CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La construction, et la reconnaissance, du champ de recherche sur la communication est difficile depuis près d’un siècle pour trois raisons. D’abord, celui-ci ne résulte pas d’une « évolution » au sein des disciplines connues, mais vient à la suite d’une interaction constante entre trois dimensions, humaine, sociale et technique. Ici, l’origine sociale est d’une certaine manière plus importante que la logique stricte des connaissances. Ensuite, parce que la communication comme objet de connaissance est inséparable de la longue marche politique pour l’émancipation, la liberté individuelle et collective. La communication avant de devenir une activité économique et technique est un projet « politique ». Pas de liberté d’information et de communication dans les dictatures. Ce qui confère à toutes les connaissances qui en résultent une connotation politique peu acceptée dans le monde académique. Enfin, pourquoi s’attarder sur la communication humaine, toujours complexe, et surtout décevante quand son horizon bute sur l’incommunication, alors que les artefacts sont de plus en plus performants et séduisants ? L’efficacité croissante de la communication technique réduit l’envie de mener une réflexion d’ensemble sur la communication et l’Homme.

2Ce sont ces trois causes qui contribuent à rendre ce domaine scientifique compliqué, et finalement moins « légitime » que d’autres sciences « plus pures ». Au moins « plus simples » qu’ici, avec le mélange constant entre l’humain, le social et la technique. Cette complexité est pourtant une richesse, mais elle n’est pas souvent vue de la sorte. La communication n’est pas assez « pure » pour entrer facilement dans le Panthéon des disciplines scientifiques. Il en est d’ailleurs de même pour toutes les autres sciences interdisciplinaires qui se sont développées depuis cinquante ans : sciences de l’univers, de la vie, de l’environnement, de l’ingénieur, de la gestion. Toutes ont longtemps été aussi considérées comme « impures », hétérogènes… Pourtant la physique, la chimie, la biologie, l’économie, l’histoire sont-elles si pures ? D’autant que le poids croissant des techniques en un siècle, du téléphone à la radio, de la télévision à l’informatique et aux réseaux, renforce le sentiment qu’il est vraiment difficile de définir, borner et légitimer ce nouveau domaine de connaissance. Au lieu de reconnaître que la dimension anthropologique de la communication la rend encore plus intéressante, on assiste au contraire à une sorte de « mise à distance », soupçonneuse. Ces raisons expliquent la difficulté à légitimer ce champ de recherche, et a fortiori à accepter l’existence des « sciences de la communication ».

3Entre la caricature dont la communication est souvent l’objet (la « com », la manipulation) depuis toujours, sa réduction aux performances techniques et la fascination pour les enjeux économiques, il n’y a pas beaucoup de place pour la reconnaissance de sa légitimité scientifique dans des sociétés où, pourtant, il n’est question que de communication.

4* * *

5Dix phénomènes illustrent cette difficulté cognitive et constituent le « cloud » des sciences de la communication, ou leur « cartographie ». Il va des neurosciences aux sciences cognitives jusqu’à l’homme, le langage, les rapports à autrui, les médias et toutes les techniques de communication, la mondialisation et la diversité culturelle, la place croissante de l’altérité et de l’incommunication… S’il y a des sciences complexes et interdisciplinaires, ce sont bien celles des sciences de la communication. Ce qu’explique sans doute l’attirance dont elles sont l’objet de la part des jeunes et les réticences qu’elles suscitent de la part du milieu académique traditionnel organisé en « disciplines ».

6* * *

7Par communication, il faut entendre les trois dimensions qui souvent cohabitent : l’échange, le partage, la compréhension. Ce que chacun recherche. Deuxième dimension, la transmission, et aujourd’hui l’interaction permise par les techniques de plus en plus performantes, et qui est le cœur de la communication contemporaine. La négociation à laquelle nous sommes tous condamnés. Communiquer c’est le plus souvent négocier avec l’autre une fois l’altérité domestiquée. Et si chacun rêve de réduire la communication à des échanges d’informations, c’est-à-dire à des messages ou à une rencontre entre « mêmes », elle est toujours plus compliquée, car communiquer suppose toujours une relation, donc la présence de l’altérité, et finalement, le plus souvent, une négociation.

