CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est difficile de rendre compte de la place occupée par la francophonie et la question des langues dans le xxe siècle de la communication sans commencer par le constat amer d’un des principaux porte-parole de la francophonie internationale de ces dernières années, le secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) Abdou Diouf. Celui-ci avouait dès 2007 dans les colonnes du Monde ne pas comprendre « le désamour des Français pour la francophonie. Désamour, désintérêt, méconnaissance ? [...] La francophonie ne recueille d’ailleurs pas plus les faveurs du monde académique ou de la recherche universitaire ». Ce constat fait écho à celui formulé vingt ans plus tôt par une autre figure marquante de la francophonie. Jean-Marc Léger, le premier secrétaire général de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), ancêtre de l’actuelle OIF, proposait en effet au milieu des années 1980, dans le titre d’un de ses ouvrages consacré à la francophonie d’en souligner le « grand dessein » mais aussi la « grande ambiguïté » (Léger, 1987).

2La notion de francophonie se prête à de nombreuses interprétations, peut-être au cœur de cette méconnaissance. Il faut avouer que le dernier Sommet des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage, réuni en 2014 à Dakar, vient quelque peu renforcer la difficulté d’entendre cette francophonie : une longue déclaration et neuf résolutions ont été adoptées portant, pêle-mêle, sur la démocratie, le développement durable, les droits de l’homme, l’économie, l’éducation, la santé, la place des femmes, la sécurité, la jeunesse, etc. Il est bien difficile pour un observateur de saisir la portée de cette liste à la Prévert. D’une certaine manière, qui trop embrasse mal étreint, et le flou des sommets de la francophonie et de leurs objectifs a davantage renforcé que clarifié les ambiguïtés de ce si grand dessein.

3Tentons donc d’emblée de clarifier les choses. La francophonie s’est construite sur un objet central, et un paradoxe entourant cet objet. Le « noyau dur » de la notion de francophonie, c’est en effet l’idée assez simple que « nous » partageons une même langue, que cette langue constitue une richesse, un patrimoine commun suffisamment précieux pour qu’on négocie ensemble des dispositifs susceptibles d’en assurer la pérennisation et la transmission. Le problème, c’est que cette langue partagée constitue effectivement le principal transmetteur culturel, « notre » ultime instrument de communication, mais également le plus petit dénominateur commun de nos cultures, philosophies, idéologies, classes, identités, rapports au passé marqués par des distinctions profondes.

4Pour quelles raisons et dans quelle mesure cette langue commune devrait-elle constituer un objet d’engagement individuel ou d’intervention publique ? Il y a là un double défi : un défi normatif tenant à la définition, derrière le militantisme linguistique, d’un projet collectif et d’une idée conférant au facteur linguistique une dimension politique, et un défi plus analytique, qui concerne cette fois directement les chercheurs : la notion est-elle tout simplement opératoire ? Nous permet-elle, au-delà de son aspect idéel et de sa dimension performative, de « saisir ce qui fait sens » ?

5Il s’agira ici de montrer en quoi une langue (en l’occurrence la langue française), au cœur des procédés de communication, peut donner lieu à des projets politiques qui, à travers les débats auxquels ils donnent lieu, deviennent eux-mêmes générateurs d’espaces de négociation singuliers qu’il devient nécessaire d’analyser et de comprendre. Nous le ferons en trois temps : d’abord en tentant de clarifier quelque peu les balises de cette notion ; ensuite en nous intéressant aux aspects multisectoriels et multiscalaires de cette « communauté » ; enfin, en nous intéressant aux débats traversant cet espace singulier de négociation et d’échange.

Une notion processuelle et polysémique

6Deux images dominent les représentations habituelles : celle d’une organisation internationale (la Francophonie, « avec un grand F ») ; celle, aussi d’une communauté humaine bien souvent approchée de manière très comptable (la francophonie, « avec un petit f »). La Francophonie « avec un grand F », c’est celle des organisations internationale, et celle des sommets biennaux. Événements les plus médiatiques de la Francophonie, ces sommets constituent l’image récurrente et, finalement, très ritualisée la plus souvent diffusée de « la francophonie » telle qu’elle se donne à voir. Plus timidement s’est également imposée la prise de parole du secrétaire général de la Francophonie et les initiatives de l’OIF, mais dont les échos dans les opinions publiques restent souvent limités. La francophonie est également un objet qui compte et se compte, à travers la mise en valeur des nombres : 274 millions de locuteurs actuels, 700 millions prévus en 2050, 212 millions de personnes faisant du français un usage quotidien, une langue présente sur les 5 continents, 80 États et gouvernements membres de l’OIF, 125 millions d’apprenants du ou en français, cinquième langue parlée dans le monde, quatrième langue la plus présente sur Internet, etc. Ces chiffres, tirés du rapport publié par l’OIF sur la situation de la francophonie et du français dans le monde sont très souvent cités lorsqu’il s’agit de définir celle-ci.

