1L’évolution des rapports entre sciences et société dans la seconde partie du xxe siècle a consacré la notion de « controverses » pour appréhender les enjeux de la mise en débat des choix scientifiques et techniques. Face aux incertitudes que les innovations produites par la science suscitent, des acteurs aux valeurs et aux intérêts bien distincts se mobilisent pour faire valoir leur position. En cela, une controverse est d’abord l’expression d’un désaccord, d’une confrontation, entre différentes rationalités, entre différentes conceptions d’un même problème et du monde social au sein duquel il se déploie.
2Tout l’enjeu d’une controverse revient donc à gérer démocratiquement les incertitudes qu’elle soulève, par sa mise en débat dans l’espace public. La controverse « sort du laboratoire » et des espaces confinés où se régule habituellement la chose scientifique, pour « envahir » d’autres types d’arènes et être soumise aux opinions publiques, dans la mesure où elle touche à des enjeux collectifs. Une controverse est ainsi traversée par des dynamiques communicationnelles et peut être appréhendée comme un révélateur des modalités d’organisation du débat public autour de certains enjeux de société.
3Qui est considéré comme un acteur légitime pour prendre part au débat ? Comment les arguments opposés entrent en confrontation ? Quels cadrages de la controverse sont proposés par les parties engagées ? En quoi influent-ils sur leur capacité à se sentir concerné ou à s’investir ? Comment départager ces acteurs ? Peut-on produire une décision légitime en situation d’incertitude ?
4Au sein des sciences humaines, l’approche par les controverses a régulièrement été accusée d’aplatir le social [1] : en mobilisant une méthode essentiellement cartographique visant à décrire les acteurs et les intérêts en présence, elle ne parviendrait pas à prendre en compte la dimension asymétrique des échanges entre acteurs opposés (tous ne disposent pas des mêmes ressources et de la même puissance de frappe dans l’espace public), et s’avérerait incapable de penser la dimension conflictuelle des controverses.
5Pour mieux appréhender ces phénomènes, les études de communication s’intéressent à l’entremêlement entre processus de communication et relations de pouvoir qui structure les controverses, contribuant ainsi à renouveler la compréhension des relations entre science et société. Dans cet article, nous nous intéressons à deux aspects de ces approches : le rôle des médias dans l’émergence et la construction des controverses et les logiques de mobilisation des dispositifs de démocratie pour « fabriquer » des publics et tenter de construire leur légitimité.
Médias et mise en public des controverses
6Avant d’être mis en débat dans l’espace public, pour devenir controversé, un sujet doit d’abord « devenir public », c’est-à-dire être porté à la connaissance d’un public concerné par ses enjeux. Si la notion même de « débat public » est polysémique, sa première acception désigne la manière dont un sujet d’intérêt général est débattu dans l’espace public. Les modalités de mise en public des controverses sont variées : elles peuvent être « imposées » par les pouvoirs publics selon une logique « top-down », comme elles peuvent émerger de la mobilisation d’organisations de la société civile, selon une logique « bottom-up ». Plus récemment, le succès de la notion de « lanceur d’alertes » a également mis en lumière la manière dont des individus isolés pouvaient contribuer à faire émerger des controverses, en diffusant des informations privées en leur possession au sein de l’espace public (on pense notamment ici à l’affaire Snowden).
7Selon cette acception, un acteur joue un rôle particulier dans la médiation entre les différents acteurs engagés, la structuration du débat et l’interpellation de l’opinion publique : les médias. Les études de médias ont montré de longue date que ces derniers n’étaient pas neutres dans leur manière de traiter d’une controverse, et participaient activement à sa construction [2]. En premier lieu, ils sont des « gatekeepers » : ils donnent la parole à certains acteurs et en excluent d’autres, leur accordent des temps de parole plus ou moins longs et des tribunes plus ou moins visibles, et attribuent de ce fait une (il)légitimité à ces acteurs pour participer au débat public. Ensuite, les médias proposent un cadrage des controverses, c’est-à-dire une grille de lecture qui contribue à leur donner sens (Gamson, 1992). Ce cadrage, qui découle de facteurs multiples [3], s’exprime à la fois dans les mots employés pour désigner un problème et ses modalités de résolution, la hiérarchisation des enjeux de ce problème et leur temporalité, les références historiques et culturelles mobilisées pour l’appréhender.