1 – Le chassé-croisé entre l’Homme et les techniques

8C’est l’histoire du xxe siècle. Toutes les batailles politiques et culturelles conduisent à davantage de liberté d’informer et de communiquer entre les individus. Parler, s’exprimer, échanger fait partie des conquêtes de la liberté individuelle. Mais cette émancipation s’accompagne aussi de la découverte des difficultés du rapport à l’autre. L’incommunication pointe partout son nez, suscitant déception et finalement, méfiance. L’autre est là, complexe, décevant. Il ne suffit plus de bénéficier de plus de liberté d’information et de communication pour mieux se comprendre. Simultanément, et voilà l’origine de ce formidable chassé-croisé du xxe siècle, les techniques de communication sont elles, du téléphone aux réseaux, de plus en plus performantes et accessibles par tous. Elles « compensent » les difficultés de la communication humaine et ouvrent un champ immense de possibilité et d’échanges, expliquant la séduction et de plus en plus, l’idéologie dont elles sont l’objet. Il suffit de voir « l’existence multibranchée » des jeunes dans le monde entier pour réaliser l’importance de la dimension technique de la communication. Celle-ci corrige et fait oublier les difficultés de la communication humaine.

2 – Un succès populaire, une méfiance des élites

9Les performances des techniques de communication ont suscité une adhésion extraordinaire dans tous les pays. Un immense succès populaire. Elles sont autant de fenêtres ouvertes sur le monde et facteurs d’émancipation. Personne ne peut le nier. Mais cette émancipation par les techniques, inséparable de la société et de la démocratie de masse, suscite aussi, hélas, une résistance des élites. Celles-ci y ont vu tout de suite, et à tort, une menace pour leur statut et plus généralement pour la hiérarchie sociale et culturelle. Pourtant, cette culture de masse n’a jamais réellement menacé la culture d’élite, et l’a même plutôt renforcée. N’empêche, la radio et la télévision n’ont guère été acceptées – sauf par les pionniers – comme des médias d’émancipation. Le nombre était contradictoire avec la qualité. L’arrivée d’Internet a par contre été saluée par ces mêmes élites comme une garantie de liberté et d’émancipation, sans doute, parce que l’usage personnel donnait le sentiment de revaloriser la liberté individuelle… Toujours finalement la même difficulté à accepter la complémentarité entre la liberté individuelle et la possibilité d’une émancipation collective. Toujours finalement, la même difficulté à penser la communication et à légitimer ce nouveau champ de recherche lié à la société de masse. Toujours cette contradiction entre les difficultés de la communication humaine et les facilités de la technique. Méfiance des élites et succès populaire. Le succès des réseaux depuis une dizaine d’années renforce ces stéréotypes. Tout ce qui est « individuel » est progressiste. Tout ce qui est « collectif » dangereux. Si bien que la confiance accordée aux nouveaux médias individualisés s’accompagne d’une adhésion positive dont ni la radio, ni la télévision, ni même la presse n’avaient bénéficié.

10On est passé d’un excès à l’autre – méfiance excessive, confiance excessive – sans pour autant que la confiance excessive accordée aux nouvelles technologies ne facilite une logique de connaissance et de recherche. Et même l’apparition des neurosciences et des sciences cognitives, plus « classiques », n’a pas suffi à contrebalancer cette « méfiance scientifique » à l’égard de l’enjeu de la communication. Pas plus que la psychanalyse, ni même une réflexion sur les mutations d’un monde devenu tout petit, transparent, interactif. L’emprise d’Internet et des réseaux réduit pour l’instant encore plus une réflexion théorique d’ensemble sur le statut de la communication et de la connaissance dans nos sociétés.