7Il convient cependant d’aller au-delà de cette représentation politique et comptable en s’intéressant à la (jeune) histoire d’une notion inventée par un géographe du xixe siècle, Onésime Reclus, pour définir l’ensemble des populations parlant le français ou destinées, à ses yeux, à parler cette langue dans un avenir plus ou moins proche. Restée assez longuement dans l’oubli, la notion a été ensuite réinvestie à l’aube des indépendances africaines par un numéro spécial de la revue Esprit consacré, en 1962, au « Français, langue vivante ». Il s’agissait essentiellement, à travers la réunion d’auteurs de plusieurs nationalités, de proposer un portrait de la langue française dans les espaces où elle s’était peu à peu implantée. Il s’agissait également de définir un projet autour d’une solidarité à entretenir autour du partage du français. Cette « francophonie », que Senghor (1962), alors président du Sénégal, définit poétiquement comme « cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” » prend donc tout de suite un sens pluriel, à la fois sociodémographique (langue commune), politique (projet collectif), mais aussi poétique et philosophique (valeurs, idéal).

8Les initiatives et démarches vont par la suite se multiplier, à travers l’impulsion d’acteurs qui trouveront dans la francophonie une cause juste, d’ailleurs diversement interprétée : les présidents africains Senghor, Bourguiba ou Diori, le journaliste québécois Jean-Marc Léger, mais aussi plusieurs « hommes de l’ombre » (le fonctionnaire Philippe Rossillon, le député Xavier Deniau ou le diplomate Bernard Dorin), qui s’attacheront à convaincre, dans leurs réseaux respectifs de la nécessité d’organiser institutionnellement l’espace francophone, à l’image du « modèle » parfois évoqué : le Commonwealth.

9Les premières initiatives concernent un secteur très particulier, celui de l’enseignement et de la recherche, à travers la création, dès 1960 et 1961 de la Confemen – Conférence des ministres de l’Éducation – et de l’AUPELF – Association des universités partiellement ou entièrement de langue française. Mais c’est la création en 1970 de l’ACCT qui donne véritablement un coup de fouet à l’institutionnalisation dans les secteurs les plus stratégiques : la communication et l’audiovisuel (Cirtef en 1978, TV5 en 1984), les pouvoirs locaux (Association internationale des maires francophones, 1979) notamment. Le premier Sommet de la francophonie est quant à lui organisé, non sans mal, en 1986 à Versailles. Il donnera à la francophonie, à travers la ritualisation de ses rencontres, une impulsion politique décisive et permettra de renforcer le processus d’intégration de ce qui est devenu, au fil des ans, une véritable organisation internationale.

10Ceci étant, ces dispositifs institutionnels sont aussi ambitieux que dépourvus de moyens. Le budget annuel de l’OIF avoisine actuellement les 85 millions d’euros : très difficile, dans ces conditions, de s’acquitter correctement des nombreuses « missions » qui, sommet après sommet, lui sont confiées. Ce gonflement institutionnel s’est accompagné d’un accroissement significatif des pays membres ou participants. Alors qu’ils n’étaient qu’une trentaine lors des premiers sommets, les pays membres sont désormais près de 55, sans compter 23 observateurs et 3 États associés. La Roumanie, la Bulgarie, mais aussi le Qatar participent aux Sommets. Ce « succès » n’est pas sans poser quelques questions quant à la finalité et aux objectifs d’une telle organisation : sommes-nous bel et bien face au rayonnement d’une association d’États fondée sur l’idée d’une langue partagée, ou face à un projet politique qui, en s’élargissant à tout-va sans d’ailleurs compter en son sein certaines communautés francophones importantes (Algérie, Israël, Palestine), se dissout peu à peu ? La transformation du club de pays francophones en « Organisation des Nations unies bis », aux liens linguistiques parfois ténus, a-t-elle encore un intérêt ?

