1Le don a fait l’objet, ces dernières années, de relectures nombreuses qui ont mis en évidence ses multiples facettes, économiques, juridiques ou sociologiques. La Revue du M.A.U.S.S. s’est même efforcée de réhabiliter de nouvelles approches, reprenant et réinterprétant les héritages de Bronisław Malinowski et de Marcel Mauss si bien que, loin de penser que ces analyses arrivent à épuisement, elles se révèlent toujours heuristiques pour penser les innovations au sein de la société contemporaine. Ainsi, Marcel Hénaff (2002) a reposé la question de la réciprocité du don, une réciprocité qui semblait s’imposer avec la formule de la triple obligation théorisée par Marcel Mauss : « donner, recevoir, rendre ». Elle correspond à la première des trois formes de don que distingue Marcel Hénaff : le don cérémoniel et réciproque, impliquant des obligations ; le don gracieux ou oblatif, privé ou non, de type unilatéral, qui renvoie à une générosité spontanée ; enfin le don solidaire et d’entraide, qui relève soit de la solidarité sociale, soit de la philanthropie (Ibid.). Ces formes coexistent dans nos sociétés contemporaines mais n’ont pas toujours eu la même place ou le même impact – en particulier, la monétarisation des relations sociales et la marchandisation de l’économie qui se sont imposées durant le xxe siècle ont eu pour effet réactif de valoriser le don « gracieux, oblatif », supposé « pur » et spontané, selon des représentations de sens commun qu’on ne peut toutefois généraliser.
2Dans les domaines associatifs et philanthropiques, les deuxième et troisième formes (don oblatif et don solidaire) méritent d’être examinées quand on tente d’y associer les logiques de communication. Cela met en évidence que le don n’est pas seulement le medium par lequel transite la communication, mais un moyen déterminant, dans nos sociétés, pour créer du lien social, une sorte de rempart contre l’exclusion et les inégalités. Il a en effet pour particularité de reposer sur le partage qui apparaît comme un paradigme ayant la double vertu de réunir autour d’une valeur commune et de distinguer en séparant ce qu’on estime devoir l’être, selon une logique plus fonctionnelle qu’institutionnelle et selon le critère de l’objet, de la valeur ou du projet qu’on poursuit en commun.
Le don, médium de la communication
3Dans le cadre associatif, le rapprochement entre donateur et bénéficiaire se fait par le truchement de l’information et de la communication sur le principe d’un anonymat de masse qui a moins pour objet de cacher les identités que d’inscrire le donateur et le bénéficiaire dans des rôles stéréotypés, ce dernier étant le plus souvent mis en scène afin d’inciter au don et de toucher ainsi la sensibilité du donateur. Afin de permettre au don d’assurer sa fonction de medium de la communication, les associations doivent maîtriser deux contraintes. D’une part assumer leur fonction en tant que délégataires de mission de service public. En effet, annuellement un avis [1] est établi par le ministère de l’Intérieur fixant une liste des journées nationales d’appels à la générosité publique reposant sur des fondements juridiques déterminés par la législation en vigueur [2]. D’autre part, concrétiser leur position d’intermédiaire dans la collecte des dons privés pour un usage plus général.
4Le caractère de délégation imparti aux associations pour recevoir les dons n’est pas nouveau : il était particulièrement de mise au cours du xixe siècle avec, par exemple, la Société philanthropique ou les Petites Sœurs des pauvres qui sollicitaient quotidiennement les dons en espèces et en nature (Du Camp, 1885). De nos jours, le mouvement associatif adopte une forme d’intermédiation rendue explicite, entre autres, par la communication autour de l’appel à la générosité en mobilisant une approche « symbolique » et de nombreux moyens techniques. Cela s’accompagne d’une part d’un langage institutionnel portant sur l’organisation habilitée à recevoir les dons et d’un langage individualiste à la recherche du lien symbolique à recréer entre le potentiel donateur et cet « autre » souvent montré comme victime et que l’association est censée représenter et défendre. Le principe de la délégation du don d’argent ou en nature à un organisme, comme à l’État, prive le geste du don d’une communication directe avec le bénéficiaire. Michel Autès (2001-2002), dans le cadre de la journée contre la misère, soulignait combien « les pauvres sont absents comme sujets de discours », et que la figure du pauvre y apparaissait, à travers un discours volontariste, plutôt « misérabiliste » que comme celle d’un alter ego.
