1Le champ du journalisme est, en France, l’espace où l’affrontement entre information et communication est sans doute le plus fort. Trois logiques sont ici à l’œuvre, qui croisent à la fois une conception particulière de l’information et du journalisme et des dynamiques professionnelles concurrentes dans l’espace des médias et, plus largement, l’espace public. La première – la concurrence pour l’usage entre information et communication (cf. aussi Bougnoux, 1995) –, qui peut n’être perçue que comme une simple querelle sémantique, renvoie au rôle du journalisme dans l’exercice de la citoyenneté au sein d’une société démocratique. Les deux autres correspondent à des oppositions professionnelles, et donc à des luttes pour la préservation de l’autonomie professionnelle des journalistes face à deux groupes économiquement plus puissants : les annonceurs et les publicitaires d’une part, les communicants d’autre part. Les journalistes français, attachés à leur singularité légitimée par le statut professionnel de 1935, ne se sentent guère appartenir au monde la communication mais, très strictement, à celui de l’information. L’émergence d’un « journalisme de communication » au tournant des années 1990, consolidé par l’expansion rapide du Web, fragilise cette position d’indépendance des journalistes dans un univers médiatique désormais très largement dominé par des enjeux commerciaux.
Trois pôles d’opposition entre journalisme et communication
2La querelle sémantique est dépassée, comme en témoigne l’appellation consensuelle de la section universitaire qui accueille les études sur les médias et le journalisme : « sciences de l’information et de la communication ». Rappelons toutefois que, au cours des années 1950, deux grandes organisations internationales de recherche sur les médias, l’information et la communication voient le jour. La première, la International Communication Association, est fondée aux États-Unis en janvier 1950 et lance en 1951 la revue Journal of Communication. Un peu plus tard, en décembre 1957, est créée à Paris sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), à l’initiative entre autres de Fernand Terrou – fondateur et directeur de l’Institut français de presse – l’Association internationale des études et recherches sur l’information (AIERI), désignée en anglais sous le vocable IAMCR (International Association for Mass Communication Research). Du côté anglo-saxon, c’est la communication ou la communication de masse qui prime, alors que du côté français, c’est l’information. La science de l’information dont il est alors question succède à la science de la presse construite dans les années 1930, élargissant ainsi la perspective à d’autres supports, en particulier l’audiovisuel. Émerge dans cette période de l’immédiat après-guerre une conception particulière du journalisme, construite en opposition aux dispositifs de propagande, visant une forme de magistère associant information, citoyenneté et action publique, en lien principalement avec le journalisme politique et d’actualité. Au cours des années 1970, les professionnels comme les scientifiques cherchent de nouveaux concepts pour nommer ces dispositifs qui ne sont encore que des moyens d’information ou des moyens de communication de masse ou encore des moyens d’information et de communication. L’adoption du terme « média », emprunté aux Anglo-saxons, clarifie partiellement les choses, distinguant clairement les supports de l’information journalistique que sont alors la presse, la radio et la télévision d’autres dispositifs à vocation promotionnelle, en particulier la publicité et la communication politique et institutionnelle naissante.
3La deuxième source d’opposition de l’univers du journalisme à celui de la communication est liée à l’économie du secteur et aux relations complexes qui vont s’établir très tôt entre la publicité et la presse, puis l’audiovisuel. Le modèle économique de la presse, avec deux sources de financement – le lecteur et les annonces – est à peu près aussi ancien que La Gazette de Renaudot, mais il a beaucoup évolué tout au long du xxe siècle, aboutissant finalement au primat de la publicité dans le financement de la presse (tant magazine que quotidienne) au tournant des années 1970-1980, quand les recettes publicitaires deviennent plus importantes que les recettes de vente. Dans la première moitié du xxe siècle, une certaine confusion règne – dans les quotidiens de province par exemple, mais aussi dans les magazines spécialisés – entre activité publicitaire et rédaction. Il n’est pas rare que des journalistes, comme le responsable d’une agence locale d’un grand journal régional, se voient contraints d’être aussi mandataires publicitaires. Cette confusion des genres, dénoncée dès la fin du xixe siècle par les journalistes, va constituer un argument puissant pour les tenants de la création d’un statut professionnel qui distinguerait clairement entre les deux activités : la production de l’information d’un côté, la recherche de financements de l’autre. Encore aujourd’hui les journalistes souhaitent maintenir cette séparation, de plus en plus symbolique, entre le monde de l’argent et celui de l’information. Si à partir de 1923, la radio démarre sur un double modèle public et privé, c’est finalement le modèle du service public financé par la redevance qui va être mis en place pour la radio (ordonnance du 23 mars 1945) puis la télévision (1953). L’introduction de la publicité sur les ondes du service public de l’audiovisuel à partir de 1968 va permettre d’élargir l’offre de programmes en contribuant à la création de nouvelles chaînes publiques. Les lois de juillet 1982 et de septembre 1986, en permettant la création de nouvelles chaînes privées exclusivement financées par la publicité, vont contribuer à accroître les tensions entre les médias pour l’accès aux investissements des annonceurs – et donc leur dépendance au secteur de la publicité. En s’appropriant au tournant des années 1990 le terme « communication » pour désigner leurs activités, les professionnels de la publicité et du marketing vont contribuer à donner à cette notion, dans le champ des médias, un sens bien particulier, très commercial, qui conforte son rejet par les journalistes.
