1En Occident au moins, et tout particulièrement en France, le xxe siècle s’ouvre sur la fin des cultures vernaculaires régionales et sur la domination enthousiaste des nationalismes, qui conduiront à deux guerres mondiales apocalyptiques (Rasse, 2006 ; 2013). Abreuvées par tant de sang, les cultures nationales occupent désormais une place hégémonique, ne laissant d’autre alternative à la diversité des populations étrangères que l’assimilation républicaine. Tandis que la grande culture, transnationale elle, réunit les élites cultivées, héritières d’un patrimoine artistique qui les légitime en les distinguant de la plèbe, puisqu’elles seules savent l’apprécier à sa juste valeur. Mais cette belle unanimité vole en éclats dans la dernière partie du siècle. La fin des trente glorieuses et de la croissance accélérée a fragmenté le modèle des années précédentes. Le croisement du téléphone avec l’ordinateur et leurs dérivés que l’on appelle encore les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) permettent un essor sans précédent de l’individualisme et du libéralisme, tandis que corolairement s’accroît le sentiment d’insécurité, qui fera, pour les plus pauvres, le lit des communautarismes, à défaut de ce que Michel Maffesoli (2002) qualifiait de tribus éphémères réservées aux catégories plus aisées. Dès lors, la médiation devient un concept fort, symptomatique des turpitudes de cette fin de siècle qui ne renonce pas encore tout à fait à ce qu’il a été.
Utopie de la médiation
2La médiation, dans son acception la plus large, recouvre l’idée de culture au sens anthropologique du terme. Elle assure la cohésion sociale et fait que fonctionne cette définition qu’en donnait Braudel (1990) : « une même façon de naître, de vivre, d’aimer, de se marier, de penser, de croire, de rire, de se nourrir, de se vêtir, de bâtir ses maisons et grouper ses champs, de se comporter les uns vis-à-vis des autres ». Pour Jean Caune (1999), la médiation culturelle est expérience esthétique sensible, tendue entre quatre pôles opposés deux à deux selon deux grands axes : en abscisse « la relation des sujets à travers la relation interpersonnelle », en ordonnée « la relation transcendante des membres d’une collectivité à leur passé et à leur devenir ». Elle est bien ce qui relie les hommes entre eux, pour donner du sens à leur existence personnelle, et à l’humanité qu’ils constituent ensemble depuis la nuit des temps.
3De fait, à partir du moment où l’on commence à évoquer l’idée de médiation, c’est qu’elle ne fonctionne plus, car elle recouvre alors une forme d’intentionnalité. Elle devient perceptible, en négatif, quand elle fait défaut, que les formes de médiation immanente s’étiolent et que la société cherche des remèdes. La médiation est alors une essence supérieure, transcendante, propice à toutes les utopies de la communication. Elle est une panacée. Elle intervient dans le jeu symétrique où s’opposent espérances et craintes que suscite le mouvement de la société. Elle apporte la liberté, l’autonomie, l’intégration face aux angoisses de la ségrégation, de l’exclusion et de la relégation qui plane sur chacun. À la solitude et à l’isolement, elle oppose la convivialité, la rencontre, l’échange. Elle défend les exigences du savoir contre la haine de l’autre, l’inculture et l’abêtissement dont nous menace l’inflation mass-médiatique. Elle vise à l’égalité et à la promotion de tous contre la domination d’une intelligentsia. Elle est du côté de la jouissance partagée, la délectation, contre l’appauvrissement et la dégénérescence. Et l’on pourrait ainsi ne jamais finir d’allonger la liste des valeurs que défend la médiation. Avec un tel programme, on comprend que les moments forts d’essor de la médiation se fassent dans les périodes où la gauche accède au pouvoir ou est en position de force et met en avant de grandes figures qui en portent l’étendard, Léo Lagrange en 1936, Jeanne Laurent et Jean Vilar en 1946, Jack Lang à partir de 1981. Si cette conception de la médiation a l’avantage de toutes les utopies, « donner du sens aux projets des hommes » (Delcambre, 1998), il n’en demeure pas moins que l’on attend d’elle qu’elle fournisse des résultats tangibles.