11Les recherches, dans l’ensemble, parlent plus « d’adaptation », de la nécessité de vaincre les « résistances au changement », d’accélérer, au nom des « inégalités numériques », l’accès de tous aux réseaux, plutôt que d’une réflexion sur les limites de la technicisation de la communication et sur les contradictions de la communication humaine et technique. Même la prise de conscience des énormes difficultés du rapport entre identité, communication ct diversité culturelle ne semble pas trop inquiéter. Pour l’instant, on fait naïvement, et massivement, confiance aux technologies.

3 – Le rapport communication / incommunication

12C’est sans doute le domaine de recherche le plus important à développer. L’extension de la communication, humaine et technique, ne suffit pas à améliorer la communication, la relation, la confiance. Pas de rapport entre l’augmentation phénoménale des échanges, l’interaction des flux d’information – jusqu’aux big data – et une meilleure intercompréhension. D’abord parce que le récepteur n’est finalement jamais en ligne. Ensuite parce que l’altérité est toujours présente. Dans la communication, on recherche le plus souvent le même, on butte finalement sur l’Autre, avec qui il faut négocier. Et cette présence de l’altérité s’impose de plus en plus avec la mondialisation. Enfin, parce que la mondialisation des échanges rend encore plus visible l’importance de la diversité culturelle. Pas de rapport direct entre la multiplication des outils, l’accélération des échanges et une meilleure intercompréhension. La culture, les histoires, les idéologies et les anthropologies résistent aux facilités de la communication technique. Ou plutôt, les prodiges des technologies vont rendre beaucoup plus visibles les différences culturelles et plus délicates les difficultés de l’intercompréhension humaine et sociale. L’altérité ne se dissout pas dans les performances techniques. Ce qui explique sans doute le poids croissant de l’idéologie technique. Évacuer la question de l’altérité et de l’incommunication au profit d’une fuite en avant dans les performances, avec les promesses des objets interconnectés, des réseaux, de l’homme augmenté, multibranché. Tout pour échapper aux apories de la communication…

4 – Une légitimité difficilement acquise, et à géométrie variable

13Il faut distinguer trois niveaux. Le premier concerne l’homme, la cognition, l’inconscient, le langage, la relation. Il intéresse depuis toujours, mais différemment selon les époques. Après une génération curieuse de linguistique, de psychologie et de psychanalyse, l’intérêt va plus aujourd’hui vers les sciences cognitives, les interactions homme-machine. Un peu comme si les déceptions liées à la « révolution de l’expression » et les limites de la révolution individuelle entre les années 1970 et 2000 suscitait un retour vers des recherches « plus fondamentales ». Comme si les neurosciences allaient donner des réponses aux contradictions rencontrées avec les schémas de libération individuelle et de « société libre ».

14Le deuxième niveau est celui de la communication homme-machine. Après un grand nombre d’interrogations critiques autour des années 1970-1980 sur l’impact notamment d’une communication de plus en plus technique, avec l’usage croissant des écrans, on est aujourd’hui dans une position beaucoup moins critique. S’adapter aux nouvelles technologies est devenu le symbole du progrès. Adopter les nouvelles générations techniques est la manifestation d’une réelle liberté d’esprit ! Le tout-écran devient la norme. Remettre en cause quelque chose est considéré comme une résistance au changement. Finalement, « tout n’est qu’une question de génération ». Les jeunes n’ont aucune réticence à s’équiper encore plus.

15Le troisième niveau est plutôt celui de l’anthropologie. Comment communiquer entre cultures différentes ? La question se pose de plus en plus, mais pour le moment le tsunami technique donne le sentiment qu’il s’agit là aussi d’une question de génération. La mondialisation d’Internet réduirait l’incommunication, les difficultés économiques et fournirait les chances pour plus d’égalité. Les disciplines traditionnelles de l’ethnologie, de l’anthropologie et de la linguistique sont invitées aussi à saisir l’occasion de ce « tournant communicationnel ». Le doute, ou le manque d’enthousiasme, sont considérés comme une « résistance cognitive », voire un conservatisme ou un passéisme qui ne dit pas son nom.

