1Dès le xixe siècle, l’individu est l’objet de nombreuses études dans les champs des sciences sociales, humaines et biologiques. Si l’individu est souvent mis en relation avec le social, le politique ou le vivant, il intéresse peu nos sciences de l’information et de la communication [1]. Comme souvent, la communication « est sous-valorisée ou dévalorisée » (Wolton, 2012). Au xxie siècle, au moment où l’humain établit ses relations au monde à partir d’informations personnelles ou publiques, nous soutenons que l’individu communiquant peut se définir à partir de références psychologiques et psychiques, sociologiques, biologiques ancrées dans le xxe siècle, afin d’éviter sa réduction en un fournisseur d’informations pour ferme de données.
Individu et symbolisme
2L’individu s’est forgé une place de choix dans des débats théoriques du xxe siècle qui ont minimisé le rôle de la communication pour souvent la galvauder. « La communication est insuffisante pour la transmission », dit Freud (1939), en insistant sur le rôle déterminant des traces mnésiques dans un héritage archaïque qui « inclut [des] différences, [car] elles représentent ce que l’on reconnaît chez l’individu comme le facteur constitutionnel ». La psychanalyse a permis de jeter « un pont sur l’abîme qui sépare la psychologie de l’individu de la psychologie des masses [...] Nous pouvons traiter tous les peuples comme le névrosé individuel » (Ibid.). Dès 1908, Freud, dans La Morale sexuelle « culturelle » et la nervosité moderne, pense que la toute-puissance de l’individu se doit d’être réduite afin d’accéder à un gain proposé par la civilisation. La civilisation coûte à un individu – jusqu’à son symptôme. De la contribution de l’individu à partir de sa jouissance « est née la commune propriété culturelle en biens matériels et idéels » (Freud, 1908). Plus tard, Michel Foucault (1957) envisage la communication de façon réductrice, par la langue, les signes, en rappelant la seconde topique freudienne. Pour lui, communiquer est une façon d’agir sur les autres et d’exercer des relations de pouvoir. C’est une action sur des actions à venir des autres : « la dialectique du passé et du présent reflète le conflit des formes individuelles de satisfaction et des normes sociales de conduite, ou encore comme dit Freud, du ça et du sur-moi ». On remarquera que chez Foucault, les relations au pouvoir et les corrélations entre liberté individuelle et déterminations sociales font que les « relations de pouvoir, rapports de communication, capacités objectives ne doivent pas être confondues ».
3Au long du xxe siècle, on a tenté de décrire l’individu en faisant abstraction d’un édifice symbolique qui le soutient et qui pourtant est souvent remis en cause. La psychanalyse l’a manifesté dans l’évolution de son questionnement par rapport au père : on l’observe chez Freud avec ses dernières études sur la religion, puis chez Lacan qui finalement, se passera d’un « nom du père » unique.
4Jacques Lacan avait saisi l’ambiguïté de ce qu’il appelle la « science du sujet » qui n’est pas une science de l’individu. Lacan (1956-1957) n’a jamais détaché l’individu de l’ordre symbolique : « même si le sujet est détaché, en tant qu’individu, de l’ordre qui le concerne en tant que sujet, cet ordre n’en existe pas moins. En effet, la loi des relations intersubjectives gouverne profondément ceux dont l’individu dépend, et donc l’implique dans cet ordre, qu’il en soit conscient ou pas comme individu ». Cependant, Lacan ne cessera de répéter que le sujet n’est pas l’individu. Dès Champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953), cette idée essentielle interviendra après celle de la dialectique du maître et de l’esclave. On connaît, pour Lacan, l’importance de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, mais on repère moins celle de celui qui fut le critique de Hegel : le « non-philosophe » Søren Kierkegaard qui pose l’individu au fondement de ses travaux.
