1Le 29 avril 1945, les Françaises votent pour la première fois et le 27 août 1946, les préambules de la Constitution stipulent que « la loi garantit à la femme dans tous les domaines des droits égaux à ceux des hommes » : elles sont dorénavant électrices et éligibles. Trente ans plus tard, la loi Veil (1975) inscrit dans le code de santé publique les articles qui légalisent les conditions de l’avortement libre (articles L 2211-1).
2Ces deux événements viennent couronner l’histoire d’un mouvement social, culturel et politique souvent étouffé, défiguré – surtout depuis le xviiie siècle –, mais qui a connu en Europe et dans le monde anglo-saxon une renaissance conséquente au cours des années 1970, dans la suite non prévue des grands mouvements étudiants internationaux de la fin des années 1960 [1]. Le féminisme en tant que culture productrice d’idées et de valeurs accompagne sous diverses formes l’histoire de la démocratisation des sociétés occidentales : les demandes d’égalité, de justice, de liberté pour les femmes semblent s’inscrire logiquement dans le vaste programme des droits de l’homme – « homo », être humain des deux sexes, et non « vir », être humain de sexe masculin. Malgré un écart historique étonnant, en France par exemple, entre l’institutionnalisation de l’égalité entre hommes (dont l’emblème est le droit de vote) et la possibilité pour les femmes d’y être incluses (plus d’un siècle et demi de retard en France), on assiste à la fin du xxe siècle à un rattrapage des femmes dans pratiquement tous les domaines.
3Un triple axe a divisé la renaissance féministe française de la seconde moitié du xxe siècle dès son début : un féminisme social et politique s’est fixé sur la question de l’égalité des droits dans tous les domaines – et de l’égalité des chances, avec la problématique de la parité ; un féminisme de questionnement théorique, entre marxisme et freudisme, s’est disputé sur la question du statut de la différence des sexes, de la sexualité, et des identités de genre ; un féminisme militant axé sur les actions concrètes s’est engagé dans les luttes en faveur des libertés du corps féminin : contraception, avortement, liberté sexuelle [2].
4Ces trois axes de luttes se situent à des niveaux différents, et l’éventail des implications de ces différences ne permet pas de rabattre les luttes des femmes sur la lutte des classes. La « domination masculine », titre d’un ouvrage du sociologue Pierre Bourdieu (1998), ne peut être réduite, malgré tous les efforts rhétoriques, à une tension économique, historique et politique entre des groupes bien situés comme les esclaves et leurs maîtres, les ouvriers et leurs patrons. D’une part, la différence des sexes traverse toute l’espèce humaine, toutes les classes sociales, toutes les ethnies, etc., ce qui d’emblée pose un régime d’historicité « long », plus anthropologique qu’historique proprement dit. D’autre part, la question du corps sexué féminin et de son rôle dans la reproduction oblige toute pensée féministe – même la plus théorique et politique – à une courbure, une orientation obligée vers le champ de « la chair », si l’on ose dire. Les règles des femmes, leur virginité, leur grossesse, intéressent l’historienne féministe comme le démographe. À qui appartient le corps des femmes ? Au mari ? Au curé ? À son père ? « Mon corps est à moi ! » hurlaient dans la rue les femmes en colère, qui balançaient leurs soutiens-gorge dans le fossé. D’où un troisième front des luttes et des disputes théoriques : celui des images du corps féminin, du statut moral et libertaire de l’érotisme et de la sexualité – avec le paradoxe suivant, non pensé, que ce corps sexué que les féministes peuvent vouloir dénuder sur la place publique avec fougue et dans un but politique (comme les Femen européennes) est aussi l’objet exhibé en permanence dans l’intense production contemporaine d’images façonnées au sein d’un système de communication qui pose l’œil du consommateur – ce « passant considérable » (titre d’un ouvrage d’Isaac Joseph, 1984) toujours imaginé comme un homme – comme devant être capté, et conquis. De plus, ce corps sexué féminin reste aussi l’objet toujours central de la culture du désir sexuel comme champ culturel majeur dans notre système de communication actuel : entre vénération et souillure, l’indécision est forte : que faut-il penser de Sade comme auteur, d’un point de vue féministe qui ne se voudrait pas « puritain » ? Ces trois axes de diffusion et de communication des idées et des valeurs du féminisme subissent tous une sorte de courbure théorique en direction des problématiques du corps et de la sexualité, ce qui a produit tout au long de sa construction les difficultés spécifiques et les contradictions sans fin de ce grand mouvement social, qui oblige à une définition sexuée de « l’homme ».
