1« Langue de bois » : l’expression est devenue si « incontournable » qu’elle s’impose, pour ainsi dire, d’elle-même [1]. Il semble presque superflu de la présenter tant elle est devenue un véritable lieu commun, à croire qu’elle fait partie intégrante de notre langue, voire de toutes les autres, depuis des lustres. Il n’en est rien : le terme apparaît dans les médias français au moment du mouvement Solidarność en Pologne, au début des années 1980. Venu de l’Est, il ne renvoie au début qu’à la « soviet-langue » des régimes totalitaires situés de l’autre côté du rideau de fer. Peu à peu, l’expression change de sens en français, ou plutôt devient polysémique.
2Aujourd’hui, la langue de bois est partout : dans le discours des hommes politiques des régimes démocratiques et des diplomates, au sein des médias, dans le monde des « communicants », dans le marketing, la publicité, la stratégie de communication des entreprises, voire dans la langue de tous les jours. De plus en plus d’études et d’ouvrages lui sont consacrés. (Thom, 1987 ; Sériot, 1989 ; Dewitte, 2007 ; Delporte, 2009).
3La question est à aborder sous trois versants. Tout d’abord, sous l’angle historique, voire géopolitique : à l’évidence, la langue de bois n’a pas le même sens selon qu’on la situe dans l’ex-bloc de l’Est ou en régime démocratique ; ensuite, elle est désormais investie d’une telle polysémie, notamment en France, qu’il faut davantage parler des langues de bois ; enfin, il s’agit de dépasser une vision simplificatrice et manichéenne qui voudrait qu’il y ait d’un côté le bien – à savoir la vérité, sans laquelle il n’est pas de véritable démocratie – et de l’autre le mal – dont toutes les langues de bois seraient, en définitive, la sinistre émanation orwellienne.
De la novlangue aux langues de bois « modernes »
4Une première controverse a surgi autour de l’usage fort ou faible de ce concept : la langue de bois – entendue comme le newspeak décrit par Orwell dans 1984 ou par Miłosz, prix Nobel de littérature 1980 et auteur entre autres de l’essai La Pensée captive (1953) – est une langue dévoyée, énonçant sciemment le contraire de ce qui est. Il ne faudrait pas la confondre avec une langue euphémisée par convention diplomatique, ni avec le « politiquement correct ». Contrairement aux conventions que l’on choisit librement pour des raisons de bienséance, de pudeur ou de diplomatie, la langue de bois impose une vision du monde, un décryptage de la réalité formatée, voire inversée, souvent au service d’un pouvoir qui y trouve sa légitimation et dans le but non pas de communiquer mais au contraire d’entraver la communication véritable, de bloquer la controverse au sein de l’espace public sans contre-pouvoirs véritable.
5En France, le terme de « langue de bois » est plutôt pris dans un sens souvent si affaibli que l’on a pensé à la baptiser « langue de coton » (Huygue, 1991). C’est oublier un peu vite qu’en démocratie aussi, il peut y avoir manipulation délibérée de l’opinion publique, comme le démontre l’exemple des spin doctors ou les dérives de la « bienpensance » ou du « politiquement correct ». La langue de coton n’est pas toujours aussi moelleuse qu’on pourrait le croire.
6La « langue de bois » est perçue comme la langue d’hier, obsolète et ringarde. Elle est souvent remplacée aujourd’hui par le « parler-vrai », une langue sans détours qui – contrairement à la langue de bois qui communique sans informer – informe en communiquant, directement dans la langue de l’autre, une langue simple, comprise par tous et non réservée à une élite. C’est sous la pression de l’évolution de l’opinion publique que la « langue de bois » technocratique des années 1980-1990 est devenue aujourd’hui impraticable. Elle sonnerait automatiquement faux.
7Mais ce n’est pas parce que l’on ne parle plus dans la « langue de bois » d’hier que l’on ne parle dans la « langue de bois » d’aujourd’hui ou de demain. Ce n’est pas parce que l’on utilise une langue simple, courante et compréhensible par tous, que l’on met un terme à la langue de bois. Le « parler vrai » peut devenir simplement une des formes possibles de la langue de bois (Legrand, 2011).
8De ce point de vue, ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle communication » – et pas seulement dans le domaine de la politique, mais aussi dans celui de la « société civile » ou des entreprises – a massivement recours à cette nouvelle forme de langue de bois. À l’inverse, tout « parlervrai » n’est pas forcément, bien sûr, de la langue de bois. Tout dépend du contexte : voilà pourquoi il est important d’analyser chaque langue de bois dans sa spécificité en fonction du cadre dans lequel on l’utilise. Toute langue de bois, y compris la plus « transparente », appelle un art du décodage.