4La troisième source de tension entre journalisme et communication est propre au champ journalistique lui-même. Il s’agit de la question des sources d’information – et tout particulièrement des sources institutionnelles : administrations, entreprises, partis politiques, syndicats, etc. Le poids croissant des médias, et surtout de l’audiovisuel, dans la vie publique a conduit les institutions à encourage r la professionnalisation de ceux et celles qui n’étaient, jusqu’aux années 1980, que des attachés de presse ou des chargés de relations presse et qui deviennent alors des communicants. Le développement très rapide des services de communication et le poids croissant de ces professionnels dans la construction de l’information conduisent à des relations d’interdépendance avec les journalistes. « Associés-rivaux » (Legavre, 2011) des journalistes, ils cherchent à maîtriser les discours médiatiques dans une perspective plutôt promotionnelle, se heurtant alors aux journalistes et à leur mission de décryptage critique des faits d’actualité. Si les tensions sont vives dans le champ de l’information générale et politique ou de l’information économique, elles sont moindres dans d’autres champs comme ceux de la culture, de la mode ou de la santé. Cette opposition entre information générale politique et information spécialisée, grand public ou professionnelle, structure depuis longtemps le champ journalistique (Marchetti, 2002) clivé entre journalisme noble et journalisme plus commercial. Les médias spécialisés, tout particulièrement les magazines, sont des supports moins recherchés par les jeunes journalistes car plus commerciaux, souvent soupçonnés de collusion avec les publicitaires ou les communicants, favorisant des discours promotionnels s’adressant aux lecteurs dans une logique largement consumériste au détriment de l’analyse ou de la critique.
Distinguer les journalistes des professionnels de la communication
5Cette tension entre information et communication dans le champ journalistique est clairement présente dans le statut professionnel des journalistes de 1935. Si ce statut visait d’abord à faire du salariat le mode dominant d’exercice du métier de journaliste, il avait également pour objectif d’identifier (par la détention d’une carte professionnelle) et donc de distinguer des autres citoyens le journaliste, doté de certains pouvoirs et de certains avantages, mais également de devoirs, dont le moindre n’était pas, précisément, de ne pas mélanger journalisme et publicité [1]. La loi du 29 mars 1935 portant statut du journaliste professionnel, complétée par le décret du 17 janvier 1936 précisant les conditions d’attribution de la carte de presse, est le fruit d’un long processus de lutte des syndicats de journalistes pour obtenir la reconnaissance sociale de ce groupe professionnel dont le rôle est essentiel pour la démocratie (Ruellan, 1997). L’article 1 de la loi de 1935 définit ainsi le journaliste professionnel : « Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources [2] ». Suit une liste de collaborateurs de la rédaction qui peuvent être assimilés à des journalistes, mais également une précision concernant « l’exclusion des agents de publicité ». La limite est donc ici clairement tracée entre journalisme et publicité. La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) [3], qui attribue chaque année la carte de presse, cherche autant que possible à préserver l’identité du groupe des journalistes en récusant elle aussi des non-professionnels du journalisme – et tout particulièrement les professionnels de la communication – en s’appuyant, au-delà du statut lui-même, sur un arrêté du ministère de l’Information du 23 octobre 1964 qui définit les professions de conseiller en relations publiques et d’attaché de presse en précisant dans son article 3 : « Les activités de conseiller en relations publiques et d’attaché de presse sont incompatibles avec celles de journalistes professionnels et d’agent de publicité ». Les trois activités sont donc bien exclusives l’une de l’autre, qu’il s’agisse comme en 1964 de relations publiques ou comme aujourd’hui de communication. Voici un exemple de refus opposé par la CCIJP à un candidat :
Cette incompatibilité entre journalisme et métiers de la communication fait également partie des critères auxquels doivent se plier les formations au journalisme si elles veulent obtenir l’agrément de la Commission paritaire nationale de l’emploi des journalistes [4] et leur inscription dans la convention collective des journalistes : « Les cursus d’enseignement au journalisme (formation initiale et permanente) doivent être distincts de filières de formation à la communication ou à d’autres secteurs. Ils doivent répondre à un souci d’éthique et de respect des règles professionnelles. » (SNJ, 2006)
Le risque d’un journalisme de communication