La médiation orthopédique
4Sur le terrain des pratiques professionnelles, la médiation se fait pragmatique, elle se définit par des techniques et des savoir-faire mis en œuvre par des professionnels. Cette fois, elle repose sur l’idée d’intervention sociale dans une perspective non plus utopique et idyllique, mais orthopédique et efficace. Il s’agit de réduire des fractures tangibles là où elles se produisent, de raccommoder le tissu social dans les quartiers en grande difficulté, de cultiver la science et de donner le goût de la culture légitime.
5Dans le domaine des savoirs savants, elle doit rattraper ce que l’école a raté. Il faut réorganiser les connaissances mal digérées, rectifier les erreurs de compréhension, chasser les fausses croyances, faire la guerre à l’irrationnel, expliquer, traduire les savoirs incompréhensibles d’expert pour les rendre accessibles au plus grand nombre, susciter la curiosité, l’envie d’apprendre, et enfin provoquer une attitude positive, ouverte, à l’égard de la science et des techniques. On peut inscrire dans ce mouvement le Palais de la découverte créé dans le sillage du Front populaire et, à partir des années 1980, le mouvement de mise en cultures des sciences et des techniques, de création de la Cité des sciences, de rénovation du musée d’Histoire naturelle et du musée des Arts et métiers.
6Dans le domaine des arts, la médiation se bat contre les penchants de la plèbe à préférer les jeux du cirque, à se laisser enchanter par les attractions scintillantes des parcs de loisirs ou des soirées de télévision. Il faut solliciter les visiteurs, fidéliser les spectateurs, traquer les non-publics, cibler la communication, éduquer, rééduquer, développer le désir et le plaisir des belles choses, amener le peuple à comprendre et à respecter la création contemporaine, à défaut de l’aimer, alors qu’il est enclin à s’en détourner et à l’ignorer. Georges Henri Rivière ouvre la voie au musée de l’Homme dans l’entre-deux-guerres, puis aux Arts et traditions populaires : elle sera reprise avec la création des grands musées d’art contemporain à partir des années 1980 (Rivière, 1989).
7Dans les quartiers en déshérence, la médiation s’efforce de tisser du lien entre la cité et les citoyens, de développer l’altruisme, l’empathie, de faciliter l’acculturation des immigrés. Il s’agit de déminer le terrain, de réduire les conflits, de développer des stratégies de communication interculturelle, d’amener les communautés à se respecter, à exprimer leur identité pour restaurer la confiance en elles autant qu’entre elles et donner à voir leur différence comme facteur d’échange avec l’autre. Elle se développe avec les politiques de la ville qui se mettent progressivement en place dans la dernière partie du siècle, notamment en 1982, avec les nouvelles procédures de développement social des quartiers (Hammouche, 1998).
8Cette fois, la médiation mobilise autant que possible une vaste panoplie de technologies censées être efficaces ; immatérielles – comme la psychologie sociale, les techniques de gestion des conflits, de négociation, d’évaluation – ou matérielles, anciennes et nouvelles, mais toujours sophistiquées et innovantes comme la vidéo ou le multimédia l’ont été en leur temps et comme le sont maintenant les réseaux sociodigitaux… L’événementiel culturel, les festivals, l’exposition, les conférences, le spectacle, la fête, les conjuguent entre elles selon une alchimie savante et sans cesse renouvelée. Il n’est plus question que de techniques d’expression, de maîtrise de soi, de négociation, d’accrochages, de tournage de séquence vidéo, d’écriture multimédia, d’arborescence logistique, de circulation du public, de stratégies de communication, de publicité, de grilles d’évaluation, de marketing mixte. Ces technologies laissent espérer qu’elles résoudront des problèmes pratiques, là où les autres ont déjà échoué. La séduction, le jeu, le défi, occupent une place centrale qui n’est pas sans rappeler les artifices orthopédiques du corps médical pour redresser et rééduquer. Les techniques d’évaluation s’efforcent de mesurer les résultats, de déceler les mauvaises séquences de médiation et de mettre en évidence les bonnes, d’en expérimenter de nouvelles, jusqu’à une véritable taylorisation des processus, que l’on décompose en éléments isolés, dont on évalue scientifiquement les performances avant de généraliser les meilleures solutions (Giordan et Rasse, 1987).