5Lacan (1962-1963) dit : « La vérité de la formule hégélienne, c’est Kierkegaard qui la donne. » Il fait là référence à l’ouvrage Le Concept d’angoisse de Kierkegaard (1844), mais aussi au fait que « tout ce qu’articule Kierkegaard n’est rien que référence à ces grands repères structuraux ». Dans La Dialectique de la communication (Kierkegaard, 1877), la théorie de la communication se révèle par une reconnaissance de l’intériorité de par une référence essentielle, celle de Dieu. Un siècle plus tard, Georges Gusdorf (1963), dans Kierkegaard, souligne que la notion d’individu est principale pour l’auteur danois. Action et spiritualité permettent à l’individu de découvrir l’identité de son intériorité : « Seul a droit au titre d’individu celui qui a découvert, au cœur de son existence subjective, l’identité de l’intériorité et de la vanité. » Gusdorf reprend trois fois l’affirmation de Kierkegaard : « la vérité est la subjectivité ». La correspondance entre Kierkegaard et Lacan se situe précisément sur la question de l’individu et de la vérité. Lacan conceptualisera l’objet a, comme cause du désir inconscient, dont l’approche manifeste ce moment de vérité. La référence à la communication pour Kierkegaard est alors importante : « Elle s’accomplit dans la recherche de l’intimité cachée, selon les voies de cette communication indirecte et chanceuse qui relie chacun à soi-même, à autrui et à Dieu ». Lacan n’a pas choisi cette voie pour parler de la communication qui pour lui est pauvre, comme le sont les machines cybernétiques que l’on veut singer. Loin de la psychanalyse, proche de la technique et de la communication, Jacques Ellul est l’auteur de la préface de Écoute, Kierkegaard, essai sur la communication de la parole de Nelly Viallaneix (1979), et manifeste un attachement à la pensée de Kierkegaard pour éviter toute totalisation de la pensée technicienne. L’individu est liberté. Cette liberté s’articule à la méconnaissance d’un désir inconscient en permettant une réécriture de sa propre histoire, un recommencement, un mouvement jamais inassouvi. Lacan a bien compris l’intérêt d’un impossible à tout dire. Il n’était pas structuraliste : il existe en effet un reste pour lequel la structure ne répond pas.
La controverse autour du langage
6Au xxe siècle, un mouvement de dégradation des cadres symboliques et des références traditionnelles s’opère. L’instance symbolique, médiatrice et constitutive de la communication entre les individus devenant moins efficiente, la communication humaine bafouille ses mots et repères. L’évolution de la communication au sein d’une famille en est l’exemple patent. Dominique Wolton (2012) aura annoncé, dès ses premières études sur l’individu, le rôle essentiel de la famille, notamment contre la solitude. Jacques Lacan (1938) dans son texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » fondera sa pensée à partir de la singularité et des aspérités produites par chaque famille. Les discours de la postmodernité insistent sur les effets du libéralisme pour justifier une tendance à la déliquescence de ces cadres. De notre côté, on souligne l’absence de valorisation de la communication, des récits, de la fiction, de l’altérité, donc en corollaire une absence de considération de la parole et de l’intimité. Or, l’individu humain parle. Comme nous l’avons vu, son titre d’individu passe par le respect de son intériorité. Là se situe l’articulation qui opère entre individu et sujet, entre objectif et subjectif.
