1Les études regroupées sous le vocable de « sciences de la communication » ont permis, dans le sillage ouvert en philosophie par Jacques Derrida, d’approfondir la critique du logocentrisme : le langage n’est pas le tout de la communication. Les performances de ce qu’on appelle (après Lévi-Strauss) « l’efficacité symbolique » ne sauraient se résumer à quelques tours de langue : la parole, pour s’acheminer et agir, réclame des conditions institutionnelles, médiatiques ou organisationnelles qui ne relèvent pas du seul ordre des mots.
2Le siècle dernier a vu l’essor des disciplines du langage. Ouvert alors que Ferdinand de Saussure formule les intuitions fondatrices de la linguistique structurale, il se referme dans le bruyant concert des thèmes de la communication. Langage et communication : ce compas trace assurément un programme d’études riche en péripéties, en rivalités doctrinales, en émergences théoriques et en nouveaux paradigmes.
3La linguistique formalisée par Saussure eut en effet le don de faire rêver quelques disciplines voisines, séduites par sa rigueur et 1’abstraite beauté de ses analyses. En France, le courant structuraliste qui se développe à partir des années 1950 sous l’impulsion de Lévi-Strauss en anthropologie, puis de Lacan en psychanalyse, se réclame avec insistance du modèle forgé par Saussure ; mais ce modèle lui-même se trouva borné et complété par un nouveau tournant également puissant, qu’on dira de la pragmatique. Celle-ci ne réfute sans doute pas les thèses précédentes, mais elle les inscrit dans un contexte plus vaste, où les notions de contexte précisément, d’énonciation, de sujet parlant ou d’action exigent un traitement théorique.
4Comment mieux comprendre l’étrange logique des acheminements du sens ? Peut-être assistons-nous aujourd’hui à un troisième tournant, plus diffus à saisir, où la formalisation chère aux structuralistes et la psychosociologie des sujets mis en relation se conjuguent pour ouvrir la recherche à l’espace englobant des médias, et des mille et une machines à communiquer qui nous relient. Notre espace-temps mais aussi notre culture, nos modes d’apprentissage, d’être-ensemble ou de rêve sont bouleversés en profondeur par la généralisation des nouveaux outils numériques, exaltés par des chantres enthousiastes ou voués par d’autres aux gémonies.
5Sans pouvoir ici embrasser un pareil parcours, nous envisagerons quelques étapes théoriques spécialement fortes, révélatrices d’une histoire en développement. Car le nouveau s’expliquera toujours par l’ancien, et les études de communication ne sauraient encourager l’amnésie : derrière nos toujours nouvelles « machines à communiquer » se tiennent d’aussi vénérables choses que la parole, la fonction symbolique ou ce premier modèle d’analyse structurale : l’alphabet. Comment nos sciences de l’information et de la communication furent-elles d’abord pilotées par celles du langage, aujourd’hui larguées comme une fusée porteuse ? Il faut repartir du tournant linguistique, témoin d’une émergence qu’on peut dire radicale, avant laquelle il serait hasardeux d’énumérer beaucoup de précurseurs. Enfin Saussure vint…, et il énonça fortement qu’une langue est d’abord un système ; mais pour apercevoir celui-ci, il dut élaguer et trier parmi les trop riches phénomènes, et procéder à une sévère réduction formelle. Less is more : l’opération saussurienne fut d’abord de soustraire, radicalement.
Le tournant linguistique
6Le nom de Ferdinand de Saussure ne marque pas seulement la naissance d’une science, mais au-delà de celle-ci un point de ralliement pour les sciences sociales, et notamment 1’anthropologie développée par Lévi-Strauss ; prospère à partir des années 1950, ce courant chercha dans le paradigme saussurien un moyen de renouvellement et d’échange entre les disciplines regroupées sous la bannière du structuralisme.