5Dans le double jeu incitation au don/décision de donner, les associations adoptent un discours généraliste avec pour principal souci d’assurer la pérennité de leur organisation et de répondre aux objectifs qu’elles se fixent. Elles n’ont de cesse d’attirer et de fidéliser les futurs donateurs qui participent à la réalisation d’une cause commune. Mais la confiance reste le préalable de la communication car depuis l’affaire de l’association l’ARC qui avait perdu 40 % de ses dons (Damarey, 2013) à la suite de ses dérives avec Jacques Crozemarie en 1996, le donateur s’est trouvé confronté à des incertitudes et à des prises de risques, ce qui a eu pour effet de renforcer la communication institutionnelle afin de rassurer, d’informer et de donner la preuve de l’utilité sociale et de la bonne gestion des fonds [3]. À travers l’exemple de la Croix-Rouge, on perçoit comment le discours vise à valoriser le statut de l’association, son essence universelle et son accroche locale et internationale afin d’attirer les grands donateurs (Razafindramanana, 2012). Cette communication institutionnelle passe par l’association, mais aussi par l’organe de contrôle de la Cour des comptes dont les évaluations permettent d’instaurer ou non la confiance des donateurs (Damarey, 2013).
6Par ailleurs, les associations adoptent différentes stratégies de communication, spécifiques à leur objet social, pour collecter les dons comme dans le cas du don du sang ou pour déclencher des appels plus sporadiques en faveur des plus pauvres (pendant les périodes de grands froids) ou encore lors d’événements tragiques. Notamment, lors du tsunami en 2004, Gérard Gendre indique que l’appel à la générosité du public par le don ou fundraising repose sur une sensibilisation narrative, et il rappelle combien communication et générosité sont liées. Il écrit également (Gendre, 2005) : « C’est en faisant sienne la perspective d’autrui, en adoptant le point de vue de quelqu’un, quiconque, que l’on (ré)introduit cette personne au sein de la communauté humaine dans laquelle on peut et doit agir, par exemple par un don. »
7Cette citation illustre la propriété particulière du don de réintroduire de l’altérité, de la citoyenneté dans les pratiques sociales même si dans de nombreux cas, les individus font des dons de manière mécanique, voire par habitude ou par tradition familiale ou religieuse (Épée, 2006).
Le don, proximité et partenariats
8Nous allons ici examiner deux modes de communication autour du don, à forte amplitude, avec le Téléthon et la Fondation de France.
Le Téléthon
9Dans une « société individualiste de masse » telle qu’elle est définie par Dominique Wolton (2008), valorisant à la fois l’individu et l’égalité, parmi les moyens de communication et les techniques, la télévision représente, selon cet auteur, un lien structurant entre l’individu et le collectif, un important enjeu davantage social que technique. C’est par sa médiation que chaque année, le don d’argent est valorisé, à travers le Téléthon, comme défi d’une communication autant verbale que visuelle afin de sensibiliser les donateurs, provoquer de l’empathie à l’égard des individus atteints de maladies génétiques neuromusculaires et rares. Le poids économique et l’effet d’entraînement du Téléthon, les arguments de marketing utilisés de manière à stimuler et maximiser les promesses de dons inscrivent la communication dans une démarche fonctionnelle tendant à susciter les dons dans un temps incompressible (30 heures). Dominique Cardon (1999) souligne le paradoxe d’un Téléthon décrié par certains et en même temps créateur de solidarité et de rassemblement. Dans ce marché des dons se mêlent différentes logiques familiale, amicale, scientifique, festive, des motivations variées dont certaines renvoient à des dons « émotifs » qui ne répondent pas toujours à des attitudes rationnelles (Épée, 2006). La communication médiatisée à l’extrême traitant de multiples informations s’empare de cette « souffrance à distance » (Boltanski, 1993), par une certaine reconnaissance de la différence. Cela implique une communication relationnelle créant des liens entre organisateurs, chercheurs, personnalités du spectacle, malades qui viennent témoigner, potentiels donateurs soit autour de la télévision, soit autour des divers centres d’animations. L’inscription dans un engagement stéréotypé et codifié est la condition même de l’effet d’accroche, de masse, mais en même temps elle correspond à la satisfaction d’un don de soi avec un engagement intellectuel, physique, associé à un téléphone, en ayant le sentiment de participer, même partiellement, sans trop s’interroger sur le caractère artificiel du procédé, à la guérison des maladies rares et à l’avancée de la recherche génétique. Mais en même temps, pour certains, l’information et la communication médiatique, par leur impact globalisant, légitiment leur participation et, par effet de contagion, mènent ainsi à une surenchère du don.