9Là, les résultats sont tangibles, quantifiables, même si au plan qualitatif, ils sont souvent bien maigres, comme a pu s’en désoler Jean Vilar quand, en 1966, il a découvert les résultats de la première étude de public du festival d’Avignon ou quand le directeur des statistiques au ministère de la Culture conclut qu’en trente ans les structures du public de la culture légitime n’ont quasiment pas changé (Donnat, 1993 ; Rasse, 2003). Et l’on peut en fin de compte s’interroger sur l’intérêt des dispositifs pratiques de cette médiation-là, qui se perd en conjectures et en gesticulations destinées pour le moins à rassurer les politiques quant au bon usage des finances publiques.
Médiation et transformation sociale
10Les médiateurs ont généralement tendance à considérer la culture comme des boîtes noires, comme des objets réifiés, si bien qu’il suffirait de mobiliser les techniques adéquates, les savoir-faire pertinents de conteur, une bonne campagne de communication, pour résoudre les maux de la société, sans s’interroger sur leurs origines, sans jamais se poser la question de leur dynamique propre. Dans cette perspective Denis Guedj et Elisabeth Caillet défendent l’idée selon laquelle le médiateur est un « passeur » (Caillet, 1996 ; Chaumier et Mairesse, 2013). Cette vision est par trop restrictive, le réduit à un super technicien-conférencier-conteur dont l’action se situe exclusivement à l’interface du public et des contenus, qu’il s’agisse d’œuvres artistiques ou de science. À l’opposé, mais à la même époque, Claude Patriat regrettait que le médiateur ne soit plus un militant du changement social comme le défendait Hurstel (1975, cité dans Patriat, 1998) à propos des animateurs de l’éducation populaire censés révéler au peuple son oppression, le conduire à une libération culturelle par laquelle il se réapproprierait son expérience personnelle.
11Si le médiateur peut avoir un rôle de transformation sociale, c’est au sens où l’entendent Kant (1985), à propos des Lumières, ou plus tard Habermas, avec le concept d’espace public. Là, ce ne sont plus des tribuns qui engagent la foule dans une révolution, mais un long et imperceptible travail du corps social sur lui-même, parce qu’il invente des lieux publics, les salons, les cafés, les salles de théâtre et de concert, où il se découvre petit à petit en capacité de mettre en question la culture des élites, et où il fait l’apprentissage du sens critique, jusqu’à mettre en débat et en question la société de son époque (Rasse, 1999). La médiation serait alors cet espace où le public se fixe l’exigence de participer à la polis, parfois comme ignorant confronté à des sujets qu’il ne connaît pas, mais toujours en mesure de les discuter à partir de ce qu’il est lui-même. La médiation, considère alors que la personne est différente, étrangère au lieu ou au sujet. Elle s’efforce de l’accueillir, d’expliquer, de traduire, dans un processus de négociation à partir de ce que chacun est, de ses capacités cognitives, de sa propre culture, de ses aspirations, de ses angoisses, de sa propre histoire, de son statut social. La médiation consiste alors à créer des espaces où le public se sente respecté et reconnu dans sa différence, d’abord pour l’attention dont il est l’objet, pour cet effort d’hospitalité de l’institution ou de la communauté qui l’accueille, qui tente d’expliquer, d’informer, de traduire.