16La technique prime. De l’ordinateur à toutes les formes de réseau, en passant par l’interconnexion des objets et les grandes bases de données. La révolution numérique accompagne un progrès de connaissances indéniable qui au pire oppose les inquiets aux enthousiastes. Toujours la même question de « génération » et la « peur du changement ». Et comme les utopies techniques portent toujours des utopies sociales progressistes, il n’y a rien à craindre. Les réseaux symbolisent cette adéquation entre un progrès technique et un progrès humain. Ils ouvriraient une nouvelle histoire, non seulement des rapports entre la Technique et l’Homme, mais surtout entre les individus et la société. Demain, tout le monde circulera sur les réseaux. S’adapter, c’est innover, croire au progrès et, finalement, penser… Par contre, tout ce qui concerne les autres technologies de la communication, du papier au téléphone, de la radio à la télévision, paraît délicieusement ringard. Peu de questions théoriques posées finalement depuis un siècle entre information, communication et technologies de la communication. On est face à une idéologie qui ne rencontre finalement aucune opposition. Sauf de la part des plus « anciens » du monde académique, souvent eux-mêmes un peu terrorisés. Mais cela permet aux plus jeunes de réduire ces questions à un simple problème de générations…

5 – De l’information à la communication

17Pour l’instant, c’est la victoire de l’information. Pendant des siècles, faute de techniques et d’existence d’un espace public élargi, informer signifiait communiquer. Les deux univers culturels de l’information et de la communication étaient relativement homogènes. La révolution démocratique, et surtout le progrès inouï des technologies de la communication, ont bousculé cet équilibre au profit de l’information. C’est la deuxième époque, celle d’aujourd’hui. Les réseaux symbolisent cette victoire. Le volume et la vitesse de circulation et d’interaction des informations constituent la grande révolution. L’information, avec la liberté d’informer, et accompagnée des performances techniques, bouleverse, et enrichit les conditions de la communication. Tout devient plus facile et égalitaire. C’est la révolution de l’information. La troisième étape sera quand on réalisera, à grande échelle, les difficultés de la communication, même technique. Informer n’est plus communiquer. La relation reste toujours plus compliquée que le message. L’altérité ne se dissout pas dans les interactions. C’est la rupture et le défi du xxie siècle. Comprendre qu’il n’y a pas de rapport direct entre l’augmentation du flux d’information et davantage d’intercompréhension. La vitesse de l’information n’a rien à voir avec la lenteur de la communication. Cette prise de conscience facilitera une réflexion critique sur la nécessité de détechniciser la communication et de lui redonner toutes les autres dimensions, humaines, sociales, culturelles et anthropologiques. Le progrès technique après avoir facilité les échanges, ouvert le monde, redécouvre le poids de l’altérité, la nécessité du temps et de la négociation. Une prise de conscience utile, à la fois pour les échanges humains, sociaux et interculturels.