6Le poids croissant de la publicité dans les recettes des médias et la volonté des dirigeants de presse d’enrayer la baisse du lectorat ont conduit à faire entrer dans les entreprises médiatiques, au tournant des années 1980, des professionnels du marketing chargés de trouver des solutions à l’érosion de la diffusion des journaux. Si la loi oblige à distinguer de façon très claire les annonces publicitaires – y compris dans le format dit publi-rédactionnel – des contenus strictement journalistiques, se fait jour l’idée d’une nécessaire transformation du discours journalistique vers des formats et des sujets plus conformes à ce que seraient les attentes du public. C’est ainsi que les chercheurs canadiens Jean de Bonville et Jean Charron parlent dès 1996 de l’émergence d’un nouveau paradigme journalistique, le « journalisme de communication », plus directement soumis aux sources mais aussi aux injonctions des annonceurs soucieux d’une certaine harmonie entre les contenus informationnels et les contenus publicitaires. En France on parlera plutôt de « marketing rédactionnel » (Actes de la recherche en sciences sociales, 2000) ou de « journalisme de marché » (Rieffel, 2001) pour désigner ce processus d’ajustement des contenus des médias aux attentes des publics et des annonceurs. C’est le renforcement de la place de l’image, du fait divers, c’est la pipolisation du politique et l’adoption d’une écriture créant de la proximité avec le lecteur. L’émergence d’Internet et l’arrivée massive de nouveaux acteurs dans le champ de l’information journalistique vont accentuer ces processus et ces tensions entre journalisme et communication.
7Internet peut ainsi être considéré comme un f acteur de consolidation du « journalisme de communication ». En effet dans cet espace économique où dominent les transactions marchandes, le journalisme subit encore plus le poids de la publicité et des logiques commerciales, mais également celui de la communication institutionnelle associée à la promotion de l’ensemble des acteurs de la vie économique, politique et culturelle. Les sites des médias ou les sites natifs d’information ont des fréquentations très inférieures aux dispositifs marchands et ils dépendent, pour atteindre leur public, d’intermédiaires tels que les moteurs de recherche ou les grands portails qui font payer leur médiation. S’y ajoutent, à travers les possibilités très larges de création ou de recyclage de contenus par tout un chacun, de nouvelles concurrences pour la production journalistique. Pour tous les sites d’information, la logique du référencement et la nécessité d’être repéré par les moteurs de recherche conduisent les journalistes à intégrer des procédures rédactionnelles nouvelles autour des liens hypertextes pilotés par les professionnels du SEO (Search Engine Optimization, optimisation pour les moteurs de recherche) en lien avec les insertions publicitaires. Il n’est pas rare que des offres commerciales de services ou de produits soient ainsi directement associées aux articles rédigés par les journalistes via ces liens hypertextes. On demande également aux journalistes de développer des relations de communication avec les internautes, que ce soit à travers l’animation de communautés autour du site d’information ou à travers la tenue d’un blog ou d’un fil Twitter. Ces dispositifs, qui sont une des caractéristiques du journalisme en ligne, conduisent les journalistes à entretenir des rapports plus directs avec leur public, dans une logique largement marketing en soutien à la marque du média.
8Dans le champ du journalisme, la notion de communication reste donc encore assez largement perçue de façon négative, associée à des professionnels qui chercheraient, en quelque sorte, à prendre le pouvoir et à dicter aux journalistes leurs choix de sujet et les modalités de leur rédaction. Dans le nouvel environnement numérique d’Internet, c’est aussi le sens du terme « information » qui tend à se diluer, considéré comme équivalent banalisé de « contenu », faisant disparaître la valeur ajoutée journalistique que cette notion pouvait avoir dans l’espace public. Pour les journalistes, ne pas revendiquer leur appartenance au monde de la communication, c’est essentiellement refuser de gommer les différences d’objectifs, de pratiques, de méthodes voire de valeurs qui existent entre la publicité et la promotion commerciale, la communication institutionnelle et l’information journalistique.
Notes
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[1]
Sur l’histoire des journalistes français, voir Delporte, 1999 et Martin, 1997.
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[2]
Le bénéfice de ce statut a été étendu aux journalistes de l’audiovisuel par la loi du 30 septembre 1986 et, plus récemment, aux journalistes des services en ligne par la loi dite Hadopi du 12 juin 2009. Cf. Derieux, 2010.
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[3]
Voir le site de la CCIJP : <www.ccijp.net>. Voir également Da Lage, 2011 ; Leteinturier, 2013.
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[4]
Voir les sites <cpnej.free.fr> et <www.cnmj.fr/basedocumentaire/cpnej/>.