9Entre les deux extrêmes que sont la langue de bois totalitaire et le terme fourre-tout de la vie courante, un éventail de discours plus ou moins stéréotypés peut se déployer, si bien que selon les contextes discursifs les connotations iront ainsi crescendo : banalisation du terme dans l’usage courant, code de la politesse sociale à l’inévitable hypocrisie, langage diplomatique aux formules aussi obscures qu’alambiquées, jargon autoritaire de l’expertise bureaucratique, verbiage (pseudo)-scientifique disqualifiant les « non-experts », slogans sclérosés habillant l’inédit pour en occulter la nouveauté, propagande mensongère destinée à tenir lieu de vérité officielle, etc. La langue de bois est un phénomène polymorphe et hautement polémique. Les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux sur son existence. Pour les uns, la langue de bois n’existe pas (Sériot) – elle est davantage un effet de discours relevant des échanges verbaux des locuteurs. Pour les autres, elle existe bel est et bien et constitue une réalité observable, même s’il n’est pas facile de la décrire avec précision. C’est pourquoi une étude interdisciplinaire de son décryptage est nécessaire, tenant compte de la langue mais aussi du récepteur, du contexte.
10À cet égard, on rappellera que pour Orwell (2001), la novlangue n’est que la transposition, poussée à l’extrême, de la langue de bois que l’on trouvait pratiquée des deux côtés du rideau de fer. Ce serait certes caricaturer sa pensée que de faire dire à Orwell que la démocratie n’est faite que de cette novlangue (le terme ne sera forgé que deux ans plus tard, en 1948) servant « pour l’essentiel une défense de l’indéfendable ». Il n’en reste pas moins qu’il n’y a pas nécessairement solution de continuité entre les deux. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre toutes les polémiques qui peuvent surgir quant à la délimitation de la ligne de partage : c’est là une question centrale.
Défense et illustration de la langue de bois
11Tout dépend, en effet, de l’endroit où l’on place le curseur, ce qui amène à poser la question de son utilité : non pas celle, bien entendu, des formes extrêmes qu’elle peut revêtir dans les régimes totalitaires ou, dans certains cas, dans les régimes démocratiques, mais de ses formes atténuées. Pour les uns, elle est néfaste à la communication car en imposant un style, un vocabulaire, elle impose une vision du monde aux interlocuteurs en les privant de la liberté de penser.
12Pour les autres, elle est consubstantielle à la démocratie et en imposant certaines limites à la spontanéité, elle permet d’éviter aussi la violence verbale, l’irrespect de l’Autre. Un monde sommé de tout dire en permanence au nom de la « transparence » et de la « vérité » est, au mieux, une utopie à la fois irréalisable et dangereuse. Comment trancher ?
13La question centrale est éthique : comment ne pas être dupe de la parole de l’autre ? comment s’articulent liberté de penser et « pensée captive » ? Personne ne se vante d’utiliser la langue de bois. Elle est, et a toujours été, un repoussoir. C’est toujours « la langue de l’autre ». À quel moment se produit ce que Philippe Breton (2004) appelle la parole manipulée, selon lui le fait d’« entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion sans qu’il s’en rende compte ».
14La philosophe polonaise Barbara Skarga (2012) a été privée de liberté pendant dix ans dans un goulag au Kazakhstan. Elle est auteur d’un livre traduit en français, Les limites de l’historicité (1997), où elle pose la question d’apparition et de disparition des courants d’idées. Elle a notamment beaucoup réfléchi à ce qu’elle a appelé « la pensée chercheuse », c’est-à-dire le contraire de la langue de bois :
[…] la codification est comme l’achèvement du processus de la formation des règles du sens et, à la fois, le moment qui en favorise la destruction. Quant à l’institutionnalisation, elle tente d’empêcher cette dernière. Elle remplit donc des fonctions conservatrices dans la mesure où elle défend l’ordre établi et craint le chaos, le plus souvent pour des raisons non intellectuelles mais idéologiques.
16Skarga repère donc deux dangers majeurs pour la liberté de pensée : l’excès de codification et l’excès de l’institutionnalisation. Les deux sont indispensables pour la rigueur scientifique, pour éviter le chaos et la dispersion. Mais lorsqu’on le fait pour des mauvaises raisons, qui sont des raisons idéologiques, il y a danger réel d’homogénéisation des courants de pensée, d’élimination de toute idée dérangeante ou trop novatrice. Le problème est loin d’être cantonné aux régimes totalitaires ou autoritaires, et le « politiquement correct » des démocraties comporte cette ambiguïté. Il lisse la communication sociale en permettant d’éviter la violence verbale, mais en même temps, en poussant à une expression qui reflète une vision par trop pacifiée des relations humaines, il peut frôler le mensonge qui empêche le vrai débat nécessaire pour résoudre les vrais problèmes. Avec les mots imposés par l’usage (même bien intentionné), on peut imposer une vision du monde dangereusement angélique. Le premier risque d’une langue de bois « soft », appelé souvent le politiquement correct, est donc de passer à côté du réel et de prendre pour référent non pas les choses mais les idées que l’on se fait sur les choses.