7Saussure partit d’un vertige, au point qu’il hésita toute sa vie à donner la forme d’un livre à ses découvertes : l’objet-langue est évanouissant, et la situation de la linguistique ne ressemble en rien à celle des sciences positives, qui disposent d’objets donnés dans la nature ; au rebours de tout naturalisme, le fait linguistique résulte d’un découpage et d’une mise en oppositions structurelles. C’est une décision critique de 1’observateur qui crée ici 1’objet.
8L’effort scientifique du maître de Genève semble ainsi hanté ou comme écrasé par le paradoxe qui distingue la linguistique des autres sciences : il n’y a ni sol ni données objectives, rien de substantiel ni de naturel dans les faits qu’étudie celle-ci, mais seulement un réseau immatériel de relations et d’oppositions. La langue se donne comme une forme vide. D’où un certain vertige épistémologique, et un ébranlement conceptuel qui porte loin dans la méthodologie des sciences humaines dont l’objet, comme dit Saussure, est concerné par la notion de valeur.
9Le concept central de valeur précise les découpages mutuels du signifiant et du signifié qui sont entre eux comme le recto et le verso d’une même feuille, et il permet de mieux cerner le statut si particulier des sciences humaines face aux « sciences positives » de la nature. Les mécanismes de la valeur décrivent une nouvelle épistémologie, qui préfère à l’idée de substance, ou de nature, une approche par le vide, donc paradoxale, des faits sociaux.
10Le signe linguistique ne se donne jamais isolément et il ne vaut – ne s’échange – qu’au sein d’un jeu beaucoup plus général qui mobilise de proche en proche le tout de la langue. Dépourvu en lui-même de tout contenu, le signe – signifiant autant que signifié – se mesure par une différence : sa plus exacte caractéristique est d’être, là où il apparaît, ce que les autres ne sont pas. Le signe n’est donc pas positif mais oppositif, c’est-à-dire différentiel : « Dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs » (Saussure, 1916, souligné dans le texte). Cette thèse fondamentale heurte vivement l’épistémologie positiviste des sciences naturelles, pour ne rien dire des philosophies de la substance ou de la représentation ; mais elle dérive en droite ligne de la phonologie, où le tableau des phonèmes disponibles (une trentaine au maximum par langue) définit chaque atome de son par l’exclusion des autres à la même place.
11Si les phonèmes n’ont rien de positif, cette propriété s’applique aussi à 1’étage du signifié (la face conceptuelle du signe) : les signifiés découpent 1’amorphe continuum des idées, de même que les sons et les mots de la langue articulent la masse également amorphe de la matière sonore (ou graphique dans le cas de l’écriture). Au principe de la langue s’affirme ainsi le primat de la relation entre ses éléments : toute entité, signifiante ou signifiée, n’existe ou ne consiste que par un faisceau d’interactions, oppositives ou substitutives.
12Une bonne métaphore pour éclairer cet ordre paradoxal de la valeur (de l’identité) des entités linguistiques est celle du jeu d’échecs. Sur les cases de l’échiquier aussi, les pièces, à l’exclusion du roi, dépourvues de valeur absolue ne valent que par leurs positions relatives à tel instant de la partie. Ces mêmes pièces ne valent pas davantage par leur forme substantielle ; ni la matière ni la manière sculptées n’entrent en ligne, seuls comptent les traits pertinents qui permettent de distinguer suffisamment un fou d’un pion ou d’un cavalier.