6 – Communiquer, c’est négocier

18On communique pour partager, séduire, convaincre, et souvent les trois à la fois. C’est pourquoi la communication est à la fois une des activités humaines qui occupe le plus notre emploi du temps, sans toujours atteindre nos objectifs… C’est d’ailleurs cette complexité ontologique qui explique l’ambivalence, la méfiance que nous avons à son égard. Inséparable de la vie, mais tellement polysémique et changeante qu’elle est rarement satisfaisante. On rêve du partage, de la compréhension et on finit dans la négociation, les concessions. C’est la raison pour laquelle, tout en étant indispensable, elle n’est pas populaire. Et surtout pas dans le monde académique, où l’on préfère les choses « rationnelles ». Ni auprès des élites qui rêvent de performance et d’efficacité. Bref, personne ne peut se passer de la communication sans pourtant, hélas, lui accorder en retour la légitimité qu’elle mérite. Les difficultés de cette intercompréhension humaine accentuent le prestige de la communication technique ! Et plus le temps passe, plus l’écart se creuse entre ces deux formes de communication. D’abord de manière unidirectionnelle, et maintenant de manière interactive. Il n’empêche que, dans un univers ouvert et multibranché, l’essentiel consiste à négocier. Cet élargissement du champ, des dispositifs et, finalement de la négociation, illustre d’ailleurs la démocratisation de la communication. Négocier n’est pas péjoratif, au contraire. Cela traduit à la fois l’ampleur des situations de communication et le caractère plus égalitaire des partenaires.

7 – Le succès des filières universitaires et professionnelles, en dépit d’une légitimité moyenne

19C’est probablement le fait le plus important. Depuis 1971, avec la création de la filière universitaire des sciences de l’information et de la communication, le succès ne s’est jamais démenti au plan universitaire. Mais pas seulement là ; également dans les écoles publiques et privées liées à la publicité, aux relations publiques, à la communication publique, commerciale, à l’organisation, etc. Les jeunes générations veulent travailler dans ces domaines parce qu’ils sont neufs, prometteurs, correspondent à l’air du temps, avec un parfum d’innovation, de liberté, de nouveauté. Et puis on ne le dira jamais assez : cet usage intensif des NTIC dans un univers multibranché symbolise finalement, en dehors de la performance technique, humaine, la recherche de l’échange et de la communication. Les outils se banalisent et c’est la recherche du contact, de la relation, qui intéresse. Au-delà de la performance technique, toutes les générations recherchent du contact humain. Tant mieux. D’où l’attirance pour les professions de contact et de relation. Les disciplines traditionnelles du monde académique et de la recherche devraient être les premières à saluer ce mouvement au lieu, au contraire, de manifester une indifférence à peine polie. Depuis toujours on remarque cette résistance à l’égard des domaines de connaissance nouveaux, surtout si ceux-ci s’accompagnent de professionnalisation. Mais qu’importe, l’intérêt de la jeunesse pour l’information et la communication et ses diplômes devrait être salué avec plus de générosité et de curiosité !

8 – Sciences de la communication, sciences interdisciplinaires

20La communication, d’abord champ de recherche interdisciplinaire, puisqu’elle va de l’homme aux techniques et la société, est devenue progressivement une discipline à part entière avec la création de concepts autonomes, la recherche d’une discipline aux frontières encore ouvertes, son intégration à l’université et ses liens avec différents types de métiers. « Le pluriel » qui la caractérise symbolise son caractère ouvert. Cinq domaines de recherches les caractérisent. Les rapports langage et communication ; la communication politique ; l’espace public et la société ; mondialisation et diversité culturelle ; le rapport information, science et technique ; les interactions sciences-techniques-société.

21La construction théorique peut se résumer dans ce que j’appelle le carré des connaissances (1977), caractérisé par les quatre angles suivants : épistémologie comparée et interdisciplinarité ; expertise et controverse ; les industries de la connaissance ; les rapports sciences-techniques-société.

22Sciences récentes, leur légitimité est souvent contestée, comme pour l’émergence des quatre autres sciences interdisciplinaires de ce dernier demi-siècle : sciences de l’univers, de la vie, de l’ingénieur, de l’environnement. Ces cinq sciences, créées parfois avec difficultés, attestent en tout cas de l’importance croissante de l’interdisciplinarité (voir Hermès, n° 67, « Interdisciplinarité, entre disciplines et indiscipline », 2013) dans le champ des connaissances contemporain. Leur spécificité, comme toutes les autres sciences interdisciplinaires d’ailleurs, est d’être caractérisées par une tension entre des logiques scientifiques classiques et la complexité apportée par l’interaction entre l’homme et la société.