7Toutefois, l’individu parle mais il n’y a pas d’apprentissage de la langue maternelle. Norbert Elias critiquant Freud ne le dit pas : pour lui, l’apprentissage de la langue maternelle est au contraire mis en exergue pour se différencier de Freud. Le Concept freudien de la société et au-delà de 1990 est un texte posthume d’Elias. Ce sociologue s’inscrit en héritier de la pensée de Freud, ce qu’il fut dès Über den Prozess der Zivilisation (1939), mais sans toutefois s’y référer, comme le souligne Bernard Valade (1998). Elias n’est pas d’accord avec Freud. La communication linguistique est un fondement de sa démonstration. Elias s’oppose à l’antagonisme individu/société et à la régulation de la pulsion à travers le couple nature/culture : « [Freud] n’a jamais été totalement en mesure de voir dans la régulation des pulsions une condition de l’autonomie relative des individus dans la relation à eux-mêmes et aux autres. » Pour lui, opposer individu et société n’est pas fondé dès lors que l’individu est prédisposé à apprendre une langue : « la dépendance humaine vis-à-vis de l’apprentissage est la condition du plus grand potentiel d’individualisation des êtres humains, mais aussi des liens étroits qui les rattachent à une société donnée. » Pour Elias, « le processus de maturation humaine et le processus social d’apprentissage de l’autorégulation en termes de code civilisateur propre à une société, loin d’être opposés, se présupposent l’un l’autre et sont imbriqués ». Nous percevons dans ce développement comment Elias se sert du langage et de l’apprentissage dans son argumentation. L’acquisition du langage est un élément déterminant pour l’individu.
8En 1975, Noam Chomsky et Jean Piaget ont longuement débattu du caractère inné du langage lors d’un colloque célèbre à Royaumont [2]. Les démarches scientifiques et les fondements épistémologiques sont différents. Les principes philosophiques qui les sous-tendent aussi. Capacité du langage « génétiquement déterminé » pour l’un, schèmes d’action pour l’autre font qu’ils se retrouvent cependant dans leur opposition au béhaviorisme. Ils débattent de ce qui est inné dans le langage et s’opposent sur le fait que, pour Chomsky, le langage humain doit être étudié comme un « organe ». Pour Piaget, les processus cognitifs sont le prolongement des mécanismes biologiques. En fait, l’idée de Chomsky d’une grammaire générative comme organe de la langue est différente de celle d’un organe qui est du vivant pris dans un langage déjà là. Que l’on parle de la séparation entre individu et société, de l’articulation entre nature et culture, de la séparation qu’opère Lacan entre le vivant et l’être parlant, c’est du langage dont on parle, de son origine comme de ses effets. Or, le langage préexiste à l’individu. Il sert sa communication et permet de réguler les investissements pulsionnels. Même si l’individu n’est pas le sujet, l’individu communiquant ne peut pas se soustraire de toute subjectivité car il parle. Le débat des méthodes « individualité méthodologique » et « holiste » amène à nous interroger sur un passage entre l’individu et le sujet, et finalement à un individu communiquant non réifié.
9L’individu communiquant se trouve à la rencontre de deux méthodes : l’individualisme méthodologique et le holisme, l’une et l’autre butent sur le fait de ne pouvoir exister seules. De façon schématique, la théorie du holisme affirme que l’individu ne serait que le fruit des structures sociales. À l’opposé, l’individualisme méthodologique explique un phénomène social en rendant indispensable la reconstruction « des motivations des individus concernés par le phénomène en question et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements individuels (dictés) par ces motivations » (Boudon, 1985). Les enjeux de cette méthode sont la rationalité et ses limites, comme pour la communication. La communication humaine, entre objectivité et subjectivité, peut concourir au fait que les deux méthodes sont nécessaires l’une à l’autre. On saisit mieux alors l’articulation envisageable de l’individu en sujet. Une vision holiste pure fait d’un individu un automate déterminé par la structure : il n’y a pas de sujet. Pour l’individualisme méthodologique, sans structure sociale, il n’y a pas d’individu car rien ne garantirait ses actions. Bernard Valade (2006) montre une complémentarité de ces deux méthodes devenues alors compatibles : « Analysé par approximations successives, un phénomène social peut être, dans un premier temps globalement interprété, avant que d’être compris à partir des “bonnes raisons” des acteurs ». Cela concerne au plus haut point la communication humaine, qui fait de l’individu une personne. L’opposition, le conflit, sont déterminants pour saisir la nécessaire combinaison d’individualisme et de holisme pour un enchevêtrement à différents niveaux hiérarchiques. L’individu en tant que personne est fait de contradictions. Il n’est pas une unité. L’individu est soumis à la hiérarchie, aux discours des autres et il réagit. « La contradiction et le conflit non seulement précèdent une telle unité, mais sont actifs en elle à tout instant » (Simmel, 2013 [1908]). L’individu humain est une personne. Il ne s’agit pas de rappeler de façon réductrice l’opposition entre Georg Simmel et Émile Durkheim, l’un du côté de l’individu, l’autre du côté d’une unité globale stabilisante, mais de souligner qu’une personne est là, divisée dans ses choix. Louis Dumont (1966) le remarque quand il aborde la société indienne en repérant un « englobement du contraire » caractérisé par le fait qu’il y a une inversion de la hiérarchie au sein même de la hiérarchie. Jean-Pierre Dupuy (1992) note cette interaction et parle dans cette organisation « de hiérarchies enchevêtrées ». La hiérarchie est nécessaire pour que s’expriment les contradictions, les luttes, les controverses qui fondent l’individu en humain. Ensuite, dans le meilleur des cas, l’individu fait preuve de bon sens. À l’enchevêtrement des hiérarchies s’emmêle l’horizontalité du réseau qui n’a pas de commencement.
