CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La vie sociale semble alterner « travail » et « loisir » comme si l’existence elle-même de chacun combinait ces deux « moments » en un pourcentage variant selon l’âge et le moment de l’année. Ainsi, par exemple, un enfant dispose de plus de temps de loisirs que de temps consacré à l’école, alors qu’un adulte en pleine « vie active », s’il est épargné par le chômage, travaille bien davantage qu’il ne se distrait, attendant la retraite pour inverser ce rapport. Dans ces différents cas, le loisir correspond à un différentiel : c’est ce qu’il reste lorsque le travail est terminé, le sommeil compté et les divers temps « contraints » par la vie quotidienne effectués. C’est aussi ce que l’étymologie confirme. En effet, à l’entrée « Loisir », Pierre Larousse indique que ce terme vient du latin licere, « être permis », qu’on retrouve dans « licite » et « licence ». Le loisir résulte d’une autorisation, comme si, consciemment ou non, il fallait accomplir son labeur avant de s’en dégager et alors disposer de son temps pour soi, pour rien. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le loisir est présenté comme un « temps vide que nos devoirs nous laissent ». Nous retrouvons là le principe des vases communicants : l’un se remplit de ce que l’autre perd...

2Aussi faut-il partir du travail pour comprendre le loisir et admettre que des sociétés n’attribuent pas au travail la même valeur que la nôtre et ignorent, en conséquence, le loisir. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les sociétés nomades, pastorales, agraires sont dépendantes des « bienfaits » de la Nature et n’envisagent aucunement le travail comme constitutif de leur propre compréhension. Certes, des formes de division du travail se manifestent et distinguent l’artisan de l’agriculteur, le guerrier du prêtre, le marchand du trouvère, sans pour autant considérer que seule l’activité à vocation économique – le travail régulier qui procure un revenu – relève de la civilisation et mérite la reconnaissance, même si, dans la religion, par exemple, elle est d’ores et déjà saluée. Des trois monothéismes (judaïsme, christianisme et islamisme), seul le christianisme repose sur le péché originel et condamne tout croyant à se nourrir à la sueur de son front pour participer au rachat divin. Cette culpabilisation est si profondément ancrée dans la culture chrétienne qu’elle irrigue encore bien des comportements. Le mot « travail » lui-même vient du latin trepalium (un trépied qui servait à la torture) et explicite cette punition. Le travail n’est ni libérateur ni créateur. Il représente une obligation, un véritable chemin de croix…

Une question d’étymologie

3Par la suite, avec l’industrialisation et la généralisation du salariat, le travailleur s’impose comme figure emblématique du productivisme, aussi bien dans sa version libérale (le capitalisme) que dans sa version collective (le socialisme, qui la plupart du temps n’est qu’un capitalisme d’État). Au nom de cette idéologie productiviste, qui s’arcque-boute sur le progrès scientifique et technique continu, le travailleur est un héros, ici le self-made-man, là le paysan du kolkhoze ou l’ouvrier d’usine aux muscles saillants et au regard portée sur l’horizon. Leur ennemi est le même : le rentier, l’oisif, le paresseux. Il s’agit pourtant là de profils différents qu’une même morale du travail dénonce comme parasites. L’effondrement des régimes autoritaires a brisé la statue de l’Homme nouveau et la succession de crises économiques empêche l’émergence d’un milliardaire parti de rien. Les héritiers sont les rois. Les chômeurs, les sans-ceci-ou-cela, les innombrables précaires, survivent au sein d’une économie de la débrouille où le travail succède à l’inactivité. Le refus du travail s’avère un luxe ou un choix de vie. La culpabilité est encore si grande que celle ou celui qui se retrouve sans emploi cherche désespérément un travail, a honte de lui, se déconsidère…

