1Le thème de la foule est resté associé au nom de Gustave Le Bon et au titre de l’ouvrage qu’il publia en 1895, Psychologie des foules. Succès de librairie mondial jamais démenti, « incroyablement bâclé » pour certains (Dupréel, 1934) et doté d’une « extraordinaire influence sur les sciences de la société » pour d’autres (Moscovici, 1981), cet essai frappe par son ton lapidaire et catégorique. Le Bon entend y mettre au jour les mécanismes qui structurent un triptyque composé de la foule, de la figure du meneur et du triple phénomène hypnose-contagion-suggestion. Le cœur du propos réside dans l’idée que les hommes rassemblés en foule sont dotés d’une âme collective qui les dépasse et qui fait de la foule un être sui generis, intellectuellement inférieur à chacun des éléments qui la composent. Cette âme collective voit le jour par l’effet de l’hypnose, de la contagion et de la suggestion que subissent les individus au sein de la foule et est toujours le fruit de l’action d’un ou de plusieurs meneurs.
2En réalité, Gustave Le Bon ne faisait là que synthétiser une thèse qui avait traversé l’ensemble du xixe siècle en se perfectionnant peu à peu. Tour à tour sol originel du peuple vertueux et dangereuse émanation de la plèbe – dans un balancement entre idéalisation et caricature aux allures d’alternative bien réductrice –, la foule est alors un personnage littéraire récurrent (Hugo, Zola, Du Camp, les frères Goncourt, Maupassant, etc.), aussi bien qu’une figure centrale des récits historiques (Taine, Michelet, Burke, etc.). Les découvertes du dernier quart de siècle sur la contagion (Espinas), l’hypnose (Charcot) et la suggestion (Bernheim), fourniront une autorité scientifique et médicale à l’explication de la transformation d’un groupe d’hommes en une foule et, concomitamment, du rôle que peu(ven)t y tenir le(s) meneur(s).
3Ce passage à la science – ou, tout au moins, à la forme scientifique – se matérialisa avec la naissance de la psychologie des foules, émanation d’une discipline hybride, singulier mélange de droit et de médecine légale : l’anthropologie criminelle. Les Français Henry Fournial et Gabriel Tarde ainsi que l’Italien Scipio Sighele en posèrent les bases entre 1891 et 1892. L’Essai sur la psychologie des foules publié par le premier en 1892, « Les crimes des foules » que le deuxième fit paraître la même année dans les Archives d’anthropologie criminelle et La Folla Delinquente éditée en Italie l’année précédente par le troisième constituent ainsi autant d’actes fondateurs en la matière.
4De ce point de vue, Psychologie des foules peut apparaître comme une simple mise en forme, adroite, opportuniste et peu originale, voire assimilable à un strict plagiat [1]. À défaut d’originalité, il est cependant possible de relever un certain nombre de nuances par lesquelles le propos de Gustave Le Bon se distingue de celui de ses prédécesseurs. C’est notamment le cas en ce qui concerne le thème du meneur. À la différence des analyses strictement criminologiques de Tarde et Sighele, qui ne voyaient alors dans ce dernier que le ferment délétère des pires actes de la foule [2], l’auteur de Psychologie des foules n’envisage nullement cette question comme une fatalité.
5La figure du « grand meneur » tient ici le rôle d’issue possible (Le Bon, 1895). D’abord parce que lui seul, par la « puissance fascinatrice » qui le caractérise (Ibid.), peut véritablement soumettre et dominer la foule. Ensuite, parce que, ce faisant, il est à même de produire « les grands événements de l’histoire » (Ibid.). À peine masquée, l’ambition du livre de Le Bon est d’ailleurs de contribuer à cette histoire en « assistant » le meneur dans sa tâche : « La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et nous savons aussi quels mobiles impressionnent leur âme. Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces mobiles, et par qui ils peuvent être utilement mis en œuvre. » (Ibid.)
6Le grand meneur de Le Bon n’est donc nullement le délinquant ou le simple quidam ayant momentanément perdu la raison qui, chez Tarde et Sighele, rendent la foule criminelle [3]. Bien que – par conviction idéologique et/ou souci de l’audience de son propos – l’auteur de Psychologie des foules privilégie lui aussi un ton pessimiste, il délivre de ce fait un tout autre message. Ceci en un double sens. Derrière le même ton alarmiste face au danger que représentent les foules, il place d’abord le débat et en situe les enjeux moins sur le registre criminologique et social que sur le terrain politique. Dans cette perspective, il identifie ensuite les voies par lesquelles il est possible de se libérer de la « tyrannie » de la multitude. Au fond, s’il se montre inquiet de l’avènement de la démocratie, il ne considère pas le règne annoncé des foules comme une cause inéluctablement perdue.