13Ces thèses fondatrices récusent la conception naïve d’une langue-nomenclature, dont les termes correspondraient à autant de choses ou d’idées préexistantes ; elles dénient du même coup toute autonomie à la pensée, qui ne saurait précéder distinctement 1’articulation langagière. La forme verbale ne se contente pas de véhiculer, elle façonne une pensée qui demeurerait « amorphe et indistincte » hors de la langue. Contre un idéalisme spontané fort répandu en philosophie, Saussure marque d’emblée avec rigueur ce que signifie le tournant linguistique : le langage est l’élément ou le média de la pensée, qui ne peut d’aucune façon prétendre s’en extraire, ni se constituer hors de lui. Il est donc vain de viser un ciel universel des concepts ou de la logique à partir d’une langue particulière, comme fit Aristote fondant son ontologie sur les catégories grammaticales de la seule langue grecque. De même les grands philosophes critiques (Descartes ou Kant) oubliaient qu’ils pensaient en langue, du sein de tel idiome contingent qui catégorise et formate intimement leurs représentations, et ce simple rappel montre aujourd’hui la précarité de systèmes qui prétendraient à l’universalité.
14Les écarts individuels de la parole ne laissent pas beaucoup d’initiatives aux usagers de cet ordre symbolique transcendant de la langue, désenfoui ou reconstruit par Saussure. Son modèle permettra à ses successeurs ou émules structuralistes d’englober dans « l’ordre symbolique » en général tous les systèmes d’échanges (culturels, rituels, économiques ou de parenté) dont les règles, comme celles de la langue, précèdent infiniment les individus.
15Formelle, combinatoire, abstraite, idéale, etc., cette structure linguistique est du même coup inconsciente pour les sujets, qui néanmoins la parlent. Ce passage à un niveau inconscient donne à la recherche une plus grande scientificité (car il n’y a de science que du caché) ; surtout, Saussure eut la vive intuition que cet inconscient linguistique communiquait avec celui des comportements psychologiques et sociaux. Une ouverture par là se dessine en direction d’une « psychologie sociale » baptisée sémiologie, où la langue, la culture et la personnalité anthropologique s’informeraient mutuellement.
16L’auteur du Cours de linguistique générale avait ainsi pleinement conscience de jeter les bases d’un ensemble plus vaste : « La langue est un ensemble de signes exprimant des idées, et par là, comparable à 1’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie […]. Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu’elle n’existe pas encore, on ne peut dire ce qu’elle sera ; mais elle a droit à l’existence, sa place est déterminée d’avance. La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale » (Saussure, 1916).
17Cette « psychologie sociale » englobera de droit tous les systèmes de signes arbitraires, précise plus loin le Cours, de sorte que « la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie » (Ibid.). Une pareille déclaration anticipe l’œuvre d’un Roland Barthes, mais ne débouche pas sur un inventaire précis. Si la vie tellurique des signes est un processus sans sujet, cette sémiologie très peu psychologique au sens ordinaire du terme annonce clairement le virage accompli, cinquante années plus tard, par Lévi-Strauss : l’affirmation partout réitérée dans le Cours du caractère social du signe conduit à celle du caractère sémiotique, ou signifiant, de la société. À travers les rites, les mythes mais aussi les stéréotypes et emblèmes publicitaires ou médiatiques de la jeune société de consommation, celle-ci allait apprendre à se considérer jusque dans ses ressorts inconscients comme un langage. Mais ce tournant sémiotique proposé aux sciences sociales supposait d’abord que la linguistique ait pleinement conquis le statut d’une science.
Le tournant sémiotique-structuraliste
18Il conviendrait, si nous cherchions ici comment la linguistique structurale a progressivement informé les études en sciences sociales, d’examiner l’étape ou le maillon Hjelmslev, fondateur de l’école de Copenhague, qui reformalisa d’après Saussure le projet d’une sémiotique, elle-même développée par Algirdas Julien Greimas comme sémantique puis sémiotique structurale, où il voyait le métalangage unificateur des sciences humaines. Mais sautons à Roman Jakobson, promoteur (avec le Cercle linguistique de Prague et Nicolaï Troubetzkoï) d’une phonologie promptement élargie à des questions de poétique et d’anthropologie. Avec les « formalistes russes », Jakobson s’employa à définir le poème non par ses thèmes ni par les dispositions psychosociales de l’auteur chères à l’ancienne critique, mais par sa seule forme ; il isola du même coup une fonction poétique qui déborde la littérature et qu’on retrouve éparse dans les proverbes, les affiches ou la simple conversation.