4Le productivisme attend encore ses géohistoriens. Certes, il existe des « histoires du travail et des travailleurs » souvent très bien documentées sur les métiers, les outils, la législation, les conflits, les représentations, mais rarement articulées à une géohistoire du sentiment de l’occupation des humains, de leur « divertissement » diraient Blaise Pascal ou Jean Giono. Pourquoi travailler ? Et accessoirement, pour qui, comment, combien de temps ? Qui, et en quelles circonstances, refuse un travail contraignant, de plus en plus soumis à la seule autorité technique ? Pourquoi du reste les machines et autres robots n’ont-ils pas encore libéré les humains de ces travaux, souvent harassants ? La structure hiérarchique de la société productiviste ne réclame-t-elle pas cette obligation de travailler, c’est-à-dire d’accepter « l’ordre des choses », son éventuel système de redistribution et ses droits ? Et si tous les biens produits par la société productiviste ne contribuaient pas au bonheur des humains ? Rares sont les activités qui échappent à la loi d’airain du travail. Des artistes, des artisans, des paysans peuvent s’abstenir de travailler selon les règles du productivisme et vivre à leurs rythmes et selon leurs attentes. L’écrasante majorité des humains rêve des « trois huit » que les travailleurs anglais revendiquaient il y a deux siècles et ont fini par obtenir : travail, repos et culture.

5Les Grecs ne travaillaient pas, du moins pas comme nous : certains cultivaient le temps pour rien d’autre que la connaissance de soi et d’autrui, la scholè, c’est-à-dire le « loisir ». C’est une affaire sérieuse qui mobilise plus d’un philosophe… Ce mot donnera en français « école », en allemand Schule et en anglais school. Ces lieux d’apprentissage de certains savoirs dispensés par celles et ceux qui savent (les adultes) aux enfants et adolescents, ne visent plus du tout la scholè, sauf peut-être les mercredis et durant les vacances… Les évolutions du vocabulaire réservent bien des surprises. En latin, scholè est traduit par otium, qui recouvre la même acception. Bien plus tard, et comme l’écrivent les lexicographes et dictionnaristes, de « façon obscure », l’otium sera opposé au negotium, faisant du négociant le contraire du penseur, le premier essayant de s’enrichir en revendant plus cher ce qu’il avait acquis à vil prix et le second voulant aussi s’enrichir mais intellectuellement, méprisant souverainement cet attachement aux biens matériels.

6En français le mot « loisir » est d’abord un verbe, au xe siècle, qui signifie « il est possible ». Le substantif de l’infinitif de ce verbe date du xiie siècle : il est synonyme d’« occasion », puis veut dire « temps nécessaire pour faire quelque chose » comme dans Le roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (1160). Deux siècles plus tard, chez Froissart, « loisir » correspond à un « état de disponibilité absolue ». C’est dans les villes médiévales que la division du temps en 24 heures se répand, simultanément à l’horloge mécanique et aux cloches (aussi bien aux clochers des églises qu’aux beffrois des guildes) et que l’année liturgique se généralise à l’ensemble de la chrétienté avec sa semaine de sept jours ponctuée du dimanche consacré à Dieu. Certes, déjà sous Charlemagne le repos dominical était pratiqué et la Règle bénédictine organisait la vie des moines en deux temps, le travail et la prière. L’oisiveté (otium), la paresse (pigritia) et l’acédie (acedia) étaient sévèrement réprimées, surtout la dernière, ce manquement aux obligations religieuses, qui appartient aux sept pêchés capitaux et est représentée par un moine siestant dans les foins… « De nouveaux professionnels, remarque Jacques Le Goff (1980), accusés par les milieux traditionnels de vendre le temps (marchands prêtant à intérêt), la science (les maîtres universitaires), le verbe (les avocats et gens de justice), toutes choses qui sont censées n’appartenir qu’à Dieu, se voient justifiés par la théologie et le droit canon scolastique en raison du travail qu’ils fournissent. » (Le Goff, 1980) Le travail et le loisir se complètent, du moins dans les villes. Le temps n’y est plus homogène et divin. Même Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique, conseille des périodes de distractions car « l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de son application » et prône la récréation qui s’avère aussi être une re-création… Pourtant Robert Étienne (Dictionarium latinogallicum, 1838) et Jean Nicot (Thresor de la Langue Françoise tant ancienne que moderne, 1606) considèrent que « loisir » vient d’otium et le rendent équivalent à « oisiveté » et à « oisif », avec un sous-entendu péjoratif.