5La question de l’égalité entre les sexes est donc « arrivée » en politique de façon sérieuse avec près de deux siècles de retard sur les avancées des « droits de l’homme » à cause, entre autres facteurs, de la difficulté à penser le lien social de couple, du frère et de la sœur, du mari et de sa compagne : le lien entre les sexes est moins évident à penser que celui entre riches et pauvres ou entre groupes ethniques différents. Les ouvriers ne tombent pas amoureux de leurs patrons, mais le lien affectif potentiel entre homme et femmes, frère et sœur, mari et femme, père et fille, fils et mère, lien tellement travaillé par la littérature, a surtout été pensé par les féministes héritières du marxisme en termes d’aliénation à la « domination masculine », quand il n’a pas tout simplement été évacué de la problématique. L’identité de genre comme construction sociale (voir Simone de Beauvoir, Irène Théry ou Judith Butler, par exemple) et son fait biologique majeur dans la reproduction, y compris lorsque cette dernière est technologiquement assistée, sont les deux pôles extrêmes de toute une variation de formes possibles où hommes et femmes sont intensément liés affectivement (les conflits sont à la mesure des investissements) dans leurs histoires de vie, aspect que l’ethnologue doit prendre en compte, et qui différencie radicalement la question des femmes des autres questions sociales. L’histoire des femmes et celle du féminisme sont marquées par la mise en chantier conflictuelle de toutes ces problématiques mêlées et se retrouvent actuellement comme écartelée au plan théorique entre les approches venues de la psychanalyse et de l’anthropologie qui prennent la différence des sexes comme un fait, et celles, marquées par les évolutions du post-marxisme théorique, qui posent la différence des sexes comme une aliénation « hétéro-normée » dominante à combattre. Et dans le même mouvement, ces dernières tendances évacuent comme extérieure au féminisme théorique toute la culture populaire, films et chansons, qui fait des rapports hommes/femmes un thème central : le féminisme théorique a évacué peut-être un peu facilement tout le champ du féminin [3]. Paradoxalement, et grâce aux effets de l’herméneutique psychanalytique, les questions du désir, de la jouissance féminine ont été davantage travaillées dans les textes féministes contemporains que celles des liens affectifs non sexuels entre les sexes.
L’ethnologie de la mondialisation : le féminisme comme performance de la pensée démocratique occidentale
6L’impasse actuelle sur le plan de la théorie est masquée par l’évidence politique du combat que le terme « égalité » résume. L’ethnologue du contemporain peut alors proposer une approche complémentaire : au plan large de la culture globale, déployée dans les films, les romans, les séries télévisées, un féminisme « populaire » évident a gagné dans nos sociétés occidentalisées. Les héroïnes contemporaines sont belles et ne se taisent pas, elles se battent et font des études…
7Il ne faut pas nier la victoire culturelle de l’idée d’égalité entre les sexes dans nos sociétés occidentalisées, une victoire de droit (et non encore de fait) dans notre pensée collective : il va de soi qu’elles sont égales aux hommes, et les dernières recherches neurocognitives [4] ont mis à mal les nombreux préjugés sur les fameuses différences autres que biologiques, intellectuelles, affectives, humorales etc. qui les rangeaient au xixe siècle du côté de l’enfant capricieux, des fleurs qui se fanent, du sucré, de l’irrationnel lunatique, des petits chats, du rose et des anges, ou des sorcières, etc.
8À côté du fait politique et social de cette acceptation croissante de l’idée d’égalité entre les sexes, toute une culture « féminine », c’est-à-dire où l’image de la femme est mise au premier plan, se déploie dans le vaste système de communication collectif contemporain : la question des femmes au sens large et populaire se voit traitée dans de nombreux magazines spécialisés ; leurs visages, leurs corps, sont l’objet d’une intense exhibition esthétique, que ce soit sur les affiches publicitaires, sur les écrans, dans les magazines, les bandes dessinées, sans que l’on puisse affirmer trop vite qu’il s’agit d’aliénation – les contre-exemples des régimes d’invisibilité des femmes dans certains espaces de communications non démocratiques marqués par les normes d’inégalité religieuse obligent l’ethnologue à réfléchir.