7Il y a donc de la duplicité sous la plume de Gustave Le Bon. En « Machiavel des sociétés de masse » (Moscovici, 1981), il envisage son propos comme un « Prince moderne » (Gallini, 1989). Il actualise ainsi la dialectique du leader et du nombre qui rythmera le xxe siècle. Surtout, en ambitionnant de mettre à disposition du pouvoir politique les clés du conditionnement des foules, il ouvre et, en même temps, marque durablement le siècle de la communication politique. À cet égard, si les foules mobilisées par les divers totalitarismes constituent indéniablement une forme paroxystique et altérée, on peut penser par exemple aux nombreux rassemblements occasionnés en France par les voyages présidentiels des trois dernières républiques (Mariot, 2006). Plus loin, Le Bon disqualifie par là même la communication en l’assimilant d’emblée au mensonge, à la duperie et à la manipulation. Car ce n’est rien d’autre qui se cache derrière la contagion, l’hypnose et la suggestion.
La conversion au public
8Le thème de cette livraison d’Hermès invite cependant à privilégier une autre entrée que le célèbre ouvrage de Gustave Le Bon. Le glissement de la foule au public qui s’opère quelques années plus tard sous la plume de Gabriel Tarde et de Scipio Sighele est autrement décisif et permet d’élargir le point de vue sur le xxe siècle de la communication. Ainsi, alors que Le Bon ne liait pas l’existence d’une foule au contact physique – un ensemble d’individus physiquement séparés pouvant en présenter les attributs (Le Bon, 1895) –, Tarde et Sighele vont utiliser ce critère pour (en) distinguer le public. C’est dans « Le public et la foule » paru en 1898 et dans la seconde édition française de La foule criminelle publiée en 1901 que le Français et l’Italien formalisent cette conversion au public.
9Le premier parle alors du public comme d’une foule « virtuelle », « dispersée », une « collectivité purement spirituelle, comme une dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale » (Tarde, 1898). Le second souligne qu’au « contact physique s’est substitué le contact moral, […] à la foule le public », et célèbre la découverte des « moyens meilleurs pour rapprocher par la pensée les hommes, sans avoir besoin qu’ils soient physiquement réunis » (Sighele, 1901). Cette substitution de la foule par le public s’accompagne d’une profonde inflexion du jugement porté sur la multitude. Dans une optique qui le mènera à la publication de L’Intelligenza della Folla en 1903, Sighele parle ainsi du public comme d’une « collectivité évolutive et moderne » et souhaite désormais mettre en lumière « les louanges et les gloires de la foule » (Sighele, 1901). Pour sa part, Tarde voit dans le public une entité « d’un ordre supérieur », établissant « une sorte de rapport inverse entre les progrès des foules et les progrès des publics » (Tarde, 1898).
10Le renversement de la perspective est complet. « Libérée » du contact physique, la multitude est désormais à la fois source et fruit du progrès. Bien sûr, la prudence reste de mise puisque, si « la civilisation a transformé la foule en public, […] le public à son tour peut redevenir foule » – celle-ci étant une « forme aiguë et pathologique du public » (Sighele, 1901). Mais le rapport de force ne fait plus guère de doute : le public protège de la foule et, en un certain sens, la rend obsolète. Car « ce qu’on ne voit pas, ce sont toutes ces forces qui se rassembleraient s’il n’existait pas de public » (Tarde, 1898).
11La découverte de l’imprimerie et le développement de la presse furent décisifs dans cette métamorphose de la foule (Sighele, 1901). Un tel contexte est évidemment plus propice que les conceptions de Gustave Le Bon à ce que la communication se dévoile sous un jour favorable. D’abord, loin d’être agent de manipulation et, in fine, de régression, elle peut devenir au contraire l’instrument par lequel s’éclairent et s’élèvent les consciences. Ensuite – en particulier à travers la conversation dont Tarde établira les liens avec la presse (Tarde 1899) –, elle apparaît comme le fondement du processus de reconnaissance réciproque intersubjectif qui se trouve au cœur même de la modernité. En somme, la communication peut dans ces conditions se donner à voir comme le véritable moteur de la démocratie.
12Bien sûr, tout comme inquiétait l’ambivalence du public pouvant toujours régresser à l’état de foule, le risque de le voir soumis à la manipulation ne sera jamais totalement écarté. A la menace de civilisation qu’incarnaient les foules succède en quelque sorte le spectre du public manipulable. L’École de Francfort verra par exemple la communication dans les sociétés de masse comme un instrument de domination et d’aliénation.