Une communauté de communautés

11Si le récit de la construction de la francophonie internationale relève d’une dynamique centripète autour d’instances internationales de plus en plus intégrées, le constat d’un élargissement à tout-va révèle également une représentation de « la » francophonie quant à elle profondément centrifuge soulignant à l’envi les profonds contrastes qui traversent cette « communauté linguistique », de même que les différences d’interprétation qu’elle peut soulever.

12Depuis une dizaine d’années, plusieurs intellectuels français sont ainsi venus nourrir les débats, questionner cette notion et souligner l’intérêt qu’elle recouvre en termes d’identité (Wolton, 2008) ou en termes économiques (Attali, 2014). Des revues importantes ont récemment consacré un numéro spécial à la francophonie ou aux espaces linguistiques – comme la Revue internationale de politique comparée (2007), la revue Hermès (2004), la Revue internationale et stratégique (2008) ou la revue Hérodote (2007) – contribuant à en « dévoiler » la singularité à travers le développement d’approches multiples et complémentaires. Les auteurs qui s’en sont saisis ont ainsi mis en évidence les divers aspects couverts par cette notion : la dimension géopolitique de la francophonie (Barrat et Moisei, 2004), le rôle des langues dans les relations internationales (Guillou, 2005 ; Massart-Pierard, 2007), mais aussi les dimensions plus sociolinguistiques (Klinkenberg, 2001 ; Cerquiglini et al., 2002), sociodémographiques (rapports du Haut Conseil de la Francophonie), institutionnelles et politiques (Traisnel, 1998 ; Laponce, 2001), historiques (Roy, 1989 ; Tétu, 1997) ou géographiques et locaux (l’Année francophone internationale).

13Ces analyses ou ces essais ne se sont d’ailleurs pas contentés de proposer le portrait, très descriptif et global, du processus de construction de la francophonie. Elles en ont également questionné le caractère « communautaire », et plus particulièrement identitaire, en s’intéressant aux objets divers couverts par la notion et l’intervention des opérateurs institutionnels. L’apprentissage du français a ainsi été exploré, de même que le domaine des droits linguistiques, de la culture ou des arts. D’autres domaines, qui auraient pu être considérés a priori sans rapport avec la question linguistique, ont néanmoins été explorés sous la lentille francophone : le développement économique, les processus de démocratisation, le respect des droits de l’homme, la protection de l’environnement, les questions liées à jeunesse et au droit des femmes.

14Cette accélération d’un accès à la connaissance de la francophonie s’est également accompagnée d’un constat : la représentation universaliste et internationale de « la » francophonie ne peut faire l’impasse sur les contrastes profonds qui la caractérisent. Jean-Marc Léger (1977) l’avait mentionné en son temps : « Vocable au bonheur éminemment discutable, la francophonie a quelque chose d’une version contemporaine de l’auberge espagnole, chacun y trouve ou croit y trouver ce qu’il y a apporté ».

15S’il est de coutume de souligner les contrastes des pays membres de l’Union européenne, c’est d’autant plus le cas pour la francophonie. Stélio Farandjis parlait ainsi de « francopolyphonie », ne serait-ce que pour mieux insister sur la principale diversité caractérisant cette communauté linguistique, à savoir la présence de plusieurs langues, et la nécessité de reconnaître et de promouvoir cette diversité au sein même des instances de la francophonie. La France n’est d’ailleurs pas en reste. En dépit d’un passé marqué par une volonté ancienne et tenace d’uniformisation linguistique et l’inscription du français « langue de la République » dans sa constitution, la Délégation générale à la langue française (DGLF), principale institution française en charge des politiques linguistiques, a changé de mandat pour devenir la Délégation générale à la langue française et aux langues de France : une manière de mettre en évidence l’intérêt (nouveau) de la France pour sa propre diversité linguistique.

16À ce plurilinguisme viennent s’ajouter trois autres types de contrastes qui permettent de mieux saisir la grande diversité faisant de la francophonie une « communauté de communautés ».

17Le premier type de contrastes tient aux contextes sociopolitiques dans lesquels évoluent les francophones et aux politiques de reconnaissance linguistique et communautaire dont ils peuvent localement jouir. Dans un pays comme le Canada, par exemple, les différences entre communautés francophones sont saisissantes : le Québec a adopté une législation linguistique protectrice faisant du français la seule langue officielle de la province. Dans le reste de la fédération, le bilinguisme officiel a permis aux « Communautés francophones en situation minoritaire » de disposer de droits linguistiques et de l’accès à des services dans leur langue, tandis que le Nouveau-Brunswick adoptait le bilinguisme et que les trois territoires canadiens (Yukon, Territoires du Nord-Ouest, Nunavut) consacraient le français comme langue officielle, aux côtés de langues autochtones et de l’anglais. De la même manière, les francophones d’Algérie, de Flandre, du Sénégal ou du Vanuatu devront faire face à des réalités et une législation représentant des possibilités ou des contraintes fort différentes.

