CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Par excellence, l’univers des mœurs est un univers de communication, c’est-à-dire un échange de significations, parfois au plus intime, et de négociation permanente entre les individus, en ce que chaque rencontre problématise justement ces significations et ces valeurs. La disparition des grands récits qui encadraient l’existence personnelle à travers les idéologies porteuses, les projets historiques, a accompagné, la promotion sociale de l’individu. Les lendemains qui chantent ont cédé la place à l’affirmation individuelle du bonheur (Lipovetsky, 2006) et à la recherche des signes de sa singularité propre au sein d’une société plurielle et multiculturelle.

Un corps personnalisable, des identités fluides...

2Ces trente dernières années, le corps – premier instrument de la communication dans la vie courante, même quand aucune parole ne s’échange (Le Breton, 2006) – a vu son statut se modifier radicalement. S’il était encore récemment un lieu de vérité, d’authenticité – « Le corps ne ment pas », « Écoutez votre corps », « Le corps a toujours raison », etc. –, s’il était une sorte d’innocence lançant ses messages de sincérité aux autres comme à soi-même, s’il était enfin le support immuable de soi, un enracinement identitaire irrévocable, il est aujourd’hui revendiqué comme un lieu de façonnement personnel. L’individu contemporain est incité à construire sa différence dans une société où tous les freins qui entravaient l’émancipation individuelle ont volé en éclat. La libre disposition de soi incite à rompre avec les contraintes intérieures ou sociales et à libérer son désir, à expérimenter d’autres manières d’être non plus dans la culpabilité mais dans la jouissance de soi. On personnalise et on customise son corps à l’image d’autres objets du quotidien. Le corps se dissout comme vérité pour se muer en formule manipulable et transitoire. L’anatomie n’est plus le destin évoqué autrefois par Freud, elle devient un fait personnel, et le corps se transforme en accessoire de la présence au monde, en « dé-corps » à modeler selon l’ambiance du moment, proposition susceptible d’être reprise, corpus pour soutenir des expérimentations (Le Breton, 2012 ; 2013). Nombre de nos contemporains deviennent les designers de leur apparence et bricolent leur corps selon les circonstances, selon les significations qu’ils entendent délivrer aux autres.

3L’une des transformations les plus troublantes pour nos sociétés, s’agissant des mœurs, concerne la mouvance transgenre. À la différence des transsexuels qui ne se reconnaissent pas dans leur sexe d’apparence et souhaitent en changer, se conformant donc au binarisme du masculin et du féminin, les transgenres revendiquent le droit de choisir leur genre et/ou leur sexe, mais sans nécessairement s’y installer. Nomades et joueurs de leur apparence et de leur désir, ils refusent l’enfermement dans un genre – et même si certains prennent des hormones pour se rapprocher de l’un ou de l’autre, ils ne recourent pas nécessairement à la chirurgie pour une réassignation. Voyageur de leur propre corps, ils changent à leur guise de forme et de genre, poussant à son terme le statut d’objet de circonstance d’un corps modulable, devenu une pure proposition à reprendre (Le Breton, 2013). Si l’être humain naît homme ou femme, il n’est pas tenu de le rester, il peut instaurer son propre genre, les multiplier en refusant toute contrainte d’identité à ce propos. La revendication genderqueer libère de tout ancrage biologique, de toute convention sociale et invente un individu sans frontières de genre ni de forme, faisant imploser les pratiques sexuelles ; elle pousse à son terme l’individualisation du sens et du corps. Un dispositif symbolique, à la fois technique, visuel, stylistique, produit l’évidence d’être homme ou femme, ou en subvertit les catégories en inventant d’autres manières d’être, une accumulation de possibilités dépendantes du discours que l’individu tient sur lui-même et des comportements qu’il met en œuvre à cet effet (Butler, 2005 ; 2006). Il n’existe plus pour les genderqueers de genre masculin ou féminin bien défini mais une zone d’indétermination, un refus d’assignation à résidence dans un corps. Le genre n’est qu’un pré-texte à reprendre par un individu qui n’est plus astreint à répéter des normes mais à inventer des manières d’être qui lui soient propres.

4Masculin et féminin n’incarnent plus une vérité ontologique fondée sur une anatomie intangible, ni même une polarité nécessaire, là où la fabrique corporelle de soi ne cesse d’élargir son champ d’intervention possible. Ils sont une différence parmi d’autres, une proposition initiale à rectifier selon une volonté propre. Certains trans entendent s’affranchir de ces catégories obsolètes à leurs yeux, et appellent à un troisième genre. Dans l’archipel genderqueer, il y a ceux qui chevauchent deux genres sans être assignables à l’un d’entre eux ; ceux qui affichent deux, trois ou davantage de genres ; ceux qui récusent le genre. Ceux enfin qui inventent d’autres genres, même si la tâche n’est pas aisée. Certes, il y a sans doute des hommes et des femmes, mais ils ne se reconnaissent pas dans ces catégories. Ils vivent une échappée belle hors des catégories préétablies socialement pour se définir justement dans le trans, le passage, une transition qui n’en finit plus, ils brouillent les limites de genres. T. Beatty, transsexuel américain FtM (Female-to-Male) a mis une fille au monde en 2008 à travers une insémination artificielle et le sperme d’un donneur anonyme, son épouse étant elle-même stérile. Dans son processus de réassignation, il prenait de la testostérone et avait réalisé une mammectomie. Il conservait cependant son utérus et ses ovaires. L’assignation à un genre devient surtout une histoire que l’on se raconte et que l’on accrédite aux autres à travers une stylisation de son rapport au monde.