8Le traitement médiatique d’une controverse opère également au niveau de la crédibilité et de l’importance accordées aux arguments en opposition. Cette construction de l’autorité passe par le statut des acteurs qui défendent ces arguments, mais également par le dispositif qui organise leur production et leur mise en circulation (Charaudeau, 2011), ainsi que les types de ressources que les journalistes mobilisent pour mettre en scène la contradiction. Ces ressources sont variées : rapports d’experts, statistiques, sondages, autant d’instruments eux-mêmes construits pour rendre compte des faits sociaux ou scientifiques d’une certaine façon [4].
9Ce rôle central des médias pousse les acteurs d’une controverse à s’adapter aux routines journalistiques pour pouvoir peser dans la mise en débat de la controverse : les politiques s’entourent de communicants qui cadrent leurs prises de parole par des « éléments de langage » (Ollivier-Yaniv, 2011), les industriels mettent en place des cellules de crise afin de mettre en œuvre des stratégies de communication, et les mouvements sociaux mettent en scène leurs mobilisations de façon à interpeller les médias (Neveu, 1999). L’enjeu pour ces acteurs est que les médias s’approprient leur propre grille de lecture de la controverse afin que celle-ci soit celle qui « s’impose » à l’opinion publique. Par exemple, sur un sujet comme les organismes génétiquement modifiés, les industriels ont tout intérêt à présenter les enjeux de la controverse en termes de recherche scientifique et d’enjeux agricoles, alors que les opposants ont plutôt intérêt à proposer un cadrage en termes de santé publique, qui sera plus à même de construire un concernement plus large au sein du public des médias [5].
10Ce dernier point soulève un élément essentiel du rôle des médias dans une controverse : ces derniers ne font pas que la « refléter » ou la « construire » en amont : ils agissent directement sur sa trajectoire. En situation de controverse, les médias font advenir des « sujets collectifs » (Arquembourg, 2011), c’est-à-dire qu’ils contribuent à la constitution des publics de la controverse. Ces publics englobent à la fois les individus directement concernés par la controverse, mais également, par le biais des médias, l’ensemble des individus pour lesquels les enjeux de la controverse entrent en résonance avec des valeurs, des convictions ou des représentations. Les médias jouent ainsi un rôle essentiel dans la mobilisation des publics, et vont par la suite constituer une ressource pour ces mêmes publics, en intégrant les répertoires d’action collective à leur disposition.
11La démocratisation d’Internet au cours des années 2000 a fait évoluer ce rapport aux médias en situation de controverse. D’abord en proposant aux acteurs exclus de l’espace médiatique des espaces de prise de parole et de mobilisation. Au sein de forums, de listes de diffusion et de groupes sur les réseaux sociaux, ils construisent leur propre cadrage des controverses, mobilisent d’autres types de ressources et peuvent s’adresser directement à un public qu’ils entendent mobiliser (Granjon et Cardon, 2010 ; Badouard, 2013). Les acteurs produisent ainsi leurs propres médias, qui sont utilisés comme ressources dans le cadre d’actions collectives ou de stratégies de communication.
12Un second élément important est le déplacement de l’autorité au sein des discussions qui prennent corps sur Internet : alors que dans les médias « traditionnels », l’autorité d’un argument est essentiellement fondée par le statut de celui qui l’exprime (le scientifique par exemple), en ligne, l’argument doit convaincre indépendamment du statut du locuteur. Les publics y expriment plus volontiers une défiance à l’égard de l’autorité associée à ce statut, ce qui oblige le locuteur à s’engager dans une dynamique perpétuelle d’administration de la preuve. Pour le dire autrement, ce dernier devra convaincre le public auquel il s’adresse, quel que soit son statut, quel que soit le public concerné.
13Cette perception de la confrontation d’arguments en situation de controverses est profondément ancrée dans une « culture du Web » héritée des pionniers d’Internet, et s’exprime notamment à travers la manière dont les communautés en ligne organisent leur autogestion [6]. Pour autant, si Internet facilite les prises de parole d’acteurs divers et offre des opportunités de mobilisation sans précédent, les effets de ces prises de parole sur les cadrages des controverses dans les médias « traditionnels », et ceux des mobilisations en ligne sur leur trajectoire restent encore largement sujets à débat [7].