18Ces contrastes tenant au contexte et aux politiques de reconnaissance sont extrêmement liés à un autre type de différences entre communautés : celles qui tiennent aux « francophonistes » présents dans chacun de ces contextes. Quelles formes prennent les revendications portées pas les militants locaux de la francophonie ? Comment les acteurs sont-ils organisés ? Comment définissent-ils leur projet politique ? Y a-t-il un mouvement structuré ayant pris en charge la question linguistique ? Là également, les contrastes peuvent être importants entre un mouvement souverainiste québécois ayant élaboré une véritable doctrine politique autour de la question linguistique, et la francophonie mexicaine, essentiellement attachée à la présence d’institutions d’enseignement et développant un rapport plus francophile que francophone à la langue française. Quant aux francophonistes français, organisés autour de Paris et des grandes organisations, ils développeront une approche résolument universaliste et s’investiront plus volontiers dans des activités de réseautage (cocktails, remises de prix, groupes de pression) que dans les répertoires d’action contestataire.

19Enfin, il est ici indispensable de mentionner un dernier élément : celui tenant cette fois aux pratiques et représentations linguistiques et identitaires. Au-delà des différences d’acteurs et de revendications linguistiques, c’est toute la question du rapport entre langue et identité dont il s’agit ici. Quelle place le français occupe-t-il comme facteur de distinction identitaire ? Les diverses appartenances en contact dans une société donnée ont-elles investi le facteur linguistique de la même manière ? La distinction linguistique « fait-elle sens » ? Là aussi les contrastes seront déterminants, entre une identité nationale française dans laquelle la langue joue un rôle central et un sentiment d’appartenance linguistique parfois mitigé et diffus de la part de locuteurs africains très attachés à leur langue maternelle et utilisant le français d’abord comme langue administrative, d’enseignement ou des affaires. Les « imaginaires » francophones sont bien différents d’un espace à un autre.

La francophonie : la négociation singulière autour d’une langue partagée

20Face à ces contrastes, la « redécouverte » de la notion de francophonie par les auteurs de la revue Esprit au début des années 1960 aura finalement eu un triple intérêt pour la langue française et son dynamisme.

21Elle permettra tout d’abord de nommer une intention ancienne : celle de s’organiser, dans des domaines divers, autour de l’existence d’une solidarité fondée sur une langue partagée. Ce militantisme linguistique ancien avait trouvé son expression dans la création de réseaux associatifs parfois denses et spécialisés qui ont très largement préexisté à l’institutionnalisation de la francophonie : dès le xixe siècle, les Alliances françaises ou plus localement le réseau des sociétés Saint-Jean Baptiste (réseau de francophones d’Amérique du Nord) connaissent un succès rapide. D’autres organisations suivront dans le domaine du journalisme, des arts, des sciences, au point que le monde associatif francophone compte désormais plusieurs centaines d’organisations à l’image de ces fédérations associatives que sont devenues l’Association francophone d’amitiés et de liaisons (Afal, 110 associations membres) ou la Fédération internationale des professeurs de français (80 000 adhérents dans 180 associations). La langue constitue tout à la fois, dans ces réseaux, un cadre et un objet d’actions collectives.

22Cette redécouverte aura un second intérêt : en dénationalisant le français, c’est l’apport de cette francophonie d’« outre-France » au dynamisme culturel de la langue française qui se trouve de facto reconnu. La remise en cause de l’Académie française comme principale institution de codification de la langue et les critiques qui ont entouré le projet de « réforme de l’orthographe » menée unilatéralement par la France à la fin des années 1980 vont dans ce sens. Le français n’est désormais plus seulement la langue de la France, et cette idée est acceptée en France même : timidement, le recrutement des Académiciens se diversifie, les prix Goncourt attribués à des auteurs francophones extra-hexagonaux se multiplient, et les études prospectives présentant l’avenir du français dans le monde insistent de plus en plus sur une tendance lourde : l’avenir du français se trouve en Afrique, avec une perspective de 85 francophones sur 100 habitant l’Afrique d’ici 2050. Dans cette perspective, la représentation de la francophonie connaît une évolution remarquable. Dans les manuels ou les atlas traitant de la place du français dans le monde, la francophonie habituellement présentée à travers l’image de cercles concentriques où la France se trouvait au cœur de la « cible » cède la place à une représentation plus constellaire. « La » langue cède le pas « aux » usages et pratiques linguistiques locaux ; la question des « variétés » de français, de leur circulation et de leur transmission accompagne désormais l’idée du « partage » de la langue commune ; le français n’est également plus présenté comme une langue exceptionnelle, porteuse, en elle-même, de vertus de simplicité ou de valeurs propres et sa promotion s’inscrit peu à peu dans un contexte international où il ne s’agit plus de « se » défendre par une approche très autocentrée, mais plutôt de s’inscrire – à travers une vision « mondialisée » des enjeux linguistiques – dans la promotion et la défense de la diversité culturelle.