23Dans ce xxe siècle saisi par la communication, on trouve plusieurs ruptures cognitives. La différence croissante entre l’information et la communication. La domination progressive de la technique par rapport à toute réflexion sur la communication humaine et sociale. La méfiance des élites par rapport à ce nouveau champ de connaissances. La place croissante de la communication-négociation par rapport aux deux autres sens de communication-partage et de communication-transmission. La visibilité sans cesse plus grande de l’incommunication comme horizon de la communication, et ce malgré les performances des techniques. La tentation est forte de combler les difficultés de la communication humaine par les progrès de neurosciences et des sciences cognitives…

24Cinq chantiers théoriques caractérisent actuellement l’essor des sciences de la communication. Les conséquences de la dissociation entre information et communication, notamment avec l’essor des big data. La nécessité de dé-techniciser la réflexion théorique sur la question de la communication. Penser le statut de l’autre et de l’incommunication. Intégrer le fait indépassable de la diversité culturelle et la nouvelle frontière de la cohabitation culturelle. Reconnaître les enjeux politiques de la communication dans un monde ouvert et interactif (cf. Penser la communication, 1997 ; Indiscipliné. La communication, la politique, les hommes, 2012).

9 – Des réseaux et des hommes

25La question théorique est d’arriver à articuler deux logiques différentes. Celle des réseaux, où domine la technique, la vitesse, la rationalité, l’extraordinaire interaction entre des millions d’informations avec la complexité et l’irrationalité du fonctionnement des hommes et des sociétés. Ces réseaux séduisent de plus en plus, car ils semblent apporter la synthèse entre les performances techniques et le service des Hommes. Pourtant, l’Homme augmenté, pas davantage que le « monde numérique des objets connectés », n’effaceront cette frontière entre les performances des systèmes d’information et la différence de nature que représente la réalité du fonctionnement des hommes et surtout des cultures. Il n’y a pas d’« humanité augmentée »… Partout, l’altérité ressurgit, là où il n’est question que de continuité, de systèmes et d’interactions. L’altérité, sans doute le concept le plus important pour penser la discontinuité entre les performances des systèmes techniques, l’homme, les cultures et les sociétés. Le « village global » de McLuhan est une réalité, mais seulement technique.

26D’autant qu’entre les rêves d’un « monde informationnel » et la réalité s’épanouissent les quatre industries impériales du xxie siècle. Elles concernent les domaines de l’information, la connaissance, la culture et la consommation. Avec les quatre acteurs dominants actuels (les GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon) dont chacun des cœurs de métier correspond à un angle du carré des industries de ce siècle. On est bien loin de l’utopie d’une société de l’information pour tous et plus proche des enjeux de pouvoir politique et économique, avec la domination d’industries toutes-puissantes, comme elles ont déjà marqué l’histoire du capitalisme.

27« La société numérique » est confrontée à deux défis. Éviter de croire que l’histoire commence avec elle. Autrement dit, nier la richesse civilisationnelle de ce qui précède. Faire le tri entre des utopies généreuses et la réalité de l’impérialisme technique et économique. Les concepts les plus émancipateurs de liberté, information, bien commun, expression, interaction, etc. sont également ceux qui sont au centre des mécanismes d’accumulation et de domination… Tout se complique donc dans cette dualité. D’autant que les mots qui sont au centre de ces nouvelles industries « immatérielles » sont aussi les concepts à partir desquels les hommes pensent leur émancipation et rêvent de solidarité entre eux…