10L’individu parle tout en sachant que « ses relations aux autres n’ont pas de commencement ». Elias (1991) dans La Société des individus manifeste de cette façon un rapport de causalité déterminant. Le mouvement de l’individu comme celui de la communication n’a pas de commencement. Ainsi, entre intériorité et environnement, « chaque geste du mouvement est fonction et répercussion de relations – comme la forme du fil à l’intérieur d’un filet – ne pouvant s’expliquer que dans l’ensemble du réseau ». Dans son article « Sociologie des réseaux sociaux et psychologie sociale : Tarde, Simmel et Elias », Éric Letonturier (2005) reprend et explicite avec finesse ce concept essentiel de réseau, les processus d’individualisation et de socialisation et souligne toute l’importance de la psychologie sociale qui se place « épistémologiquement à l’interface du couple individu/société ». Cette articulation protège la communication et l’individu des excès des processus de rationalisation. La question est en effet de savoir jusqu’où aller sans produire un processus de réification comme l’entend Axel Honneth, c’est-à-dire une perte de la reconnaissance, perte de « notre capacité à identifier et à valoriser la signification que possèdent pour notre existence les autres personnes et les choses ». L’identité n’étant plus l’œuvre d’un bricolage avec les autres (Martuccelli), elle serait issue d’un processus d’auto-réification d’un individu seul sans autre. La rationalité « ordinaire » et le bon sens (Boudon) sont des réponses humaines aux processus de réification mais ces concepts ne peuvent être vidés de leur puissance. La communication telle que Wolton (2012) la définit fait que l’individu n’est pas une chose totale et rationnelle : « Connaître et communiquer avec autrui conduit en effet à admettre que ce processus échappe à la rationalité et, même au-delà, qu’il y a une sorte d’impossibilité de la communication ». La cybernétique a fait penser la communication autrement.
Quatre concepts pour penser la communication
11Dès la fin la Seconde Guerre mondiale, la cybernétique infiltre de nombreuses disciplines scientifiques avec ses notions d’autorégulation et d’information. La philosophie, la médecine, la biologie, la psychologie, l’épistémologie génétique mais aussi des champs connexes aux techniques, sont traversés par des travaux portant sur les concepts d’équilibre, de signification, d’interaction ou de vivant. En effet, au cœur de ces entreprises se trouve l’individu, membre de l’espèce humaine, de la société mais aussi acteur d’atrocités et de génocides. Jean Piaget, Georges Canguilhem et Gilbert Simondon forgent dans l’épaisseur de ces concepts les fondements théoriques essentiels pour les sciences de l’information et de la communication du xxie siècle. Aujourd’hui, ces concepts ont perdu leur vitalité : ce qui est insoupçonné en eux – transmettre autre chose que ce qu’ils disent – n’est plus objet de curiosité. Le débat théorique est écrasé. Autre exemple de simplification : le constructivisme. Fruit d’une œuvre immense chez Piaget, il devient une vulgate pour cautionner une élaboration d’un sujet pour un objet. Or, le concept est vivant, tel un individu, il a l’épaisseur de la chair. Rappelons donc la profondeur de certains concepts élaborés autour de la notion « d’individu », sans laquelle la communication se trouverait réduite à du traitement de données. L’altérité radicale étant réduite, l’individu connecté à la technique devient un être informationnel [3] qui assure les liaisons de continuité, de régulation, de lecture du vivant avec des objets connectés, des logiciels de recommandation ou de l’imagerie à résonnance magnétique. Quatre concepts forts pour la communication sont rappelés : l’information ; l’équilibration ; l’interaction ; la signification.