23Enfin, les polémiques opposant thuriféraires et contempteurs de la francophonie auront permis en une cinquantaine d’années de susciter un vrai débat sur la place du français dans le monde et sur l’intérêt (ou non) pour les diverses puissances publiques qui s’y trouvent impliquées d’y investir (ou non), tout en réfléchissant sur les meilleurs dispositifs institutionnels à mettre en œuvre, localement et internationalement : quel sens donner à la notion de francophonie ? S’agit-il d’une communauté ? De quelle nature ? Autour de quels éléments constitutifs ? En ce sens, en pleine négociation du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), l’unanimisme dont ont fait preuve les chefs d’État et de gouvernement lorsqu’il s’est agi de défendre l’idée de l’exception culturelle a constitué une rupture significative dans la représentation de la francophonie : celle-ci ne se posait plus comme une communauté arc-boutée sur sa défense et un héritage colonial pas encore complètement assumé, mais se posait au contraire en avant-garde des diversités linguistiques face aux dangers d’uniformisation du monde porté par un projet d’accord commercial présenté comme celui d’une ultime marchandisation des cultures.

Francophonie : lumière d’étoile morte ou communauté vivante ?

24Les organisations de la francophonie se sont d’ailleurs presque toutes engagées dans cette approche clairement pluriculturelle de la francophonie. En vain ? Les reproches continuent encore de fuser face à ce projet qui compte de farouches opposants. C’était notamment le cas de cette pétition Pour une littérature-monde en français publiée dans Le Monde du 15 mars 2007 et signée par nombre d’écrivains francophones, qui affirmait en substance : « Soyons clairs : l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d’un pays virtuel ? »

25Une critique aussi acerbe n’est évidemment pas restée sans réponses. Elle est venue du secrétaire général de la Francophonie lui-même (Diouf, 2007) : « Vous contribuez dans ce manifeste, avec toute l’autorité que votre talent confère à votre parole, à entretenir le plus grave des contresens sur la francophonie, en confondant francocentrisme et francophonie […]. Je déplore surtout que vous ayez choisi de vous poser en fossoyeurs de la francophonie, non pas sur la base d’arguments fondés, ce qui aurait eu le mérite d’ouvrir un débat, mais en redonnant vigueur à des poncifs qui décidément ont la vie dure. »

26D’une certaine manière, la francophonie a ceci de bien réel : elle suscite depuis les années 1960 des débats, parfois virulents, sur son sens, sur sa portée, notamment politique. Et ce débat sur le rôle du français, peut-être plus constitutif de l’espace « Francophonie » que la langue française en tant que telle ou les institutions qu’elle a pu susciter, n’est pas à la veille d’être tranché.

Français

Que recouvre le terme francophonie ? Cet article tente de montrer en quoi une langue comme le français peut susciter des projets politiques qui deviennent eux-mêmes générateurs d’espaces de négociation singuliers qu’il devient nécessairem d’analyser et de comprendre. Il s’agit donc ici de clarifier cette notion de francophonie, de cerner les aspects multisectoriels et multiscalaires de la « communauté » francophone, et de rendre compte des débats traversant cet espace singulier de négociation et d’échange.

Mots-clés

  • Francophonie
  • francophonisme
  • langue française
  • communauté linguistique
  • militantisme francophone

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Christophe Traisnel
Christophe Traisnel est professeur agrégé à l’université de Moncton. Comme politologue, ses recherches portent essentiellement sur la francophonie internationale, les minorités linguistiques, le nationalisme de contestation, les processus migratoires, la sociologie du militantisme et les mouvements sociaux.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0122
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