7La diffusion de ce mot est plus lente dans la langue que dans les mœurs. Ainsi, Jean Céard (1996) relève 2 occurrences chez Rabelais, 51 chez Montaigne et 6 chez Ronsard. Selon Stéphanie Dupays (2006), les premiers dictionnaires monolingues – le Richelet (1680), le Furetière (1690) et celui de l’Académie (1694) – s’accordent sur le fait que le « loisir » est « le temps qu’on est débarrassé d’affaires et qu’on ne fait rien ». Jean-Louis Guez de Balzac distingue bien, dans Les Premières lettres (1627), « loisir », « oisiveté » et « paresse », considérant le loisir comme « la vraie possession de ceux qui sont sages », qui favorise la création poétique, en particulier les « pastorales ». C’est au cours du xviiie siècle que le loisir devient un « temps libre » et non plus un moment d’inactivité ainsi que le notent les dictionnaires (Dictionnaire de l’Académie, 1740, 1762, 1798 ; Dictionnaire universel de Trévoux, 1771 ; Dictionnaire critique de la langue française de Féraud, 1787). C’est également dans ces dictionnaires que le « loisir » est complété d’un pluriel, « les loisirs », qui deviendra dominant à la fin du xixe siècle et triomphant au xxe siècle dans les exposés qui l’étudient, car dans la société et la littérature, c’est encore le travail qui est exalté. Dans Germinal (1885) d’Émile Zola, l’on dénombre 233 occurrences de « travail » et « travailler » et aucune pour « loisir » !

Lutter pour (ne pas) travailler

8Pourtant en 1880, le gendre de Karl Marx (1818-1883), Paul Lafargue (1842-1911) publiait une série d’articles dans L’Égalité avant de les reprendre en volume en 1883 sous le titre choc Le Droit à la paresse. Réfutation du Droit au travail de 1848. Après la Commune, recherché par la police, il s’exile en Espagne, puis se rend à Londres et c’est là, chez Marx, qu’il entreprend la rédaction de ce qui deviendra un pamphlet. Il puise dans la riche bibliothèque de son beau-père et lit l’ouvrage de Louis-Mathurin Moreau-Christophe (1799-1883), annoté par Marx, dont il reprend de nombreuses citations (Hérodote, Platon, Cicéron, Tite-Live, Plutarque, Xénophon, Biot) sans indiquer sa source. Dans l’introduction, Moreau-Christophe prend le soin de préciser qu’otium n’est pas synonyme de desidia (paresse), segnitia (indolence), inertia (inertie), ignavia (lâcheté) ou encore pigritia (« fainéantise ») et veut tout simplement dire « s’abstenir de travailler », labor. Il ne tait pas l’existence des esclaves qui s’échinent pour permettre ce « loisir citoyen » comme il le désigne. Paul Lafargue n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Honte au prolétariat français », éructe-t-il, en l’accusant d’avoir combattu pour le droit au travail au lieu de réclamer le droit à la paresse ! Ce sont, en effet, les révolutionnaires de 1848 qui votèrent la loi limitant le travail quotidien à 10 heures à Paris et 11 heures en province et transformèrent les citoyens en travailleurs, c’est-à-dire en esclaves des temps nouveaux. Que faire pour les libérer du travail nécessairement servile ? Faire produire ce dont la population a besoin par des machines. Lafargue croit que le développement des « forces productives », selon le vocabulaire marxiste – entendre par là, l’automatisation et le déploiement technologique – se substituera au travail manuel. Cette croyance perdure encore chez certains militants persuadés que la robotisation, au service des humains, les libérera de la calamité du travail. À dire vrai, il s’agit de partager le travail, de produire moins et mieux, de repenser la division sociale et la division technique du travail. Curieusement, Paul Lafargue ne visite pas les utopies pour voir quel sort elles réservent au travail, et en creux aux loisirs. Dans l’Utopie de Thomas More, publiée en 1516, le temps de travail quotidien est fixé à six heures, moins les années précédées d’une bonne récolte. Le reste du temps est libre et chacun en dispose à son gré. Les Solariens, d’après Campanella, travaillent 4 heures par jour et acceptent un mode de vie frugal. Les Icariens décrits par Étienne Cabet effectuent quatre heures de travail en hiver et sept heures en été. Fourier reste plutôt vague quant à l’organisation de la journée des Phalanstériens. À la différence de son disciple, l’industriel André Godin, il cherche à rendre attrayant le travail pour chaque Familistérien (Paquot, 2007).