28D’où la nécessité de préserver la diversité et l’altérité des rapports au monde au moment où chacun a le sentiment d’une séduisante continuité et d’une suppression des frontières entre les logiques techniques, humaines et sociales. Ce que j’appelle la nécessité de maintenir le conflit des légitimités (cf. Indiscipliné. La communication, les hommes, la politique, 2012). C’est-à-dire comment conserver l’ouverture du monde où tout est information, circulation, interactivité, avec la pluralité des systèmes symboliques ? Échapper à cette illusion d’un « monde interconnecté » où, des objets aux hommes et aux systèmes techniques, tout serait « en ligne », « interactif », « branché ». L’utopie totalitaire d’un monde sans altérité, ou continu. Ce qui est aujourd’hui le rêve, de bonne foi la plupart du temps, des idéologies du monde numérique. En réalité, il n’y a pas de vie, de pensée, de création, de sentiment, sans discontinuité, rupture, altérité. Sinon, c’est l’autisme ou le totalitarisme. Pour cela, organiser, au moins, la cohabitation des trois logiques qui fondent nos trois relations au monde : l’information, la connaissance, l’action. Ces légitimités différentes, voire contradictoires, sont indispensables pour aborder et comprendre l’altérité du monde. Elles reposent aussi sur l’existence de communautés professionnelles, culturelles et intellectuelles qui portent ces altérités : médecins, professeurs, hommes politiques, militaires, etc. Professions et milieux culturels qui sont indispensables pour rétablir l’hétérogénéité des points de vue sur le monde, la réalité du conflit des légitimités et le rôle essentiel des profondeurs historiques et culturelles, seules capables d’échapper à l’illusion d’un monde transparent et interactif.

10 – Mondialisation, diversité culturelle, altérité et communication

29Sans doute le chantier théorique le plus compliqué. Comprendre pourquoi la mondialisation, où tout circule dans une transparence informationnelle interactive, catalyse en réalité, en retour, le besoin de préserver les identités culturelles (langues, religions, patrimoine, politiques, mémoires, représentations, visions de la liberté, etc.). Non seulement les préserver, mais aussi les créer ou les recréer. En tout cas, pas de mondialisation sans affirmation des identités culturelles comme condition pour conserver des repères dans un monde « ouvert ». D’ailleurs, tous les conflits depuis une génération où la mondialisation et la globalisation économique ont ouvert les frontières, se traduisent par l’émergence de la revendication du fait culturel. Aujourd’hui, ces conflits sont religieux, demain ils peuvent prendre une autre forme culturelle. L’homme est d’abord un être de culture avant d’être un agent économique. Et les mêmes systèmes d’information qui facilitent l’ouverture et la circulation réveillent le besoin de sauvegarder et de promouvoir les identités culturelles. L’identité culturelle est une nécessité anthropologique. La diversité culturelle un fait qui s’impose à tous. La cohabitation culturelle l’horizon politique et la nouvelle frontière de la mondialisation. Comment organiser pacifiquement la cohabitation de cultures, souvent étrangères les unes aux autres, toutes indispensables, et pour lesquelles les peuples, comme depuis toujours, sont prêts à se battre ? La mondialisation et l’ouverture du monde obligent après une génération fascinée par ces possibilités à repenser le statut d’identités culturelles collectives, non pas comme obstacles mais comme condition de la vie dans ce monde « transparent » et interactif. Le complément symétrique au « village global » de McLuhan. D’un côté, un monde technologique ouvert. De l’autre, l’obligation d’organiser la cohabitation des identités culturelles pour éviter l’explosion des revendications culturelles.