Controverses, démocratie et décisions
14Les médias ne constituent pas le seul espace où sont mises en débat les controverses. Des formes de démocratie participative, visant à associer les citoyens aux décisions publiques dans le cadre de controverses scientifiques et techniques, se sont développées ces vingt dernières années, sous l’appellation de « débats publics ». L’implication des citoyens a pour premier objectif d’apporter une légitimité démocratique aux décisions prises, afin de gérer collectivement l’incertitude engendrée par les controverses. La mise en œuvre de ces méthodes et de ces dispositifs de débat public interroge le fonctionnement même de la démocratie. Dans un débat, comment trancher entre les différentes rationalités exprimées de manière légitime ? La majorité doit-elle nécessairement l’emporter ? Quelle place accorder aux opinions minoritaires ?
15Pour une partie de la littérature académique (Callon, 1998 ; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), le fait d’organiser une discussion procéduralisée des sujets controversés à travers des « forums hybrides » permettrait de susciter des « dynamiques dialogiques » à même de faire évoluer les identités et de construire « un monde commun ». Cette conception s’appuie largement sur le développement des théories délibératives et le déploiement sur le terrain des formes de démocratie participative qui proposent d’organiser la discussion des citoyens pour produire des décisions légitimes (Blondiaux, 2007). Autrement dit, réunir les différents points de vue sur un même sujet en organisant une discussion argumentée, tournée vers le bien commun, permettrait d’aboutir à des décisions qui seraient le fruit d’un accord suffisamment large pour que toutes les minorités s’y sentent représentées.
16Sur le terrain, les dispositifs se sont multipliés sur des sujets éthiques, scientifiques et techniques. Les formes sont variées, elles peuvent prendre la forme d’une conférence de citoyens comme pour le cas des nanotechnologies, des déchets nucléaires, de la fin de vie ou sur la récidive judiciaire. Concrètement, elles consistent en un panel de citoyens tirés au sort que l’on confronte à des experts aux positions contradictoires, afin qu’ils produisent un avis qui rend compte de leur exploration de la controverse, susceptible d’éclairer les décideurs (Bourg et Boy, 2005). Depuis 1995, des débats publics sont organisés en France par la Commission nationale du débat public (CNDP) afin de permettre la discussion de projets d’aménagement du territoire avec une importante dimension scientifique et technique sur des sujets aussi variés que des travaux autoroutiers, de nouvelles lignes TGV, l’implantation de parcs éoliens offshores, etc.
17Pour autant, ce modèle de gestion des controverses ne résiste pas à l’épreuve de l’analyse de terrain. Les études empiriques (Mabi, 2014a) montrent la difficulté de « faire tenir » les controverses dans ces dispositifs qui se révèlent porteurs d’une conception trop irénique de la démocratie, largement centrée sur l’obtention du consensus et laissant de côté les trop nombreux conflits de valeurs qui peuvent interférer dans les discussions. Dans de nombreux cas, les divergences sont telles qu’elles ne peuvent déboucher que sur du conflit et du désaccord exprimés violemment. Malgré les formes de « police » (Rancière, 1995), c’est-à-dire de contrôle imposé sur l’expression démocratique, les controverses se déploient, sont discutées dans différents espaces, en dehors des arènes officielles qui ne constituent qu’un espace parmi d’autres. On peut ainsi observer lors des débats publics que les opposants boycottent parfois les arènes officielles – comme ce fut le cas en 2013 lors du débat Cigéo sur le projet de centre d’enfouissement des déchets nucléaires – et multiplient les formes d’action et de discussion alternatives. Ces formes de « débordement du politique » (Marres, 2007) contribuent à la subjectivation des acteurs engagés (à leur engagement en tant que sujet politique actif), à l’activation de leur concernement à travers l’expression de discours alternatifs (Mabi, 2014b). Ainsi, pour comprendre ce qui se joue dans les espaces participatifs et saisir les dynamiques des controverses, il importe de capter les interactions entre les différents espaces sociaux où sont les acteurs, les phénomènes de circulation où se forgent les « contre-cadres » et les stratégies mises en place pour venir se confronter aux autres rationalités.