9Le couple « travail/loisir » est inscrit dans la culture occidentale depuis les xve/xvie siècles. Il est antérieur à l’industrialisation, qui va d’une certaine manière l’instrumentaliser et le normaliser (Moreau, 2007). Aussi n’est-il guère surprenant de constater que les revendications ouvrières, depuis les premières actions de ce que les historiens appellent « le mouvement ouvrier », concernent l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail. Le capitalisme recherche toujours la plus grande productivité pour rentabiliser ses investissements, il pourchasse les « temps morts », chronomètre chaque geste, taylorise les tâches, accélère les mouvements, automatise l’alimentation des machines, chaplinise les travailleurs, etc. Les organisations syndicales, à l’inverse, souhaitent requalifier le travail, dénoncer la pénibilité, repérer les maladies professionnelles, améliorer les conditions de vie dans les entreprises, etc. L’histoire des confits sociaux (Cacérès, 1973), mais aussi des conventions collectives et des réglementations par branche d’activité, est marquée par de grandes dates (les « acquis des luttes ») : la journée de huit heures en 1919, la semaine de 40 heures en 1936, celle de 39 heures en 1982 et de 35 heures en 2002. Il convient de rappeler que les « congés payés », associés au Front Populaire, reviennent à certains socialistes et à des mouvements comme les rencontres du Contadour de Jean Giono ou celui des Auberges de jeunesse – les syndicats, eux, réclamaient surtout des augmentations salariales. De même, la semaine des 35 heures figure dans les 110 propositions pour la France du candidat François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 et résulte des travaux du club Échange et Projets de Jacques Delors, père de Martine Aubry…

Classifier les loisirs ?

10La « Reconstruction », le plan Marshall et l’américanisation de la société française confortent le couple « travail/loisirs », qui fait l’objet d’un curieux consensus entre les partenaires sociaux, chacun y trouvant son compte. La « vie active » additionne et régularise le « temps de travail » et le « temps des loisirs », ces deux faces de la même médaille, celle de l’aliénation acceptée. Ces deux temps ont tendance à échapper à chacun. Le « temps de travail » est réglé par la loi et le droit ; quant au « temps des loisirs », il dépend de plus en plus de « professionnels ». En fait, les loisirs sont des activités proposées sur le marché des loisirs par des spécialistes des loisirs : on s’inscrit à un club de poterie, de danse, de foot, on est membre d’une chorale, des scouts, d’un conservatoire, on passe ses vacances dans un village conçu pour cela, bref on consomme des loisirs. Si le travail ne m’intéresse pas, je me réalise au cours de mes loisirs et inversement, si je m’épanouis dans mon travail, je rogne sur les loisirs. Je passe de l’un à l’autre avec facilité, sans pour autant rompre avec cette rythmique qui a l’apparence de l’évidence. Les « statistiques » « démontrent » que plus la productivité s’accroît plus le temps de travail baisse : de 1880 à 1984, la durée moyenne de travail dans l’industrie et le bâtiment passe de 3 177 heures à 1 668 heures (Yonnet, 1999). Roger Sue rapporte au temps éveillé le temps de travail sur l’ensemble de la vie d’un individu « moyen » et constate que celui-ci représentait 70 % en 1850, 43 % en 1900 et 18 % en 1980 (Yonnet, 1999) et qu’avec l’allongement de la vie et la prolongation des formations, ce pourcentage va encore baisser. Aucun chiffre ne dit vraiment ce que vit l’individu dans son corps et dans sa tête – d’autant qu’il peut être un homme ou une femme et que le rapport au travail et au non-travail n’est pas le même, compte tenu du travail domestique grandement assumé par ces dernières. Le temps de travail peut baisser et son intensité nerveuse augmenter. Dans ce cas, que signifie un tel chiffre ? De même, le temps de loisir est-il celui du repos, de la détente, de l’introspection ou un temps contraint par une activité de loisir programmé ? Roger Sue (1980) liste différents types de loisirs, des « physiques » (comme le sport), des « pratiques » (bricolage et jardinage), des « culturels » (télévision, lecture, cinéma, etc.) et « sociaux » (café, associations, etc.). Certains exemples adhèrent à plusieurs définitions : le jardinage est également « physique » ou « social », dans le cadre d’un jardin partagé ou de réinsertion. La télévision – particulièrement chronophage – illustre parfaitement le loisir « passif » alors que l’engagement associatif est « actif ». Et où placer la sexualité, se demande Yonnet ? Qui répond, non sans humour :

