CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sous l’intitulé « Ruptures et filiations » sont ici réunis les textes consacrés par Hermès au xxe siècle de la communication. Ils font suite à ceux de la précédente livraison, centrée sur « Les révolutions de l’expression ». Leur commun objectif est de faire voir comment la communication s’est progressivement trouvée constituée en objet d’analyse spécifique, quelles problématiques nouvelles sont alors apparues, comment aussi ce que désigne et recouvre ce vocable a changé sous l’impulsion des diverses transformations sociales, culturelles, politiques et techniques que les sociétés ont connues, a fortiori à l’heure de la mondialisation.

2 Au moyen de quels concepts, à l’aide de quels paradigmes et au prix de quels débats et controverses ces changements ont-ils été identifiés, puis pensés ? N’y a-t-il pas eu aussi des compromissions, des non-dits et des impensés pour faire consensus, être à la mode et satisfaire aux idolâtries de l’époque ? C’est ce qui est examiné dans une première partie où, entre autres, sont retracés les heurs et malheurs des sciences de l’information et de la communication, à l’échelle tant hexagonale qu’internationale ; rappelés les apports et apories de la cybernétique, les vertus et les mirages que la notion de réseau véhicule ou encore la sacralisation ambiguë de l’événementialité ; repérées d’inquiétantes montées en puissance comme celle des fameuses GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) et autres industries de la connaissance ainsi que des ruptures ou « tournants » – celui du numérique, par exemple – survenus tant au niveau technique qu’institutionnel et social. Les connaissances présentées témoignent de l’authentique vitalité d’un savoir, dont la force et la fragilité résident dans la complexité même de l’objet « communication ». La cumulativité en la matière suppose un corpus ordonné à la fois sur le sol toujours glissant du contemporain, a fortiori quand les innovations inondent le quotidien, et sur la découverte d’articulations interdisciplinaires, indispensables pour rendre compte des vastes mouvements plus souterrains en œuvre sur le moyen ou long terme.

3 Entreprise d’autant plus ambitieuse et délicate que la communication n’est pas fille unique de la technique mais parente directe de l’anthropologie : il ne saurait y avoir d’homo communicans sans engagement total de soi ni expérience de l’altérité. C’est sur cette idée directrice que s’articule la seconde partie de ce volume : « unité et altérité ». L’épreuve que l’autre constitue toujours se décline alors sur le thème classique des langues, de la diversité culturelle, de la mondialisation et des dynamiques identitaires, mais aussi sur des partitions nouvelles ou anciennes que la communication oblige à (re)jouer et à (re)programmer. Quid, sous sa baguette, de l’individu, du corps, du don et des loisirs ? Et à quelle distribution de rôle entre les acteurs donne-t-elle lieu au juste ? Force était de revenir ici sur la responsabilité des journalistes, l’engagement des politiques et leurs rapports au quatrième pouvoir, mais aussi sur ces protagonistes au fort potentiel médiatique que sont devenus les sportifs. Débats et controverses rythment aussi fortement la vie sociale, particulièrement en se cristallisant sur des problématiques émergentes comme l’environnement, la transition énergétique ou le développement durable.

4 Cette seconde partie appelle logiquement une suite. Omniprésente et ouvrant à tous les points de vue, la communication ne conduirait-elle pas finalement à la cacophonie ou, pire encore, à sa propre négation, à son échec ? Son horizon reste, du moins, l’incommunication qui – notion développée et chère à Dominique Wolton – a été retenue pour rassembler dans un dernier volet la troisième série de contributions. Une large place y est naturellement faite au langage, à la langue de bois, au « français contemporain des cités » ; des éclairages nouveaux sont parallèlement proposés, entre autres sur le fonctionnement – et les dysfonctionnements – des médiations culturelles ; les domaines où se sont opérées, au siècle dernier, les mutations communicationnelles – celui de la religion catholique après Vatican II notamment – et l’intérêt grandissant pour la communication entrée dans la voie de la patrimonialisation. L’incommunication regarde aussi, guette peut-être même, la connaissance, la pensée et les idées, de l’apprentissage et l’enseignement à la place et l’audience échues, sur la scène publique fortement médiatisée, aux intellectuels.

5 Replacées dans l’optique interdisciplinaire du Carré des connaissances, qui occupe une place centrale dans la philosophie de la revue Hermès, ces diverses contributions invitent à repenser le statut de la communication, à revenir sur les rapports que cette dernière entretient avec la culture, les croyances, la connaissance, à reconsidérer également l’enchaînement couramment établi entre développement des techniques, développement de l’industrie culturelle et développement de la communication. Elles montrent finalement que ce que l’on traitait naguère comme simple, transparent, lisse et continu, sur fond d’identité assurée et de savoirs habilités à répondre à la question « que sais-je ? », se révèle être aujourd’hui complexe, opaque, frappé de discontinuité et traversé par l’inquiétante interrogation du « qui suis-je ? » dans un espace médiatique mondialisé.

6 La communication ouvre donc sur un infini, fait d’inconnues et d’incertitudes qui le traversent et le travaillent aussi bien du dedans que du dehors : l’homme. À la discipline qui se dédie à l’étude de la communication d’adopter la bonne lunette pour explorer cette terra incognita avec ses coordonnées épistémologiques propres et le décalage suffisant pour faire l’originalité et la légitimité de son approche ainsi que des travaux s’en réclamant.

Éric Letonturier
Éric Letonturier, sociologue et philosophe de formation, est maître de conférences et chercheur au CERLIS (université Paris Descartes Sorbonne). Il est responsable des collections « Les Essentiels d’Hermès » et « Communication » (CNRS éditions). À côté de travaux interdisciplinaires et épistémologiques sur le concept de réseau, il mène des recherches relevant de l’histoire de la pensée sociologique et des systèmes de pensée en général, ainsi que de la sociologie de la culture et de l’institution militaire.
Bernard Valade
Bernard Valade, est professeur émérite à la Sorbonne (université Paris Descartes) et rédacteur en chef de la revue Hermès.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0011
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