19Cette fonction poétique définie par l’autotélie ou l’autoréférence s’insère elle-même dans le tableau général (qui pour le coup fit fortune) des six fonctions de la communication tel qu’il figure au chapitre 11, « Linguistique et poétique », de ses Essais de linguistique générale (1963) ; le phonologue russe veut brosser un tableau exhaustif où les six facteurs inaliénables de toute interlocution, soit le contexte, l’émetteur, le message, le récepteur, le contact et le code engendrent six fonctions correspondantes, selon que chaque facteur prend le pas sur les autres au cours de tel échange ou jeu de parole, ce qui donne (dans l’ordre) les fonctions référentielle, émotive, poétique, conative, phatique et métalinguistique.
20Cette grandiose construction, inspirée du schéma de Shannon et Weaver publié en 1948 et où la communication surgit comme objet de recherche à part entière et fortement articulée, est partout citée, mais tourne aujourd’hui au repoussoir au profit d’autres modèles, venus de la pragmatique et des conceptions interactionnistes. Jakobson semble prisonnier d’un concept trop unifié du code, qui peut faire l’objet d’un conflit entre interlocuteurs ; de même l’unicité du canal pose problème, la moindre interaction verbale avec ses signes intonatifs et mimo-gestuels en empruntant plusieurs ; 1’émetteur et le récepteur mériteraient également d’être complexifiés, car ces termes abritent plusieurs sujets si l’on songe aux modes d’énonciation des médias… La fonction poétique enfin, cœur et but du fameux schéma, se résume à mettre le message – entendons son organisation signifiante – au centre du message, et Jakobson multiplia les affirmations touchant l’autonomie du poème et sa forte structuration phonétique ; cette thèse engendra quantité de « lectures », dont celle cosignée par Lévi-Strauss et Jakobson du sonnet de Baudelaire « Les Chats », sans faire l’unanimité, la fonction poétique jakobsonienne expliquant mieux des slogans comme 1 like Ike que les pages d’Alcools ou d’Anabase.
21C’est Claude Lévi-Strauss sans doute, entraîné par Jakobson, qui donna ses lettres de noblesse au courant structuraliste en effectuant pleinement le passage de la linguistique à l’anthropologie. Parmi ses sources figure aussi Marcel Mauss, pour lequel l’anthropologue rédigea en 1950 une retentissante Introduction qui constitua le manifeste des études structuralistes françaises. Le langage ne se contente pas d’accompagner, il figure le modèle par excellence de la médiation symbolique essentielle à toute culture. L’anthropologie sera donc une science des activités symboliques des hommes, une sémiologie selon le projet saussurien, dont les concepts forgés par la linguistique et la phonologie (différence, opposition, système, arbitraire, inconscient, etc.) constitueront la clé de voûte.
22Si Jakobson vérifia l’ouverture saussurienne par quelques percées prometteuses, Lévi-Strauss formula dans toute son ampleur, dès l’Introduction de 1950, le programme structuraliste : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. […] Ils restent toujours incommensurables ». Le moyen terme qui relie ces domaines sans commune mesure, et qui fonde le projet d’une anthropologie enfin structurale, c’est l’inconscient cherché du côté de Saussure plus que de Freud – même si la psychanalyse est mentionnée à plusieurs reprises dans ce texte-programme, qui prépare et met clairement en place les principaux ingrédients de la synthèse lacanienne. Le détour par la phonologie, qui révèle un petit nombre de relations constantes sous la complexité apparente, semblait mieux remonter à la structure cachée, et ouvrait la voie d’une mathématisation progressive des sciences sociales. Les échanges examinés par Mauss dans l’Essai sur le don (1923-1924), autant que les règles de parentés étudiées alors par Lévi-Strauss, obéissent à des contraintes formelles précises gouvernant les cycles de réciprocité, au point que leur étude, comme en phonologie, semble autoriser le raisonnement déductif : « En s’associant de plus en plus étroitement avec la linguistique, pour constituer un jour avec elle une vaste science de la communication, l’anthropologie sociale peut espérer bénéficier des immenses perspectives ouvertes à la linguistique elle-même, par l’application du raisonnement mathématique à 1’étude des phénomènes de communication » (Ibid.). Et Lévi-Strauss de citer l’ouvrage de Wiener paru en 1948, Cybernetics, qui semblait en effet promettre une synthèse grandiose pour le traitement mathématique des phénomènes de la communication, et une formalisation plus poussée des sciences sociales.