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Les « relations sexuelles » figurent parmi les cent quatre-vingt-dix-neuf activités proposées par la nomenclature de base de l’enquête sur les emplois du temps, à titre d’« activités privées » classées dans une sous-rubrique « autres besoins privés », qui succède elle-même à d’autres sous-rubriques : « soins personnels » et « soins médicaux ». L’ensemble est classé dans le chapitre « toilette », l’une des composantes du décidément inénarrable « temps physiologique ». Pour l’INSEE, faire l’amour, c’est faire sa toilette, et récupérer des autres temps sociaux tout en satisfaisant un besoin physiologique privé, comme se laver les dents, se coiffer ou déféquer.
(Yonnet, 1999)

12Où classer la relation sexuelle ? Dans la case « travail » (pour un-e prostitué-e) ? Dans celle du « temps contraint » (le devoir conjugal) ? Dans le « loisir » (pour le pur plaisir…) ? Mais alors, est-ce avec le/la partenaire légitime ? Ce qui vaut pour le sexe vaut pour les autres pratiques temporalisées… Sans compter les loisirs entremêlés, je fais l’amour en écoutant de la musique ou en jardinant ou en siestant : que comptabiliser et sous quelle rubrique ?

13Cette question de classement recoupe celle des fonctions du loisir. Joffre Dumazedier (1962) suggère « […] trois fonctions majeures du loisir : fonctions de délassement, de divertissement et de développement ». Il va de livres en articles en préciser les contours, en mesurer les évolutions et en analyser les contenus. Il restera constant sur ce qu’il considère comme essentiel et qui figure dans le titre interrogatif de son ouvrage-manifeste (qui se vendra à plus d’un million d’exemplaires !), Vers une civilisation des loisirs ? Lorsqu’il paraît en 1962, il a été précédé par un substantiel dossier de la revue Esprit (« Le loisir », juin 1959) concocté par Joffre Dumazedier, avec des contributions de Michel Crozier, Pierre Fougeyrollas, Alain Touraine, René Kaës, Jean-Marie Domenach et par un essai de Georges Hourdin, Pour une civilisation des loisirs (Calmann-Lévy, 1961) et sera suivi par « La révolution des loisirs » (Janus, n° 7, 1965) et Des loisirs pour quoi faire ? de Jean Fourastié (Casterman, 1970). Si, incontestablement Joffre Dumazedier est le théoricien de l’émergence d’une nouvelle civilisation qualifiée par la place de choix réservée aux loisirs, il met ses pas dans ceux de Thorstein Veblen (Théorie de la classe de loisir, 1899, trad. fr., Gallimard, 1970), Henri Lefebvre (Critique de la vie quotidienne, tome 1, Grasset, 1947), Johan Huizinga (Homo Ludens, 1938, traduction française, Gallimard, 1951), Georges Friedmann (Le travail en miettes, Gallimard, 1956) et Pierre Naville (De l’aliénation à la jouissance, Anthropos, 1957). Un absent de taille : Guy Debord (1931-1994), qui trace à la craie sur un mur de la rue de Seine, au printemps 1953, le graffiti suivant : « Ne travaillez jamais ». Injonction qu’il respectera scrupuleusement. Guy Debord cultivera le loisir, avec une rare élégance et une grande constance et en fera l’objet d’une réflexion permanente, d’abord au nom de l’Internationale lettriste (avec plusieurs articles dans les revues Potlatch et Les Lèvres nues), puis celui de l’Internationale situationniste (là aussi avec de nombreux textes). La critique radicale du capitalisme, et plus généralement du productivisme, combinée à une écologie politique conduit Guy Debord à découpler travail et loisirs (Debord, 2006), non pour les opposer mais les disjoindre et redonner à chaque terme son sens. Tout travail peut devenir un loisir et réciproquement, à condition toutefois de leur attribuer la liberté qu’ils exigent pour autonomiser chacun et non pas l’assujettir.