12En premier lieu, prenons le concept d’information proposée par Gilbert Simondon : sa thèse relève davantage des sciences de la communication que du traitement de données. En effet, dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information – thèse soutenue en présence de Georges Canguilhem –, Simondon (1958) a pris soin d’insister sur le fait que l’information « ne doit jamais être ramenée aux signaux ou supports ou véhicules d’information ». De plus, pour lui, « l’individu est être et relation » : il y un terme continu et discontinu. Il fait appel à la théorie des quanta pour l’expliquer. Il introduit ainsi la notion de discontinuité, caractéristique de la communication dont il parle très peu. Les travaux de Gilbert Simondon suscitent un regain d’intérêt grâce aux éclairages récents de Jean-Hugues Barthelemy. De son côté, Bernard Stiegler développe une pensée nourrit des textes de Freud et de Simondon. Les écrits de Gilles Deleuze sont imprégnés des textes de Simondon. Des liaisons existent chez Deleuze entre les notions d’individuation, d’information, de transduction (Simondon) et ses propres concepts. Aussi Deleuze (1988) définira-t-il l’individu comme « concentration, accumulation, coïncidence d’un certain nombre de singularités préindividuelles convergentes ». Quant au concept de « plateau », il renvoie à « toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome ». Le régime préindividuel, métastable, tel que Simondon l’exprime, fonde un vivant qui fait « œuvre informationnelle », car « nœud de communication entre un ordre supérieur, à sa dimension, et un ordre inférieur – qu’elle organisera ». À un premier principe d’inviduation s’articule une seconde individuation qui fait naître « le collectif transindividuel ». On trouve la dimension communicationnelle : l’information est entendue comme « arrivée d’une singularité créant une communication entre ordres de réalité ». Dans la relation aux autres êtres se trouve la genèse de l’individu : « c’est dans sa relation aux autres que réside ce dynamisme génétique ». Ainsi pour Simondon, la transduction est « une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine », à ne pas confondre avec ce que Piaget propose dans le cadre du développement de l’enfant qu’il articule avec le concept d’équilibration.
13Nous rappellerons en second lieu la précision des concepts d’équilibration et d’interaction chez Piaget. Jean-Jacques Ducret [4] renvoie à Le Dantec et Spencer comme inspirateurs de Piaget pour le concept d’équilibration qui fut cependant amplifié par les écrits foisonnants de la cybernétique. Le concept central d’équilibration de Piaget est d’une grande richesse et ne peut être réduit aux circuits cybernétiques, ou système de régulation tel qu’Ashby (1956) a pu en fournir un modèle dans son Introduction to Cybernetics. Les influences sont fortes entre ces disciplines mais elles n’auraient pas dû permettre la réduction du concept d’homéostasie à une boucle de circuit électronique avec l’oubli des systèmes d’interaction. Avec l’Étude internationale sur les tendances principales dans les sciences de l’homme présentée en 1966 à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Jean Piaget rappelle que les concepts de structure, les systèmes d’interactions et de transformations permettent d’envisager « le tout comme le produit des interactions formatrices ». Nous retrouvons cette étape essentielle des travaux de Piaget dans son article synthèse de ses travaux « Le point de vue de Jean Piaget » (1968) : « La connaissance à ses débuts ne part donc ni des objets ni des sujets, mais d’interactions d’abord inextricables entre les sujets et l’objet. » Une science des interactions mériterait de voir le jour, permettant de clarifier ce qui est interaction et communication.
