoccupations des populations, avec les résultats désastreux que cette situation entraîne en terme de démission citoyenne ; et ne sont-ce pas, à tous les niveaux de nos institutions, les anciens « bons élèves » qui se partagent l’essentiel des pouvoirs ?
15Ce sont bien les fonctionnements institutionnels actuels qui interdisent l’apprentissage progressif des responsabilités citoyennes, l’intériorisation des exigences du vivre-ensemble et la compréhension de la loi comme outil d’articulation des libertés. C’est encore une infime minorité d’enseignants aujourd’hui qui a lu – seulement lu ! – le texte fondamental à valeur supra-constitutionnelle qui structure – devrait structurer… – les relations adultes-enfants, à savoir la Convention relative aux droits de l’enfant, notamment en ses articles 12 à 15 qui obligent, désormais juridiquement, à l’instauration des dispositifs de participation progressive des élèves dans les fonctionnements institutionnels mêmes de l’école : or, force est de constater, à regarder lucidement ce qui se passe dans le quotidien de l’école, qu’un élève de maternelle a plus de pouvoir d’initiatives et d’autonomie dans les activités qui rythment sa journée qu’un élève majeur de Terminale qui doit encore demander l’autorisation d’aller aux toilettes !
16Certes, on prend soin de nous rappeler à intervalles réguliers (c’est-à-dire au rythme quadriennal des manifestations lycéennes) que des « droits » sont reconnus aux élèves, mais il ne s’agit là que d’un leurre : tous les règlements intérieurs commencent par énumérer les « devoirs », lesquels portent sur les fonctionnements institutionnels, les horaires, les apprentissages, les tenues, etc., alors que les droits sont cantonnés à la sphère associative (animations diverses de la « vie scolaire » – expression révélatrice qui désigne ce qui se passe en dehors des cours –, journaux lycéens, clubs variés, etc.) ; ainsi, l’exercice de ces droits apparaît comme facultatif, en périphérie « animatrice » de la fonction centrale d’instruction. Cette confusion entre les logiques institutionnelles et associatives aboutit à faire apparaître les droits comme tout à fait secondaires par rapport aux devoirs, alors que tout ordre démocratique implique que les devoirs ne soient évidemment que la conséquence des droits. Et, d’une certaine manière, tout se passe comme si on exigeait des élèves qu’ils manifestent les mêmes degrés d’énergie, de « motivation » dans la sphère institutionnelle que dans les activités libres de la sphère associative.
17Lorsque, il y a quelque temps déjà, Ivan Illich (1971) proposait de « déscolariser la société », il pointait cette perversion « enseignante » à tous les niveaux hiérarchiques, et proposait – dans la lignée de toutes les pédagogies coopératives (Freinet, Korczack, Makarenko, Cousinet, Freire, Oury, etc.) – les structures institutionnelles telles qu’elles se réalisent aujourd’hui dans l’éducation populaire, dans les réseaux d’échange réciproques des savoirs, permettant aux enfants d’entrer progressivement dans la richesse et les saveurs de la conversation humaine.