18En ce sens, Internet a également suscité d’importants espoirs d’inclusion pour permettre la discussion des controverses par tous, y compris les points de vue les plus minoritaires. Dans un certain nombre de débats, le site web a permis à des publics aux positionnements différents de celui des réunions publiques de se faire entendre. En effet, si les locaux peuvent plus facilement être présents aux réunions afin de venir exprimer leurs concernements et défendre leurs intérêts, le numérique permet l’expression de publics plus éloignés géographiquement et qui se sentent concernés par la thématique d’une manière générale (Mabi, 2014a). Dans d’autres cas, le numérique peut également être mobilisé pour verrouiller un débat et empêcher l’expression d’une critique radicale qui considère le débat et la concertation comme une part du problème posé par le développement de filières technoscientifiques. La participation serait ainsi minée par une organisation des rapports savoir/pouvoir à l’unique bénéfice des puissants. Face à eux, la tentation est importante pour les organisateurs d’utiliser le Web pour montrer que le débat a eu lieu et peut se tenir. En ligne, il est ainsi possible de maîtriser entièrement le contexte de production des échanges et de sélectionner les propos que l’on rend visible (notamment grâce à la modération a priori). En d’autres termes, il est possible de contourner la critique sociale en créant des dispositifs dont le coût d’entrée serait d’accepter la forme donnée au débat, sans que les opposants n’aient de prise sur son fonctionnement ou son existence.
De l’importance de la matérialité des espaces publics
19Que l’on définisse le débat public comme le débat sur des enjeux d’intérêt général qui prend place au sein de l’espace public, ou comme un ensemble d’instruments de démocratie qui visent à accorder des rationalités diverses autour de décisions communes, les enjeux de communication qui sous-tendent les controverses constituent autant d’enjeux de pouvoir. Prendre part au débat, imposer son cadrage, faire valoir ses arguments, enrôler un public, emporter l’adhésion de l’opinion et des décideurs : telles sont les étapes et ressources qui permettent aux acteurs engagés dans une controverse d’influencer sa trajectoire et son issue.
20Le principal apport des études de communication pour appréhender les controverses relève de la manière dont celles-ci abordent la matérialité des espaces au sein desquels sont produits et mis en circulation les arguments des acteurs concernés. Elles analysent, entre autres, la configuration des espaces où sont mises en débat les controverses, qu’il s’agisse d’espaces physiques ou médiatiques. L’analyse de cette configuration est essentielle dans la mesure où elle influence de manière déterminante les conditions d’énonciation des arguments, leur confrontation et les possibilités d’un accord entre des rationalités divergentes.
21S’exprimer à travers les 140 caractères imposés par un réseau social comme Twitter ne permet pas de développer les mêmes formes de participation que dans le cadre d’une réunion publique, à travers une tribune de presse, un blog ou une discussion informelle dans un lieu public. En fonction de leur matérialité physique ou technique, les dispositifs n’offrent pas non plus les mêmes ressources d’appropriation et de subjectivation de la controverse. Si certains valorisent l’intelligence collective et la montée en compétence pour son exploration, d’autres outils vont avoir tendance à individualiser la participation et à contraindre l’organisation des citoyens en publics. Cette compréhension des formes de médiation qui structurent l’espace public ouvre d’intéressantes perspectives pour analyser les controverses sociotechniques, saisir les subtilités de leurs déploiements et repenser la manière de parler en public des enjeux de société.
Notes
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[1]
Pour un aperçu de cette critique, voir Chateauraynaud, 2011.
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[2]
Voir par exemple Véron, 1981 ; Champagne, 1984.
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[3]
La construction d’un cadrage relève en effet de facteurs multiples comme l’ancrage idéologique du média, l’organisation du travail et les routines journalistique, les contraintes organisationnelles, les rapports sociaux au sein de la rédaction ou encore le rapport des journalistes à l’objectivité. Sur ce sujet voir Scheufele, 1999 ; Lemieux, 2010.
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[4]
Voir notamment Desrosières, 2008 ; Bruno et al., 2013.
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[5]
Un autre bon exemple est celui du changement climatique, voir Aykut, Comby et Guillemot, 2012.
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[6]
Un bon exemple est celui de la communauté des rédacteurs de Wikipedia, voir Cardon et Levrel, 2009.
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[7]
Voir notamment la synthèse de Zeynep Tufekci lors d’une conférence TED de 2014, disponible sur : <www.ted.com/talks/zeynep_tufekci_how_the_internet_has_made_social_change_easy_to_organize_hard_to_win>, consulté le 6/3/2015.