14Enfin, un dernier concept fort pour la communication qui trouve moins de place aujourd’hui : celui de la signification. Canguilhem, Simondon et Piaget y ont prêté une grande attention car pour eux l’information n’est pas de la technique mais un concept qui se forme avec la signification : « l’individu est ce par quoi apparaissent des significations » ; « le transindividuel passe dans l’individu comme de l’individu à l’individu […] le transindividuel ne coïncide pas les individus : il les fait coïncider ; il fait communiquer les individus par les significations » (Simondon, 1956). Le langage est instrument d’expression, véhicule d’informations mais non créateur de significations. Pour Piaget, dans tous les comportements humains interviennent les systèmes de significations. Dans l’article « Le cerveau et la pensée », Canguilhem propose, en plus d’une puissante réflexion sur le vivant, une articulation entre un « tout l’individu pris dans son ensemble » et la pensée en citant Pierre Janet : « Nous pensons avec tout » : cerveau, mains, estomac. Ce qui n’est pas sans importance pour saisir l’articulation entre individuel et universel. La vie a une structure téléologique ou conceptuelle car elle contient la mort, et l’individu contient l’universel. Le changement d’échelle pour l’étude des phénomènes de la vie ouvre la porte aux théories du langage de la communication. Avec Canguilhem, « l’essentiel de l’environnement social humain c’est d’être un système de significations ». C’est ce que résume Dominique Lecourt : « En 1934, Goldstein écrivait : “Le sens d’un organisme, c’est son être.” Dix ans plus tard, Canguilhem retournait la formule en l’élargissant : “L’être du vivant, c’est son sens” », position forte chez Canguilhem que l’on retrouve quand il parle de la santé dont le « seul juge » est l’individu. On remarque l’impact à cette époque des théories de l’information et de la cybernétique ; ainsi, Piaget conçoit son principe d’équilibre avec les notions d’autorégulation et d’homéostasie. Morange (2000) note toutefois que les modèles cybernétiques et les métaphores informationnelles ont produit des raccourcis rapides et que la régulation biologique n’a pas de dette envers la cybernétique. Ce serait plutôt l’inverse. Jacques Monod et François Jacob dans la Logique du vivant se réfèrent au programme génétique, à un « livre de la vie » à déchiffrer. Or ce programme n’existe pas.
15Le livre de la vie, c’est la vie, et ses expériences et ses points de butée. C’est ce que manifeste l’individu quand la communication devient elle aussi un enjeu de vie et de pensée critique.
Notes
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[1]
L’exception qui confirme ce qui est écrit : Hermès, n° 5-6, « Individus et politique », 1989.
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[2]
Théories du langage, théories de l’apprentissage. Le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Royaumont, 10-13 oct. 1975 (organisé par le Centre Royaumont pour une science de l’homme). Présentation par Massimo Piattelli-Marini, Paris, Seuil, 1979. On rappelle aussi deux autres colloques : L’Unité de l’homme : invariants biologiques et universaux culturels, colloque de Royaumont, sept. 1972 (organisé par le Centre Royaumont pour une science de l’homme). Présentation par Edgar Morin et Massimo Piattelli-Marini, Paris, Seuil, 1974 ; Sur l’individu, colloque de Royaumont, 22-24 oct. 1985 (organisé par la fondation Royaumont et l’association Dialogue entre les cultures), Paris, Seuil, 1987.
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[3]
Cf. Hermès, n° 68, « L’Autre n’est pas une donnée, altérités, corps et artefacts », 2014.
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[4]
Saluons le travail de Jean-Jacques Ducret et Guy Céllerier pour le site de la fondation Jean Piaget : <www.fondationjeanpiaget.ch>.