La Fondation de France et la philanthropie
10Par rapport au mode de communication démonstratif et ostentatoire du don décrit ci-dessus, c’est sur un mode de communication plus discret que la philanthropie encore portée par une tradition bien française, sans doute d’origine catholique, encadre les dons. Mais ce système de communication feutré et peu médiatisé tend à devenir plus audible du fait de nouvelles générations de philanthropes qui, avec la mondialisation, se sont ouverts à d’autres techniques, d’autres enjeux, et sont influencés par le modèle américain (Laurens, 2013). Toutefois, à la différence des fondations américaines, dont la plus connue est celle de Melinda et Bill Gates, des entreprises telles Danone ou Nestlé pour ne citer que celles-là communiquent peu sur leurs engagements financiers et leurs stratégies humanitaires.
11La Fondation de France, un des principaux collecteurs de fonds [4], utilise, comme la plupart des autres grandes associations (Secours catholique, Emmaüs, etc.) les moyens techniques tels mailing, affiches publicitaires, campagnes nationales, Internet, etc. qui sont soumis à un formalisme, dès lors que ces institutions font appel à la générosité publique. La Fondation de France attire de grands donateurs ou des chefs d’entreprise qui en plus du don monétaire et du plaisir du don s’impliquent personnellement dans les projets qu’ils mènent, favorisant une communication relationnelle envers de plus petites structures, à la recherche de fonds. La communication nécessite un travail en amont sur l’image de marque de l’association, sa notoriété et son positionnement face à ses concurrents. Mais aussi un travail en aval afin d’assurer la pérennité des dons et la confiance des donateurs en faisant un « marketing relationnel » par des lettres, des programmes d’intervention, etc. (Combes, 2013). L’idée d’un engagement philanthropique n’est plus seulement réservée à des « héritiers » perpétuant la tradition familiale, à une élite fortunée, mais également à des fondateurs d’origine populaire véhiculant des valeurs soit à fondement religieux, soit d’intérêt général. Au contraire du Téléthon répondant à une sollicitation de masse des dons, c’est une logique de communication personnalisée qui est mise en place dans les fondations se concentrant sur une approche qualitative attachée au vécu des grands donateurs, à leurs centres d’intérêt afin de mieux cibler leurs attentes dans le cadre d’un projet philanthropique par exemple (Fondation de France, 2012).
12En conclusion, la communication par le don, en première approche, a mis en évidence qu’elle paraît recourir à une forme générale et dépersonnalisée de messages destinés à attirer l’attention, à construire un désir de passer à l’acte du don. Mais cette approche resterait superficielle si elle ignorait l’effet correcteur des relations personnalisées, établies au quotidien, au sein et hors des institutions, réintroduisant non seulement de l’humanité mais des sociabilités riches de leurs diversités. La communication a alors pour mérite de souligner la double contribution à la vie sociale de ce que l’on partage, à la fois ce qui fonde les identités et ce qui ressoude les solidarités.
Notes
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[1]
« Avis relatif au calendrier fixant la liste des journées nationales d’appel à la générosité publique pour 2012 », Journal officiel, n° 0295, 21 déc. 2011, p. 21660, texte n° 138.
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[2]
Spécialement l’article 3 de la loi 91-772 du 7 août 1991.
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[3]
Un Comité de la Charte du don en confiance avait été créé en 1989, organisme de contrôle des associations et des fondations.
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[4]
En 2010, la collecte des fonds de la Fondation de France représentait 108,8 millions d’euros tandis que celles des legs et fondations 50,9 millions d’euros (Combes, 2013).