23En s’autorisant de l’Essai sur le don, ce sont finalement trois niveaux que l’anthropologue superposera dans un parallèle scellé par les mots-clés d’inconscient et de communication : « Les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques la communication des messages. » (Ibid.) Suffit-il de ranger tel échange dans cette très large catégorie de la communication pour en conclure qu’il est structuré comme un langage ? Jacques Lacan s’engouffrera dans la brèche ouverte par ce syllogisme, ou ce sophisme.
24Ces années où « la communication » se cherchait entre les sciences sociales par le détour ou la médiation d’une linguistique structurale n’échappaient pas au logocentrisme, elles installaient plutôt le langage comme l’alpha et l’oméga de toute signification – ou communication ? On doit à Roland Barthes une sémiologie moins durement structurale, ou plus douce.
25Le parcours même de 1’auteur évolue. Dans une première phase scientifique et militante, Barthes s’empara de la sémiologie saussuro-hjelmslevienne pour décrire les stéréotypes, les codes et les mythes d’une société qui accédait à la consommation et à la communication modernes. Manié par lui, le scalpel sémiologique prolongeait et généralisait son brechtisme [1], comme il appuyait en littérature 1’essor du Nouveau Roman ; sa salubre critique nous détachait de l’épaisse glu naturaliste du consensus ou du premier regard. La doctrine recueillie dans ses « Éléments de sémiologie » (1964), résumé toujours opératoire de la méthode d’analyse structurale, aboutit dans son œuvre aux études du message publicitaire, de l’urbanisme, de la mode, et d’abord du texte ; mais avec S/Z (1970) et surtout Le Plaisir du texte (1973), on sent que leur auteur se lasse d’un appareil théorique trop pesant. Barthes évolua au rebours de son collègue Greimas, qui rêvait d’une sémiotique conçue comme 1’algèbre des sciences sociales. L’amateur de signes, comme lui-même préférait se définir, se défiait d’une entreprise de reconstruction du sens, et faisait au contraire ses délices de ce qui pouvait fissurer celui-ci ; au fil de ses dix dernières années, l’écrivain qui avait reçu d’un voyage au Japon, terre promise de la sémiologue, une secousse décisive (Barthes, 1970) l’emporta sur le théoricien. Les signes de l’amour (Barthes, 1977), de la photographie (Barthes, 1980), du cinéma, de la peinture, du chant ou de la musique (Barthes, 1982) ne se laissent pas saisir avec la même précision que les mots, dont Barthes faisait en 1964 le cadre ou la clé de toutes nos communications ; le sens qu’il suit partout à la trace est désormais obtus, et ses derniers essais marquent le désaveu du projet sémiologique en explorant ce qu’après Benveniste et Julia Kristeva il appelle signifiance, cette enfance d’un sens rebelle à l’ordre oppositionnel-structural autant qu’aux jeux des codes. Les images photographiques examinées dans La Chambre claire (1980) demeurent en deçà, du côté d’une sémiologie de l’empreinte indicielle dont l’auteur analyse les effets poignants. Antilogique ou primaire au sens freudien du terme, réel au sens lacanien, il arrive que le détail fissurant du punctum photographique casse le code ou la distance représentative au profit d’une conscience aigüe de la présence, et d’une mémoire affective. La grandeur de Barthes fut d’aller vers ce pôle de confusion des affects, et de chercher l’ombilic indiciel des signes, sans rien perdre en élégante clarté.