17Le deuxième danger touche à un problème encore plus fondamental – valeur essentielle de la démocratie – qui est la liberté. Or, la liberté fondamentale d’une personne est son style : style de vie, style vestimentaire, son habitat, son intérieur, l’esthétique choisie. Le style d’expression en fait bien évidemment partie. Imposer une manière de s’exprimer peut être une forme de violence douce que tout le monde accepte tant qu’il s’agit des conventions librement choisies. Que dire de la situation où les conventions ne sont pas réellement choisies mais imposées par un usage dont la transgression comporte un prix dont on est conscient ? Nous sommes là devant un vrai débat sur les limites du politiquement correct.
La conscience sociale a besoin d’un atelier. Nous devons être les artisans de ce qui doit nous survivre, sinon nos semblables seront des esclaves d’ici à cinquante ans. […] Il s’agit là d’une chose possible. Ne fût-ce que dans la manière de communiquer dans la conversation, par exemple. Le langage peut être aussi une forme de liberté […] User dans la description des faits d’un langage entièrement personnel, c’est un premier pas vers la liberté, et ce pas, on peut le faire toujours et partout.
19Ces propos de l’écrivain polonais Kazimierz Brandys montrent à quel point la préoccupation de garder son style personnel dans la manière de parler et de rester vigilant sur les excès de style imposé dans la vie sociale était le sujet primordial du combat pour la liberté tout court.
20Vaclav Havel, homme de théâtre devenu dissident, puis homme de pouvoir et chef d’État, a développé une réflexion sur le pouvoir libérateur de la parole. Dans ses essais politiques, il a analysé la langue de bois de la bureaucratie tchèque des années 1970, qui montre les dérives de toutes les bureaucraties. C’est une belle leçon de l’esprit civique à travers une réflexion sur l’affaiblissement du lien social, notamment à cause de la langue utilisée.
21Ce qui le frappe d’abord, c’est l’anonymat des formules utilisées. Lorsque les personnes dans l’administration ne prennent pas la responsabilité [2] de leurs propos et, sous prétexte de neutralité ou d’impartialité, se cachent derrière les formules impersonnelles, l’action publique perd sa valeur au sens de la politique comme morale appliquée. Cela provoque l’indifférence et l’apathie de ceux à qui on s’adresse, dit-il, au lieu de créer un lien et la volonté d’agir ensemble. L’apathie mène au conformisme, le conformisme à ces pratiques routinières qui tiennent lieu de l’activité politique de masse. Tout le monde vit dans un diktat du rituel.
Cela crée une esthétique de la banalité, la philosophie sentimentale de l’humanisme de café du commerce, la jovialité de ménagère, la conception provinciale du monde, fondée sur la foi en la bonhomie générale.
23Il insiste sur le fait que la vraie vie résiste pourtant à toute uniformité. Sa perspective n’est pas l’uniformisation mais la différenciation. Elle est résistance au statu quo, quête du neuf, inquiétude et transcendance.
24Contrairement à ce qu’on pense, Havel a nommé le système qu’il analysait non pas totalitaire ni dictatorial, mais selon une autre formule : une dictature de la bureaucratie politique sur une société nivelée. La langue, au lieu de renvoyer à la réalité, renvoyait à l’idéologie, en tant qu’interprétation de la réalité par le pouvoir. Dans un système où le contre-pouvoir existe, il n’y a pas de problème, car plusieurs interprétations contradictoires de la réalité peuvent être proposées.
25Mais il ne faut pas s’imaginer que dans nos systèmes démocratiques certains consensus n’imposent pas l’usage de certains mots plutôt d’autres : pour prendre quelques exemples de l’administration universitaire, on évitera de parler de la sélection des étudiants (sujet hautement sensible), préférant mentionner l’orientation active. Dans un domaine comme l’immigration, les expressions consacrées se multiplient allègrement dans le souci d’éviter de parler directement de la question – controversée s’il en est en France comme dans bien d’autres pays, notamment en Europe. Le cas de l’expression « issu(e) de la diversité culturelle » en est la parfaite illustration : ce terme, non exempt de lourdeur mais destiné initialement à lutter à juste titre contre la dévalorisation croissante du statut d’immigré, se voit de plus en plus réduit au rang de simple échappatoire pour ne pas aborder de front un sujet qui fâche. Nous sommes là devant ce que les Anglo-Saxons appellent wishful thinking et non pas devant une description de la réalité.