Le « retour » des foules
13Ce spectre de la manipulation du nombre n’est pas sans liens avec la théorie de l’identification qui, dans l’intervalle, remplacera la contagion, l’hypnose et la suggestion dans l’analyse de la foule proposée par Sigmund Freud. L’essentiel est ailleurs cependant. Il se trouve dans le processus d’atomisation de la foule que révèle le glissement vers le public ; processus qui connaîtra comme son aboutissement avec le triomphe de l’opinion du public, c’est-à-dire de l’opinion publique. Sans y voir une quelconque forme d’évolutionnisme, l’histoire de la modernité politique peut ainsi être entendue comme celle de l’atomisation progressive de la foule, menant de la foule « originelle » – celle avec laquelle « tout » commence d’une certaine manière – au public disséminé, puis à la masse abstraite et indifférenciée (« multiplicité […] au caractère purement quantitatif » [Chrétien-Goni, 1989]), et enfin à l’opinion publique. Cette phobie du contact physique se cristallisera autour de la distance croissante entre les communicateurs, favorisée par l’essor considérable des techniques au cours du xxe siècle.
14L’histoire de cette fragmentation de la foule reste à faire [4]. L’hypothèse dessine en tout cas une grille de lecture singulière du siècle passé – et, au fond, de la modernité – derrière laquelle se dévoile l’inexorable avènement de la participation de chacun « débarrassée » de la présence de tous. Cette histoire entrerait en écho avec celles des droits d’association, de réunion ou encore de manifestation qui, chacune à leur manière, donnent à voir cette entreprise d’encadrement et de domestication de la foule. C’est finalement la contradiction principielle entre un projet politique au sein duquel le peuple occupe la position centrale et la (sa) crainte évidente de la multitude qui est en question ici. Dès lors, limiter l’expression de cette dernière « à une quantité dématérialisée obtenue au terme d’un processus individualisant » (Reynié, 1989) apparaît comme la solution la mieux adaptée en même temps que la plus efficace.
15Toutefois, les conséquences des actions historiques se révèlent souvent contraires aux intentions qui les avaient initialement suscitées. On peut ainsi se demander si le xxe siècle n’aurait pas engendré finalement cela même qu’il cherchait à évacuer et qui aujourd’hui se traduirait précisément par le retour des foules ? Bien sûr, ces dernières n’ont jamais totalement disparu. Mais les foules qui reviennent actuellement sur le devant de la scène sont bien celles dont la nature est d’échapper à l’ordre ou, à tout le moins, qu’il est bien difficile de maîtriser : free parties, flashmobs ou encore apéros géants. Et en la matière, ce sont bien les nouvelles technologies de l’information et de la communication – Internet et les réseaux dits sociaux en particulier – qui offrent aux foules de nouvelles opportunités de se réunir (voir par exemple Rheingold, 2005), alors même que ces nouvelles technologies étaient censées acter la distance entre les communicateurs. Plus loin, c’est également sur un registre explicitement politique que le phénomène se donne à voir. Ainsi, les mobilisations ayant conduit à la chute du président philippin Joseph Estrada en 2001 ou, plus récemment, celles observées au cours de ce que l’on a nommé le Printemps arabe.
16La lecture par les seules techniques est donc insuffisante. L’éclairage par l’analyse des usages et, in fine, par la complexité du récepteur est de ce fait indispensable. Surtout, les métamorphoses de la foule au cours du xxe siècle interrogent aujourd’hui le thème de la communication en son devenir, aussi bien dans sa dimension intersubjective et en tant que fondement du lien social que, par rebond, sous son aspect plus proprement politique (médias, sondages et toutes les formes d’échange entre dirigeants et citoyens). Car c’est bien cela qui est en jeu dans le retour des foules, comme si ces dernières – fidèles à leur rôle historique, pour ainsi dire – annonçaient l’éclosion prochaine d’une « nouvelle » étape de l’histoire des sociétés humaines. Nul ne possède la réponse à cette interrogation, bien entendu. En tout état de cause, si le prisme de la foule permet de mieux saisir l’ambivalence qui a pu prévaloir quant à la communication au long du xxe siècle, il souligne à présent combien cette dernière constitue le défi majeur des décennies à venir.
Notes
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[1]
En l’absence d’une analyse dédiée, la question reste néanmoins ouverte.
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[2]
Les travaux de Fournial quant à eux devant beaucoup, si ce n’est tout ou presque, à ceux du juriste français et du criminologue italien.
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[3]
Toutefois, si elle ne peut être assimilée à celle de « grand meneur », l’idée du « bon meneur » apparaît – certes à une seule reprise – dans les textes que Tarde rédige sur le thème de la foule criminelle avant 1895 (voir par exemple Tarde, 1893).
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[4]
Pour une esquisse d’un tel travail, cf. Rubio, 2008.