9La figure contemporaine du féminin mis en images n’est plus une madone ou un emblème statufié de la République. Si une société met en miroir sur ses murs ce qui la hante, ses dieux et ses démons, on peut dire que la nôtre est marquée par la figure de la Belle Femme, présence non religieuse mais qui confine au sacré, surreprésentée en permanence dans notre espace public et notre champ communicationnel, sous prétexte de publicité marchande par exemple.
10L’histoire des avancées du féminisme politique s’accompagne donc d’une intense mise en visibilité de la présence féminine, ce qui pour l’ethnologue de notre contemporanéité est un point central : les femmes réelles naissent et vivent dans un bain d’images de femmes, une mise en miroir et en abyme du féminin en tant que figure majeure au moins esthétiquement. La formidable explosion de nos échanges communicationnels rend encore plus prégnante cette figure du féminin – la même jeune fille qui se présente à l’agrégation de mathématiques prendra un « selfie » avec un soin particulier. La culture féministe doit être définie aussi en tenant compte de ce système d’images très particulier, propre à notre société et à son mode de communication exceptionnel.
11En ce début de xxie siècle, la culture dite « féministe » semble donc avoir gagné en légitimité et en « normalité » au sein de la pensée collective occidentalisée, marquée par l’acceptation progressive – et sujette à des retours en arrière parfois tragiques – des fondamentaux de la démocratie : trois siècles d’histoire européenne les ont inscrits petit à petit dans les systèmes juridiques, les fonctionnements institutionnels, les productions de sens et de commentaires du formidable système communicationnel actuel, immédiat et possiblement « sans frontière », et enfin, dernier bastion, dans les pratiques sociales. Non pas que les rêves de parité, ceux d’un partage égal de chances et de dignité humaine, soient réalisés, mais, de façon exceptionnelle historiquement, la vie des femmes dans les sociétés d’individualisme démocratique où la vie privée est en principe séparée des injonctions religieuses ou même politiques, n’a jamais été aussi concrètement libre : liberté de circuler dans l’anonymat des grandes villes, liberté de choisir ses amours et sa sexualité, son métier et sa coiffure, son « look » et son sport préféré, celle de décider du nombre et du moment d’avoir des enfants, et de leur donner son nom et son héritage, liberté d’entrer à l’université ou dans l’armée, ou en politique, ou dans la nuit qui vient pour boire trop, celle de faire de ses orgies un livre intéressant, respecté par « le bourgeois », etc. Maintenant, quand elle mange du poisson le vendredi, c’est pour maigrir.
12Toutes ces libertés sociales-concrètes qui intéressent l’ethnologue plus que le philosophe ont été exceptionnellement démultipliées autour du corps des femmes dans notre société contemporaine européenne, ainsi que dans l’ensemble des modes de vie occidentalisés au travers de bien des frontières : le rêve d’horizon qui s’ouvre aux yeux des petites filles dès la naissance est presque aussi vaste imaginairement que celui de leurs frères. Elles aussi pourront imaginer, à la fin de l’enfance, pouvoir sauter dans le monde extérieur d’un même bond que lui, et non pas s’arrêter sur le porche, sur le seuil, et, derrière la fenêtre, attendre le retour de l’homme, ou travailler uniquement dans l’espace privé. Le féminisme est aussi une posture intime, en face du monde extérieur : un jour, l’histoire fait que l’adolescente peut s’imaginer y bondir ; avant c’était tout simplement hors champ, impensé plus qu’impensable. C’est une histoire de muscle et de rêve, le rêve du jarret féminin, sauter sur ce cheval, sur cette moto et foncer droit devant, vers un centre du monde où les choses se passent, où les hommes fabriquent la réalité sociale… À ce niveau phénoménologique, la séparation entre la question de l’égalité et celle de la liberté est impossible : l’élan intime est celui de la liberté, la solitude du « je » est celle de l’égalité, et toute cette belle violence ontologique est rendue possible grâce à un minimum de justice acceptée par tous… Pour l’ethnologue du contemporain, les bandes dessinées destinées aux jeunes filles sont instructives, les héroïnes se battent dans le monde, et y combattent.