26On pourrait aisément multiplier les exemples dans les sciences de l’éducation – terrain de prédilection de la créativité d’une novlangue incompréhensible pour le commun des mortels – comme dans bien d’autres domaines : ils sont légion.
27Vocabulaire abscons, expressions jargonnantes, « mise en abstraction » : cette manière de brouiller les vrais sujets et de détacher les mots de la réalité et des convictions elles-mêmes peut inquiéter.
28Du fait de sa polysémie actuelle, proliférante, la langue de bois en est venue à recouvrir un spectre qui va de la novlangue orwellienne à ce que l’on nommait autrefois les « mensonges officieux », autrement dit ces pieux mensonges, qui, selon Littré sont faits « dans l’intention d’être utile ou agréable à quelqu’un ». Déjà dans l’Antiquité, la notion de decorum distinguait ce qu’il était ou non bienséant de dire.
29Il est bien évident qu’il existe des circonstances où l’on ne saurait imposer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Ces circonstances touchent sans doute tous les domaines, y compris celui du droit : aux États-Unis, le cinquième amendement est invoqué pour garder le silence lorsque l’on risque de s’auto-incriminer ; le médecin doit s’interroger s’il lui faut dire la vérité au malade si celle-ci aggrave en réalité le mal ; la diplomatie, pas plus que la politique, ne saurait exister dans le cadre d’une parfaite « transparence », et l’on pourrait multiplier les exemples : qui, dans la vie de tous les jours, dit toujours la vérité en toutes circonstances ? De là vient sans doute le fait que d’aucuns voient des vertus à la langue de bois, qu’ils estiment consubstantielle à la démocratie, pour ne pas dire à la vie en société tout court.
30L’exemple du storytelling est à cet égard édifiant, notamment lorsque les entreprises y ont recours dans le cadre de leur communication (Roux, 2009) :
Le consommateur ne prend plus pour argent comptant les discours informatifs des entreprises et de leurs marques. Il se détourne de leur communication traditionnelle. De ce fait, pour se faire entendre, celles-ci se mettent en scène en racontant leur histoire ou des séquences de leur histoire. Et jouent la transparence pour être plus crédible. Au risque de sur-jouer l’authenticité. Car l’histoire est romancée, esthétisée ou enjolivée. Et peut mener aux mensonges et à la manipulation. Gare alors au retour de bâton. Reste donc à trouver le subtil dosage entre récit et réalité – à placer le curseur entre la vérité pure et la manipulation.
32Il en va de même en politique : la langue de bois traditionnelle ne faisant plus recette, on sur-joue le « parler vrai », qui, du même coup, n’apparaît que comme le dernier travestissement en date de la langue de bois la plus pure. On se dira, rien de bien nouveau sous le soleil : Platon critiquait les sophistes dans les mêmes termes, eux qui cherchaient à persuader à tout prix aux dépens de la vérité, allègrement foulée aux pieds.
33La question prend néanmoins un tour particulièrement inquiétant, sur fond de crise à la fois économique, sociétale et politique que traversent aujourd’hui notamment certains pays d’Europe. En effet, en des temps plus sereins, la face négative de la langue de bois – dont l’équivalent anglo-saxon est doublespeak (littéralement « doublelangue »), mot créé à partir du newspeak d’Orwell pour s’appliquer au régime démocratique – incite indubitablement à la critique (Lutz, 1996) :
La langue de bois (doublespeak) est une langue qui prétend servir à communiquer mais qui en réalité fait tout le contraire : c’est une langue qui donne au mal l’apparence du bien, qui fait passer le négatif pour positif, le déplaisant pour attirant ou, du moins, tolérable. La langue de bois est une langue qui évite ou déplace la responsabilité, une langue qui est en désaccord avec son sens véritable ou supposé. C’est une langue qui dissimule ou entrave la pensée : plutôt que de lui permettre de s’étendre, la langue de bois en réduit la portée. [3]
35Il serait bien réducteur d’attribuer la montée des mouvements des extrêmes en Europe au recours immodéré des politiques à la langue de bois. Néanmoins, quand leurs discours semblent tourner à vide, les faisant ressembler à des « pantins désarticulés » (l’expression est d’Orwell) et des « machines » (idem) – on ajouterait aujourd’hui « déconnectés de la vie réelle » –, c’est la politique elle-même qui s’en trouve décrédibilisée au moment même où elle devrait jouer un rôle essentiel. Il est à craindre, malheureusement, que les langues de bois aient, dans ce qu’elles ont de plus néfaste, encore de beaux jours devant elles, ce qui rend d’autant plus vital un art de leur décryptage, qui n’est possible que dans le cadre d’analyses pluridisciplinaires de grande envergure.