5Les transgenres s’accommodent de rester dans l’entre-deux, l’inassignable, par réticence devant les prises d’hormones ou les chirurgies radicales ; ils vivent alors en homme ou femme trans, avec des traits de l’autre sexe tout en préservant certains caractères de leur sexe d’origine. Ils donnent le change à travers la manière dont ils se mettent en scène dans leur vie personnelle selon leur public du moment. Ils sont en quête d’un mythe personnel du genre à atteindre. Ce mythe se fonde sur un bricolage avec les multiples récits qui traversent la scène queer et les débats publics à ce propos mais il est aussi héritier des fantasmes de l’enfance et de l’adolescence. Dans la mesure où il n’existe pas de modèles préétablis, chaque trans s’invente un personnage qui n’appartient qu’à lui, même s’il est en lien avec la sensibilité d’un moment pour une minorité.

6Ce sont des personnes qui demeurent dans l’intelligibilité sociale malgré le jeu des différences, car ils répètent certaines conventions de genre avec leur style propre. Ils restent socialement lisibles dans leur comportement et leur apparence. Ils ne rompent pas radicalement les rites d’interaction, le rapport au langage ou les manières d’apparaître aux yeux des autres. Ils inventent une myriade de comportements qui induisent sans doute l’ironie, l’interrogation, l’amorce d’un autre monde, mais toujours dans la sphère de la communication sociale.

7La médecine qui a longtemps fonctionné comme une police du genre et de la sexualité, en conformité avec les modèles régulateurs de nos sociétés, devient désormais une boîte à outil pour se défaire de la pesanteur de tout ancrage de genre et de sexe. Certes, toute invention de soi est mesurée socialement par les propositions offertes sur le marché de la cosmétique en général, et des pressions sociales, et par la manière dont l’individu essaie de tirer son épingle du jeu. En outre, le passage d’un sexe à un autre, ou la volonté d’inventer un corps marqué d’une singularité propre, implique une redéfinition radicale de soi et notamment des relations antérieures avec l’ensemble des acteurs qui constituaient son public coutumier dans le tissu social ou professionnel. Si le franchissement est une épreuve morale pour l’individu lui-même, une autre est celle de la confrontation avec les autrui significatifs, les personnes qui comptent à ses yeux : ses parents, son compagnon ou sa compagne, ses enfants, ses ami(e)s, etc. La personne trans doit affronter une multitude de demandes d’explications relatives à sa nouvelle apparence et à son changement d’état-civil. Ce sont là autant d’apprentissages afin de s’ajuster au mieux à son public en sachant jusqu’où elle peut aller trop loin selon son degré d’attachement à ces relations. Mais elle est cependant en position délicate au regard des conventions de genres qui demeurent actives dans nos sociétés.

8Le corps ne détermine plus l’identité, il est à son service. Le transsexuel ou le transgenre sont des individus postmodernes en ce qu’ils entendent se mettre au monde par eux-mêmes, rectifier leur origine en décidant de leur renaissance sous une apparence n’appartenant qu’à eux. Leur corps est un artefact technologique, une construction chirurgicale et hormonale, un façonnement plastique et technologique. Ils assument une identité fluide, nomade, toujours prête à se renouveler. Ils expérimentent des possibles encore peu communs.

… et des normes sociales qui se reconfigurent

9Mais les normes corporelles ne disparaissent pas : elles se multiplient et se font d’autant plus incisives qu’elles paraissent moins impératives, laissant l’individu à leur appréciation en ne lui donnant que des indications. Dans la mesure où l’individu devient le concepteur de son corps, il choisit parfois le durcissement des stéréotypes associés aux deux sexes. Nombre de femmes cherchent à être plus femme à travers un souci de jeunesse, un corps mince, sain, svelte, jeune, séduisant, lisse et nombre d’hommes se veulent plus homme encore en puisant dans le répertoire traditionnel du masculin : comportements virilistes, affichage musclé, etc. (Le Breton, 2012). Penser le corps, et la manière dont il est mis en jeu dans les mœurs, implique donc de prendre en compte ces ambivalences et une pluralité de modèles.

10Le corps est un objet à portée de main sur lequel nourrir enfin une souveraineté mise en difficulté partout ailleurs. Le repli sur le corps et l’apparence est un moyen de réduire l’incertitude en cherchant des limites symboliques au plus proche de soi. Cette phase de l’individualisme aboutit à l’individualisation du sens et, au-delà, à l’individualisation du corps (Le Breton, 2012). Il importe alors d’avoir un corps en miroir de soi, sans couture, sans défaut, lieu de différenciation réflexive avec les autres mais aussi d’apaisement, de plaisir, de reconnaissance plénière de soi. Le rêve est d’inventer sa singularité personnelle. D’où le succès également du tatouage, du piercing, des régimes alimentaires, du culturisme, etc. qui font du corps une matière première pour se fabriquer un personnage sur la scène sociale.

