CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La question de l’opinion publique est indissociablement liée à la question démocratique et aux processus qui la renforcent ou la dévoient. Sans cesse invoquée, inlassablement traquée et mesurée, l’opinion publique est davantage une dynamique qu’un résultat chiffré, scénarisé en graphes, camemberts et autres nuages de points.

2La notion d’opinion publique est une notion particulièrement controversée, d’un sens apparemment évident et cependant éminemment complexe. L’ambivalence du terme, chargé tour à tour de connotations négatives ou positives, est historique et structurante : référée par la pensée antique à l’ignorance et aux préjugés (Platon), prise au sérieux par Aristote qui dans Les Topiques l’assimile aux lieux communs, expressions de la pensée populaire avec laquelle il convient de traiter, socle à partir de quoi peut se construire une rhétorique, art de l’exposition et de (trans)formation d’une opinion dans le cadre d’une relation avec autrui.

Un concept fondateur de la modernité

3La notion prend son sens moderne au xviiie siècle. Alors que Locke évoque – aux côtés de la loi divine et de la loi civile – la loi de l’opinion, dont il souligne à la fois la force et la versatilité, la notion d’opinion intervient dans le cadre d’une critique morale ou moraliste qui dénonce le pouvoir et ce que Pascal nomme les grandeurs de cour ou d’établissement. L’opinion assimilée par Pascal à la « reine du monde » se situe au cœur de la dichotomie grandeur d’établissement-grandeur naturelle. Elle renvoie à deux mondes, à deux espaces et à deux rapports à soi : d’une part, la vie mondaine et son cortège de vanités et de fantaisies changeantes à travers lesquelles le pouvoir « impressionne » et façonne les opinions ; d’autre part, le for intérieur, indépendant des signes de force et dans lequel se joue l’estime c’est-à-dire la mesure du monde et des autres. On attribue à Rousseau la première utilisation du terme d’opinion publique dans son sens contemporain : « l’empire du jugement des autres » est une réalité puissante et à double face, renvoyant tantôt à la vanité de ceux qui n’existent que dans/par l’opinion des autres, tantôt à la volonté générale qui fonde le lien politique. Le siècle des Lumières fait de l’opinion publique l’instance du jugement social, l’instance critique par excellence. Kosolleck (1959) conçoit ce siècle comme le « siècle de la critique », titre de son ouvrage célèbre, qui renvoie à « la dilatation du for intérieur de chacun » dans lequel s’opère un examen public de l’état du monde.

4L’opinion publique s’écrit ainsi autant au pluriel qu’au singulier. Parler des opinions publiques comme on tend à le faire aujourd’hui, c’est reconnaître la pluralité irréductible et nécessaire des avis en présence. Parler d’opinion publique au singulier suppose l’adoption d’une autre perspective, celle du sens commun et d’un travail commun d’évaluation, de délibération grâce à une même activité de jugement ouverte en droit à tous. Opiner, ce n’est pas acquiescer benoîtement, c’est juger. Renoncer à cette activité de jugement, c’est – comme l’a montré Arendt au sujet d’Eichmann, présenté comme l’homme moderne qui a abdiqué de son pouvoir de jugement – s’installer dans un monde de préjugés, de clichés et de propos convenus qui est le berceau du totalitarisme.

5La construction moderne de l’opinion publique repose sur un principe de raison, d’examen et de discussion reconnu à chacun. Un corollaire important concerne la protection de ce principe, notamment par un travail d’éducation destiné à favoriser le libre examen individuel et collectif et à prévenir, autant que faire se peut, toute technique de dévoiement. L’histoire de l’instruction publique est nourrie de ce principe : des propositions de Condorcet sur l’éducation à l’éducation contemporaine aux médias via l’interdiction de l’enseignement de la rhétorique en France par la Troisième République.

6La notion d’opinion publique est complexe, renvoyant tour à tour à un public, à un espace et à une volonté. Penser le public qui fait l’opinion, c’est penser la production d’une communauté politique capable de jugement, de discussions et de débat. À côté de cette dimension politique du public se sont développées des approches culturelles et économiques des publics conçus comme cibles catégorisables ou comme audiences à capter, signes du renforcement d’une logique mercantile de la demande. Dans ce cas de figure, ce n’est pas le public qui donne la mesure, mais il devient objet de mesure. Penser l’espace public, c’est aussi analyser les conditions de formation de lieux stabilisés d’échange et de discussion où s’élaborent les modalités du vivre ensemble. Dans cette perspective, il s’agit d’analyser l’existence garantie d’espaces dédiés à l’exposition-confrontation des opinions, de s’interroger sur leur mode de fonctionnement, sur la garantie qu’ils peuvent porter, sur la dialectique de l’accord et du conflit qui s’y déroule parfois sur un mode dramatique (manifestations de rue), parfois sur un mode régulé (principes d’organisation d’un débat public tel que l’a par exemple codifié la Commission nationale du débat public). Les lieux de l’opinion sont fondamentalement pluriels : des médias anciens et nouveaux aux institutions telle l’Assemblée nationale via ces lieux physiques d’échanges importants que sont par exemple les cafés et la rue. Il convient enfin d’envisager la volonté de rendre public, à mi-chemin entre refus du secret et culte de la transparence : volonté contemporaine forte de rendre accessibles et discutables les décisions concernant le cours du monde et souci de publicisation et de circulation des opinions qui ne supporte pas d’entrave.