Le tournant pragmatique
26La naissance de la pragmatique, cette nébuleuse qui étudie le monde interprétatif des relations de sujet à sujet, doit beaucoup à l’œuvre de Charles Sanders Peirce (1839-1914). À la question de savoir où passe la frontière entre le monde de signes et le monde des choses, Peirce répondit par une thèse radicale : tout peut servir de signe, il n’y a rien qui ne puisse être un signe, et notre pensée n’a accès qu’à des signes. Jamais nous n’aurons du monde ni des autres sujets une connaissance immédiate, la moindre de nos intuitions passe par des relations d’interprétation, et penser revient à manipuler des symboles.
27Interpréter le monde autrement dit, relation ternaire, est tout autre chose que le subir à la façon (purement binaire et physique) du stimulus-réponse ou de l’action-réaction. Or un vivant n’évolue pas dans le monde des choses, mais dans la sémiosphère ou parmi les signes. Dans ce monde de l’information, chacun élabore ou traduit un stimulus A en une réponse, B, qui peut s’avérer très éloignée de A, au point que la non-réponse peut toujours constituer une façon de répondre : l’information au sens large, contrairement à l’énergie, c’est ce qu’on est libre jusqu’à un certain point de traiter, voire de laisser tomber. D’une façon générale, être vivant consiste à traiter ou interpréter le monde à ses propres conditions : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’interprétation, c’est-à-dire l’interposition d’un monde propre ou d’un espace de traitement – une différance dira Derrida – entre le sujet et les signes qu’il reçoit. Et c’est cela être un sujet, vivre de l’interprétation des signes plutôt que sous la pression des choses.
28Le cadre de cette pragmatique semble le plus ouvert qui soit, puisqu’elle ne limite pas la vie des signes à la classe étroite des messages entre un émetteur et un récepteur envisagés par Saussure ou Jakobson, mais l’étend à toutes nos perceptions ou stimuli sensibles, dont l’émetteur peut être l’univers en général. La sémiosphère est illimitée, tout – objet, perception ou comportement – fonctionnant comme signe, et elle est indépassable ; notre pensée ne se meut que dans la sémiose et n’en sort jamais, bien loin des choses mêmes qu’on ne peut espérer rejoindre. Chaque sujet se situant toujours au carrefour des interprétations, la relation pragmatique entre les sujets est elle-même imprévisible en son fond, les mondes propres de chacun demeurant inscrutables ou tout aussi indécidables que la relation-signe. Contrairement au monde technique des relations sujet/objet, le monde pragmatique des relations sujet/sujet ne se laisse pas instrumenter, ou pour le dire autrement : nous reconnaîtrons une action communicationnelle à ceci qu’elle peut toujours échouer, errer dans des traductions imprévues ou réussir brillamment sans qu’on puisse programmer d’avance la trajectoire des interprétations.
29Un autre mérite de cette pragmatique est de rompre avec le logocentrisme en examinant, à côté des signes verbaux ou qu’on dira arbitraires (l’ordre des symboles, selon Peirce), l’immense domaine des signes analogiques où il distingue l’icône et l’indice. Toute cette sémiologie s’articule à bonne distance des choses (voire sans elles), elle indique d’assez loin le monde et ses jeux débordent largement la seule fonction référentielle. Il n’y a que dans la sémiosphère que nous pouvons jouer, échafauder des hypothèses, apprécier un film, mentir ou multiplier les mondes en marge du réel. Il semble en conclusion, comme Barthes y a insisté et comme toute l’œuvre de Peirce l’avait affirmé, que cette sémio-pragmatique serve d’abord à critiquer l’illusion référentielle et les évidences immédiates de la nature : en dédoublant le monde, la sémiologie aiguise notre esprit critique en nous rappelant dans tout processus de communication 1’épaisseur signifiante, les médiations en chaînes, la cascade des traductions et la trame inlassable des codes. Interprétation, traduction, action deviennent les maîtres-mots de cette pragmatique qui redonne au sujet (de la communication) les coudées franches, et une complexité refusée à l’homme étriqué du structuralisme un temps dominant.