14Avec le capitalisme « liquide » qui se déterritorialise (peu importe où il produit, l’essentiel n’est pas le lieu mais la connexion) et précarise la main-d’œuvre (il ne s’agit plus comme au temps du capitalisme « solide » de discipliner, former et fidéliser des salariés à vie, mais de jouer sur la flexibilité de chargé-e-s de mission, auto-entrepreneurs jetables…), le travail et les loisirs appartiennent à la consommation, indépendamment l’un de l’autre. Il faut noter que l’expression de « société de consommation » date de 1967 (sous la plume de Jean-Marie Domenach dans un dossier de la revue Esprit consacré aux États-Unis), qu’elle se banalise très rapidement après la théorisation qu’en propose Jean Baudrillard en 1970, au point de faire oublier que durant plusieurs siècles travail et loisirs étaient liés. Dorénavant, le patron consomme le travail de son employé qui vit sa situation comme une consommation de ses compétences et d’une partie de son temps, conservant une autre partie pour consommer des distractions, du repos, de la détente, des voyages, des « expériences » sexuelles, du « développement personnel ». Cette nouvelle donne caractérise-t-elle une « civilisation » ? Il semble que le travail en se raréfiant (le plein-emploi n’est plus envisagé et le chômage structurel s’affirme comme durable) perd son attribut existentiel pour n’être plus qu’un moyen de vivre, réservant à d’autres activités (loisirs ?) la finalité de se réaliser, de se connaître, de grandir en soi. Évidemment, il convient de dialectiser ces propos, d’établir des processus ayant des temporalités différentes et des effets divergents, voire contradictoires, de dessiner une écologie existentielle (Paquot, 2005 ; 2008 ; 2014). La culpabilité taraude plus d’un demandeur d’emploi, la menace d’un plan social stresse de nombreux salariés, la difficulté à enchaîner les missions déstabilise des bureaux d’études, des agences d’architectes, des collectifs d’artistes, etc. Personne n’est semblable face au travail et aux loisirs. Celles et ceux qui réussissent à vivre selon leurs idées, leurs convictions, leurs rythmes bénéficient d’une sérénité qui fait défaut à celles et ceux dont les envies sont contrariées par mille obstacles (familiaux, professionnels, culturels, médicaux, etc.). Il est temps de dénoncer les dégâts du productivisme et d’expérimenter des alternatives qui subsument et le travail et les loisirs et facilitent la transversalité des désirs, leur en-cours.

Français

La vie sociale semble alterner « travail » et « loisir » comme si l’existence elle-même de chacun combinait ces deux « activités » en un pourcentage variant selon l’âge et le moment de l’année. Ainsi, par exemple, un enfant dispose de plus de temps de loisirs que de temps consacré à l’école, alors qu’un adulte, en pleine « vie active », s’il est épargné par le chômage, travaille bien davantage qu’il ne se distrait, attendant la retraite pour inverser ce rapport. Dans ces différents cas, le loisir correspond à un différentiel : c’est ce qu’il reste lorsque le travail est terminé, le sommeil compté et les divers temps « contraints » par la vie quotidienne effectués.

Mots-clés

  • écologie existentielle
  • temporalités
  • rythmes
  • consommation

Références bibliographiques

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Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est professeur des universités (Institut d’urbanisme de Paris/Upec). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Urbanisme c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011), Repenser l’urbanisme (dir., Infolio, 2013) et Désastres urbains (La Découverte, 2015).
Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0182
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