L’opinion au prisme des médias

7Dans cette perspective, les médias représentent une question importante. Que leur place soit centrale ou non, il est clair que l’opinion publique est étroitement liée au système médiatique. La qualification de journalisme d’opinion référée par les historiens à la presse du xixe siècle nous met sur la voie. Dans une perspective médiacentrique et contemporaine telle que la soutient Champagne dans son livre Faire l’opinion (1990), l’opinion publique n’existerait que dans et par des médias qui la façonneraient ou l’orienteraient à leur manière. La relation de l’opinion et des médias n’est faite ni de linéarité (les médias, reflets ou porteurs d’une opinion toute faite) ni de surplomb (des médias tout puissants dictant ce qui est à penser). Cette relation dans laquelle se joue une partie de l’agenda setting est plus complexe qu’annoncé, faite autant de méfiance que de domination, dessinant un espace de discussion, exposition-imposition marqué par une grande plasticité et par un jeu permanent des acteurs dont on ne saurait présupposer la passivité. Il serait intéressant en ce sens d’envisager conjointement opinion publique et conversation publique.

8La logique de l’opinion-raison publique accessible à tous et ayant droit de regard sur tout, en quoi Habermas voit le projet (inachevé) des Lumières, ne cesse d’être interpellée par une approche psychologique et sociale qui met l’accent sur la psychologie des publics, sur les phénomènes de contagion et de façonnage de l’opinion qu’analysent de part et d’autre de l’Atlantique des auteurs comme Le Bon, Tarde, Bernays, Lippman ou Tchakhotine. Bernays, par ailleurs neveu de Freud, est un praticien et un théoricien de l’opinion dont les écrits et l’activité de public relations posent avec insistance la question de la propagande, de la rumeur et autres phénomènes d’opinion. Dans ce même contexte nord américain du xxe siècle, Lippman auteur de l’ouvrage Public Opinion (1922) met en évidence la force des images et des stéréotypes qui animent la formation-transformation de l’opinion. Le livre de Tchakhotine paru en 1939 Le viol des foules par la propagande politique reprend en la radicalisant la thèse de la passivité des foules, interrogeant ainsi de manière intense son articulation avec la perspective démocratique. Ce faisant, se développe l’idée d’une démocratie d’opinion fondée sur l’écoute d’une supposée demande sociale.

Mesure pour mesure

9La principale dérive de la réflexion menée sur l’opinion publique consiste peut-être dans la question des sondages. Il n’est pas interdit de penser dans la foulée de Blondiaux que la dimension instrumentale a anesthésié la dimension théorique malgré quelques appels tel celui de Blumer (1947), la pratique généralisée des sondages ayant, au cours du xxe siècle et de part et d’autre de l’Atlantique, mis sous le boisseau un courant de recherche que Habermas et Bourdieu ont réanimé fortement. L’invention du sondage, au départ dans une perspective de renforcement du processus démocratique, se transforme au fil du temps en culte incontesté de la connaissance de l’état de l’opinion : mesure pour mesure… Le règne des sondages repose sur une logique du nombre et sur une construction statistique qui fait ainsi évoluer la question de l’opinion publique : activité de jugement versus multiplicité des opinions, dynamique qualitative et interprétative versus mesure et quantification des opinions.

10L’invention des sondages et le rôle décisif de Gallup (1935) marquent l’invention d’un instrument dont son concepteur estime qu’il permet l’accès direct à un phénomène supposé préexistant (l’opinion des citoyens) dont les gouvernants et le peuple doivent avoir connaissance. Si la statistique sociale existe bien dès le xixe siècle en tant qu’outil d’information et de décision des gouvernants, la nouveauté que représentent les sondages consiste dans leur publicisation : les informations données sur l’état de l’opinion ne sont plus confinées mais exposées en public, rendant ainsi possible une réflexivité collective. En ce sens le sondage est fondamentalement une opinion publiée. Au tournant du xxe siècle s’affirme avec force aux États-Unis la volonté de connaître précisément l’opinion, de la mesurer dans la perspective d’améliorer l’art de gouverner et de renforcer le processus démocratique. Après Bryce (1888), prophète des sondages dans lesquels il voit un outil capable de renforcer le processus démocratique (éclairer les décideurs en dehors des moments d’élection), et Dewey (1927), réfléchissant sur « le public et ses problèmes », Gallup invente la technique qui permet selon lui de retrouver la pratique ancienne des Town Meetings fondateurs de la nation américaine : rêve d’une démocratie directe ou de proximité dans laquelle les habitants se rassemblent pour échanger librement leurs opinions sur le vivre ensemble. Gallup opère une conjonction réussie entre un idéal et un outil de mesure, entre une construction politique et une construction technique. Le succès de la technique des sondages, très tôt consacrée aux États-Unis puis importée en France notamment par Stoetzel (créateur de l’Ifop puis de la Sofres), est – malgré quelques déconvenues – à la hauteur des espoirs. La généralisation des sondages et son cortège d’enquêtes régulières scandent la vie nationale et internationale, l’eurobaromètre créé en 1973 donnant à voir les tendances d’une opinion publique élargie. La vie politique et le fonctionnement des médias sont les principaux commanditaires de sondages, animant une véritable industrie dont les principaux protagonistes sont l’État, les médias et les entreprises. Wolton (1996) voit dans ce mouvement la disparition d’une valeur et l’avènement d’une marchandise courtisée par des décideurs en mal d’influence.