30La mondialisation ? Elle oblige à penser le statut de la diversité culturelle et à organiser la cohabitation culturelle. C’est-à-dire reconnaître le rôle central de l’altérité et penser le rapport entre identités et ouverture. Enjeu politique majeur, beaucoup plus complexe que l’écologie. Finalement, les peuples s’organiseront pour préserver la diversité de la nature et du règne animal. Mais organiser et défendre la cohabitation culturelle sera beaucoup plus difficile… Pourtant, c’est par la culture que les Hommes accèdent au monde, le construisent et lui donnent un sens. Ce fait de la diversité et ce défi de la cohabitation culturelle, pour préserver l’idéal d’une mondialisation ouverte, mettent au centre le rôle de la communication-négociation. Autrement dit, la capacité à organiser la cohabitation entre points de vue différents, voire antagonistes. C’est en cela que ce troisième sens de la communication, la négociation, est de plus en plus important au xxie siècle. Tant au plan des relations interpersonnelles qu’à celui des collectivités et des nations. Le couple, souvent conflictuel, ouverture-identité oblige à valoriser ce concept essentiel, apparu après toutes les luttes en faveur de la liberté individuelle comme de la liberté de l’information, celui de communication-négociation, dont l’horizon est d’arriver à essayer d’organiser une cohabitation pacifique entre des peuples et des cultures que tout sépare. La performance et la vitesse des systèmes d’information ne suffisent pas à réduire l’extrême lenteur et complexité des processus de communication et de cohabitation.

31C’est ce que j’appelle le défi de la troisième mondialisation (cf. L’Autre mondialisation, 2003). Après la mondialisation politique (organiser la communauté internationale) et la mondialisation économique (structurer le libre-échange), il est nécessaire de penser et organiser la cohabitation culturelle.

32* * *

33En réalité, la révolution de la communication, c’est-à-dire celle du rêve d’une continuité entre l’information, l’homme et la communication, est confrontée à un véritable « Far West de la connaissance ». Quel lien entre les progrès inouïs concernant les échanges d’information, tant pour des raisons de liberté individuelle que de performance des techniques, avec la nécessité d’apprendre simultanément à préserver et à cohabiter entre des systèmes symboliques et culturels de natures différentes ? C’est tout l’intérêt de cette jeune discipline des sciences de la communication : être des sciences de la négociation et de la cohabitation. Elles gèrent des couples antagoniques, qui se regardent parfois en « chiens de faïence » : neurosciences/sciences cognitives ; sciences cognitives/sciences de la communication ; communication/incommunication ; réseau/communication ; technique/communication ; mondialisation/diversité culturelle, etc.

34Altérité, négociation, cohabitation : sans doute trois mots essentiels du monde contemporain. Ou pour le dire autrement, pas de théorie possible de la communication sans simultanément une interrogation radicale, voire même une théorie de l’incommunication. Il n’y a donc pas de progrès possible des sciences de la communication sans réflexion sur ces trois défis :

35– L’incommunication et l’altérité

36– Le statut de l’interdisciplinarité et le concept de cohabitation

37– La réalité du carré des industries impériales du xxie siècle : information, connaissance, culture, consommation.

Français

La construction, et la reconnaissance du champ de recherche sur la communication est difficile depuis près d’un siècle pour trois raisons. D’abord, il ne résulte pas d’une évolution au sein des disciplines connues depuis longtemps, mais d’une interaction constante entre les dimensions humaine, sociale et technique. Ensuite, parce que la communication comme objet de connaissance est inséparable de la longue marche politique pour l’émancipation et la liberté individuelle et collective. Enfin, pourquoi s’attarder sur la communication humaine, toujours complexe et souvent décevante, alors que les artefacts sont de plus en plus performants et séduisants ? Ce sont ces trois origines du champ de recherche qui contribuent à rendre ce domaine scientifique complexe, et finalement moins légitime que d’autres sciences « plus pures », pour ne pas dire « plus simples ». Cette complexité est une richesse, mais elle est rarement vue de la sorte.

Mots-clés

  • sciences de la communication
  • incommunication
  • carré des connaissances
  • altérité
Dominique Wolton
Dominique Wolton a fondé en 2007 l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC), structure transverse et interdisciplinaire. Il est en outre le directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 70 numéros) et de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 numéros). Son dernier ouvrage Indiscipliné. La communication, les hommes et la politique est paru en 2012 aux éditions Odile Jacob.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0013
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...