13Le temps des condamnations tragiques portées sur les sexualités illégitimes, les grossesses hors mariage, la perte de la virginité, et qui faisaient porter la charge de la culpabilité et du déshonneur de façon différentielle sur le dos – le ventre – des femmes est révolu dans notre culture contemporaine du droit. En particulier, avec la fin du tabou de la virginité – responsable de tant d’avortements mortels pour la mère, de déclassement tragique pour les femmes sans protection de fortune et de famille (les jeunes domestiques migrantes en ville par exemple), alimentant le marché de la prostitution, de déshonneur durable et douloureusement intériorisé par les femmes elles-mêmes –, le déshonneur contemporain serait plutôt dû à l’absence de sexualité après 17 ans et à la honte tenue secrète de l’infâme « pucelage » gardé trop longtemps : la virginité devient alors le signe d’un des pires désastres de « la vie » rêvée sur les écrans, l’exclusion du champ de la sexualité et des séductions amoureuses parce qu’on s’est cru trop laid, trop gros ou trop différent (Houellebecq). Dans notre univers de fiction, la chasteté est rarement une vertu, et l’absence de vie sexuelle est plutôt une tare. L’accélération et l’extension des moyens de communication qui permettent d’accéder aux innombrables visages et récits de vie d’autrui, dans les fictions comme dans les informations de tous ordres, rend encore plus pensables et séduisantes les libertés d’être et de se comporter, ce qui pour les femmes constitue une aventure exceptionnelle historiquement. Pour l’ethnologue, les images des corps, le style des biographies, les visages des femmes sur les affiches et les écrans, le plus souvent de très belles femmes, font partie de l’histoire du succès social du féminisme ambiant, en tant que matrice de communication d’images et de valeurs.
14Mais c’est ici qu’une discordance se produit dans les modes de communication du féminisme comme forme du regard total sur le réel-social, entre l’évidence éthique et politique des valeurs posées, assez claire, et les évidences obscures et énigmatiques que produisent toutes ces images des beaux « sociaux-sexués » démultipliés sur nos écrans de toute nature, écrans que notre système de communication a inscrits au cœur même de la moindre interaction (Wolton, 2012).
Être une femme « comme un homme » ?
15Depuis le livre paru en 1972 La Femme majeure (Paillard et Morin, 1972) jusqu’aux travaux d’Irène Théry (2007) et de Judith Butler (2006) en passant par les cinq tomes d’histoire des femmes (Duby et Perrot, 1990-1991), ainsi que l’important apport des women studies dans le monde anglo-saxon, sans oublier l’ouvrage fondateur de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949), le féminisme en tant que proposition théorique et politique claire et évidente se voit épaissi d’une secrète complication, masquée par la force éthique de la revendication d’égalité. La phrase d’Olympe de Gouges, guillotinée le 3 novembre 1793 et auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) – « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune » – a posé dans sa puissante simplicité et sa logique implacable la question de la justice derrière celle de l’égalité, et comme un de ses fondements…
16Mais à peine ce point posé, comme une borne solide, que commence une zone d’embrouilles et de disputes sans fin autour sur la question de la différence des sexes – parce qu’elle est à la fois universelle pour l’espèce humaine et met en jeu non seulement les théories et croyances concernant la reproduction, mais aussi les tensions conscientes et inconscientes liées au champ même de la sexualité, c’est-à-dire de la violence possible du désir de jouissance, dont la beauté des corps sexués allume le feu dès qu’ils sont exposés aux regards… Si les hiérarchies entre « les races » construites par la première anthropologie du xixe siècle sont tombées en désuétude scientifique, puis politique – après tant de désastres commis par les politiques racistes-raciales depuis deux siècles, dont les points d’acmé sont les grands génocides du xxe siècle –, la question du sens de la différence ente les sexes semble rester en suspens dans notre pensée collective contemporaine : un homme n’est pas une femme, même s’il est homosexuel et transgenre… Et il est impossible de faire le génocide de toutes les femmes, sous peine de disparition des hommes à venir, tant que le clonage n’est pas technologiquement mis au point… Mais il est possible de les parquer, de les violer systématiquement, de les priver de tous leurs droits, et de les contraindre de force à l’enfantement, etc. Les violences contre les femmes sont elles aussi comme infléchies dans leurs formes possibles, par la question du corps sexué féminin. À la Libération, on tond la femme qui a couché avec un Allemand. Pourquoi ne pas lui faire un procès en tant que responsable politique de la collaboration ? Ce qui aurait mis à sa place la question de la sexualité : en quoi « coucher » serait trahir ? Et pourquoi plus pour la femme que pour l’homme ?