11L’expérimentation prend la place des anciennes identités fondées sur l’habitus et l’identification. À défaut de se sentir pleinement à l’aise au sein du social, l’individu essaie au moins d’être bien dans sa peau, de se sentir « en accord » avec soi et de personnaliser son corps. L’apparence alimente une industrie sans fin, sans cesse relancée par le marketing et les offres du marché ou par l’inventivité individuelle. Le corps est un écran où projeter un sentiment d’identité toujours remaniable. L’obsolescence du corps va de pair avec l’obsolescence du sentiment d’identité là où, du web à la chirurgie esthétique ou à la régulation chimique du comportement, le jeu avec soi est de mise dans une société ouverte à des expérimentations individuelles qui, pour la plupart suscitent l’indifférence ou la curiosité. Même si cette liberté de mœurs appelle parfois la réplique virulente de l’homophobie ou de la transphobie. La transformation du corps est d’abord une manipulation symbolique du sentiment de soi, elle traduit un jeu subtil entre le public et le privé. Dans la société du spectacle, l’individu dispose des signes d’identité sur son corps à travers lesquels il interroge sa place dans le monde.

12Pourtant, cette liberté de manœuvre au regard de la forme du corps continue à se heurter à des corps « monstrueux » (Ancet, 2012), qui rappellent trop brutalement une fragilité intolérable qui brise le miroir complaisant dans lequel chacun essaie de se reconnaître. Même si les normes sociales ont relâché leur contrainte, elles n’en continuent pas moins à mettre en question les corps qui ne se diluent pas dans les rites d’interaction du quotidien. Le statut des personnes âgées, des handicapés, des « fous », des malades graves (sida, cancer, etc.) ou des mourants continue à montrer l’ambivalence de nos sociétés. Le corps doit passer inaperçu dans l’échange, même si la situation implique pourtant sa mise en évidence. Il doit se résorber dans les codes en vigueur, même si l’individu joue avec eux, et chacun doit retrouver chez ses interlocuteurs, comme dans un miroir, ses propres attitudes corporelles et une image qui ne le surprenne pas trop. La symétrie dans la communication est à ce prix. Celui qui ne joue pas le jeu, délibérément ou à son insu à cause de ses aspérités corporelles, provoque une gêne profonde. Le corps étrange devient un corps étranger, opaque dans sa différence. A priori, bien sûr, nul n’est hostile aux handicapés ou aux « fous », nul n’est indifférent au sort des vieillards ou des malades, et pourtant la mise à l’écart dont ils sont l’objet les uns et les autres témoigne du désarroi qu’ils suscitent. Rien n’est plus saisissant à cet égard que d’observer les comportements des passants lorsqu’un groupe d’enfants ou d’adultes handicapés mentaux ou trisomiques se promènent dans une rue ou qu’ils entrent dans une piscine. L’hostilité est rarement manifeste, mais les regards ne cessent de se poser sur eux, de commenter leur état, de juger de la pertinence ou non de leur présence dans un lieu public, selon une polarité allant de la pitié au rejet. Violence silencieuse d’autant plus insidieuse qu’elle s’ignore telle. Le corps doit être dilué dans la familiarité des signes échangés dans la ritualité de la rencontre. Cette régulation fluide de la communication, la personne porteuse d’une altérité physique ou de comportement la perturbe involontairement, la prive de son poids d’évidence. Le corps surgit à la conscience avec l’ampleur d’un retour du refoulé et il induit la gêne ou l’effroi.

13Dans une société d’individus, l’ambivalence et le contraste règnent sociologiquement. La liberté actuelle des mœurs en matière de sexualité, de rencontre amoureuse, de conjugalité, d’expérimentation sur son corps, se heurte à de vives résistances, à la résurgence d’un puritanisme, voire d’une pudibonderie que l’on croyait définitivement oubliée (de Tonnac, 2006).

Références bibliographiques

  • En ligneAncet, P., Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, Presses universitaires de France, 2006.
  • Berger, A. E., Le Grand Théâtre du genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », Paris, Belin, 2013.
  • Butler, J., Défaire le genre, Paris, éditions Amsterdam, 2006.
  • Butler, J., Trouble dans le genre. Pour un féminisme de subversion, Paris, La Découverte, 2005.
  • Heritier, F., Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • Le Breton, D., L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 2013.
  • Le Breton, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012.
  • En ligneLe Breton, D., Les Passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Payot, 2006.
  • Lipovestsky, G., Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006.
  • Tonnac, J.-P. (de), La Révolution asexuelle, Paris, Albin Michel, 2006.
David Le Breton
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur notamment de : Anthropologie du corps et modernité (PUF, 2001, rééd., 2013), L’Adieu au corps (Métailié, 2013), Éclats de voix. Une anthropologie des voix (Métailié, 2011) et Disparaître de soi (Métailié 2015).
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0172
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