Critique des sondages

11La critique des sondages rebondit ainsi et se situe désormais sur plusieurs plans.

12La critique technique met l’accent sur le dispositif statistique mobilisé par les instituts de sondage et vise une plus grande rigueur et une meilleure fiabilité des sondages notamment en situation électorale. Quelques échecs flagrants (cf. les élections présidentielles françaises de 1995 et 2002) ont invité à revisiter la méthodologie des sondages et, partant, d’un pan des sciences sociales interrogées sur la constitution d’échantillons dits représentatifs, sur la construction de modes de questionnement et de relation. Le recueil d’opinions via Internet pose un certain nombre de problèmes non résolus tandis que l’analyse de la blogosphère suscite des méthodologies spécifiques. Il existe aujourd’hui différents instruments permettant de cartographier la blogosphère (tel Lexis Nexis), reposant sur le scan et le filtrage des opinions en circulation à partir de mots-clés qui servent d’indicateurs d’une préoccupation croissante ou d’une controverse en cours.

13La critique philosophique rappelle la dimension spéculative et artefactuelle de sondages qui invitent à prendre la carte pour le territoire et confondent avis et comportement. Noelle-Neumann a souligné la dynamique de l’anticipation du jugement des autres en présence et donc la pression muette mais forte du point de vue dominant susceptible de conduire à une spirale du silence. D’autres penseurs interrogent la force supposée du déclaratif et invitent à s’intéresser à d’autres matériaux d’analyse (tracts, gestes).

14La critique politique. Le règne des sondages selon certains contribue à désamorcer la force de la critique sociale et autorise son utilisation voire sa récupération à d’autres fins. D’autres voient dans la généralisation des sondages une manière de circonscrire les objets d’attention, et partant, d’exclure du champ de l’interrogation des préoccupations fondamentales.

15La critique sociologique. L’article de Bourdieu paru en 1973, « L’opinion publique n’existe pas », ne contient pas toute la critique sociologique mais exprime avec force la critique d’une fiction organisée (les sondages) qui repose sur trois présupposés majeurs. D’une part, les sondages présupposent que chacun est susceptible d’avoir une opinion sur tout. D’autre part, ils reposent sur le principe que toutes les opinions se valent. Enfin, ils présupposent un consensus sur l’opportunité de poser telle question à tel moment.

16Ni totalement apathique ni mobilisée en permanence, l’opinion publique est autant mesurée que mesurante, objet et sujet de jugement. Sa dynamique est faite de paroles et de silences, d’inclusion et d’exclusion, de publics et de contre-publics. Retrouver la force d’une puissance de jugement derrière des pourcentages affinés et des outils sophistiqués, revenir à la question de l’opinion publique en la dissociant de celle de l’audience, interroger les pratiques de débat et modes délibératifs contemporains, remettre au centre la question de l’échange entre les hommes, telles sont les voies d’analyse contemporaines.

Français

L’apparition du terme d’opinion publique au xviii? siècle ouvre une réflexion conjointement menée sur la question de la démocratie puis des médias. Cet article qui rappelle les grandes étapes du processus, analyse également les dérives auxquelles conduit cette pensée, notamment son confinement dans la question des sondages et de leur place dans nos sociétés.

Mots-clés

  • modernité
  • jugement
  • publics et audiences

Références bibliographiques

  • Bourdieu, P., « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, n° 318, 1973, p. 1292-1309.
  • Champagne, P., Faire l’opinion, Paris, Minuit, 1990.
  • D’Almeida, N., La Société du jugement. Essai sur les nouveaux pouvoirs de l’opinion, Paris, Armand Colin, 2007.
  • Habermas, J., L’Espace public, Paris, Payot, 1973.
  • Lippmann, W., Public Opinion, San Diego, Harcourt Brace, 1922.
  • Reynié, D., Le Triomphe de l’opinion publique, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • Tchakhotine, S., Le Viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1939.
  • Wolton, D., Penser la communication, Paris, Flammarion, 1996.
Nicole D’Almeida
Nicole D’Almeida est professeure des universités, université Paris Sorbonne (Celsa), chercheur au Gripic et auteur de plusieurs ouvrages sur la question de l’opinion publique (La Société du jugement, Armand Colin 2007-2012 ; L’Opinion publique, CNRS éditions, 2011).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/herm.070.0088
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...