17Pour l’ethnologue, il n’y a aucun problème pour penser le biologique dans le social, et ancrer l’universel humain dans une dualité : il n’y a aucun problème théorique à penser l’appropriation sociale progressive des identités sexuées et à accepter le fait que tout mammifère est né d’un corps sexué caractéristique du sexe physiologique féminin. Le premier regard des parents sur le corps du nouveau-né est un temps fort de la reproduction – « c’est une fille ! » : ils se réjouissent parfois, ou sont déçus, ou décident froidement de la tuer.
18La seconde grande question du féminisme, cachée derrière celle de l’égalité, aussi opaque et théorique que la première est évidente, est celle du corps féminin, dont les caractéristiques furent utilisées historiquement comme preuve de son infériorité. Mais c’est une question qui produit d’infernales contradictions. D’où une véritable aporie entre le spectacle troublant du corps de la Belle Femme exposé sur les murs, qui suscite le désir mimétique des femmes (« Être Elle ! ») et possessif des hommes et des homosexuels (l’avoir dans son lit), d’une part, et d’autre part l’acceptation de l’égalité sociale et politique du féminisme normatif ambiant : si elle devient « comme un homme » dans la société, si elle se met à lui ressembler, cigare au bec, arme en poche et pantalon de guerrière, hurlant sur les podiums, peut-être cette tension désirante qui enveloppe son corps sexué est-il en danger ? Le féminisme a produit cette peur surtout auprès des femmes qui protestent : « je ne suis pas féministe, je suis féminine ! ». La question des apparences, tellement sensible dans une société qui les expose dans la circulation des images et dans ses contenus de communication, constitue une aporie pour la pensée féministe théorique qui n’a pas encore travaillé ce champ considéré comme d’emblée aliéné, ces images de la Belle Femme sexuée, démultipliées dans les films, les bandes dessinées, l’iconographie des juke-boxes et aussi des sex shops ! Comme si le rêve culturel du désir sexuel entrait en contradiction secrète mais virulente avec un modèle féministe politique d’identité de genre…
19La diffusion large des idées féministes dans les sociétés contemporaines dont le mode de vie est « occidentalisé » – celui de ces classes moyennes (péri)-urbanisées démographiquement dominantes, vivant au sein d’un espace privé un peu désenclavé des codifications de leurs pratiques du corps par le religieux grâce à un minimum de démocratie politique, et pouvant prévoir et rêver un peu leur vie grâce à une aisance minimale – est piégée dans le paradoxe suivant : d’un côté, surtout en Europe, les progrès d’une culture féministe (au sens large, populaire et évident), grâce à notre système de communication contemporain exceptionnel en termes de diffusion et de partage d’images et de sens ; d’autre part, jamais l’esthétique des corps sexués stéréotypés, celle de la violence sexuelle érotisée ou criminelle dans les fictions comme en temps de guerre ou de paix n’ont été aussi visibles. Les tensions inconscientes liées à la question de la sexualité en tant que champ des désirs humains viennent piéger (et enrichir aussi) de façon compliquée et non encore élucidée une culture féministe en cours de diffusion, de partage et de communication au sein de nos sociétés contemporaines.
Notes
-
[1]
Voir les cinq tomes de L’Histoire des Femmes en Occident (Duby et Perrot, 1990-1991), qui a rassemblé les travaux de référence sur le thème à la fin des années 1980. La bibliographie internationale sur le sujet est maintenant immense. On peut lire une problématisation récente dans La plus belle histoire des femmes (2011).
-
[2]
Une philosophe française, Geneviève Fraisse, a su réunir tous ces axes de pensée et de luttes au sein de sa réflexion : ainsi, elle a repensé la problématique politique du retard des femmes dans l’histoire du droit de vote dans son Muse de la raison, la démocratie exclusive et la différence des sexes (1989). Nous renvoyons à l’ensemble de son œuvre, très bon exemple de la richesse théorique du féminisme français.
-
[3]
Ici, il faut citer les noms d’Irène Théry, de Claude Habib, de Mona Ozouf et d’Arlette Farge, dont l’ensemble des travaux relient tous les champs du féminisme-féminin.
-
[4]
Les recherches semblent démontrer que les constats de disparités individuelles dans le fonctionnement cognitif sont de moins en moins perçus comme assignables à la différence des sexes : les individus (hommes et femmes) sont plus différents entre eux qu’entre hommes et femmes en tant que groupes… Voir une récente synthèse des recherches dans la revue Sciences humaines (2012). Les implications pédagogiques de ce débat sont immenses.