30En envisageant les signes en acte et en répétant que leur sens réside dans l’usage, cette sémio-pragmatique dynamique annonçait clairement les thèses du « second Wittgenstein » (celui des Investigations philosophiques de 1953). Mais si d’autre part nous ne pouvons penser hors des signes, nous ne pouvons pas davantage et pour la même raison penser seuls : toute acquisition de connaissance est un processus collectif, notre savoir ne reflète pas nos états mentaux mais relève d’habitudes et de dispositions héritées, l’individu isolé ne peut s’ériger en juge absolu de la vérité, il n’est ni un point de départ ni une cause mais le produit d’interactions publiques, un maillon dans une chaîne de facteurs biologiques, psychologiques, sociaux, techniques, sémiotiques, langagiers… Ces thèses ou intuitions de Peirce retournaient Descartes comme un gant ; ce que celui-ci avait mis dedans (le cogito, les évidences rationnelles), lui le projetait au dehors, dans le réseau indéfiniment mouvant de nos relations.
31Ce primat de la relation constitue le grand motif d’une pragmatique en général, tandis qu’une autre distinction, du token et du type, anticipait directement 1’une des plus nobles conquêtes des sciences du langage poststructuralistes, la paire de l’énoncé et de l’énonciation. Étude de l’énonciation et des contextes d’usage, inflexion de la parole en direction moins de la connaissance que de routines d’influence et d’action, primat enfin de la relation : ces trois axes peirciens se retrouvent échelonnés dans la mouvance pragmatique telle qu’elle court depuis les années 1960 – depuis, disons, la théorie des actes de langage initiée par J. L. Austin jusqu’aux développements de l’École de Palo Alto – pour analyser les conditions concrètes de l’interlocution et de l’acheminement du sens, en complément aux études structuralistes des codes, et en réaction contre l’impérialisme du logocentrisme. Logos, dans sa triple acception de langage, logique et raison, ne résume ni nos performances de communication ni a fortiori toute pensée ; l’articulation langagière a toujours su composer avec d’autres canaux, visuels ou mimo-gestuels, pour le plus grand bien de nos échanges.
32Mal famée, la communication désigne en fait une réserve de sens, et un défi pour de prochaines ouvertures disciplinaires qui seront autant de clairières trouant une profuse forêt. « Communiquer » se conjugue largement à l’intransitif, et à l’impersonnel : ça communique ; l’opération consiste moins à mettre en circulation un objet qu’à instaurer une cause commune, du commun ou du lien entre sujets décidément « autres ». Comment ce commun progresse-t-il en cette époque de globalisation et d’échanges planétaires ? Peut-on espérer que ceux-ci ne soient pas seulement de survol ? La plupart de nos communications demeurent somnambuliques, et dans cette mesure heureuses, on ne sait pas vraiment expliquer cette fonction, aussi vitale et inconsciente que la respiration. De même il y a de la sorcellerie dans nos milieux, chez les médiums ou dans nos médias, qui ne sont pas tout à fait des objets et dont nos sciences, fussent-elles « de l’information et de la communication », peinent à prévoir les effets.
33Dès lors, une communication transparente, programmable ou « clés en main » ne serait-elle pas, quoi qu’en disent tant de spin doctors et en raison même des éclaircissements avancées supra, une contradiction dans les termes ?
Note
-
[1]
Roland Barthes a consacré à Brecht plusieurs articles incisifs, dont deux recueillis dans Essais critiques (1964).