CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Internet aura largement dominé la scène de la communication à la fin du xxe siècle, au point de devenir le réseau de base capable d’agglomérer tous les médias et de reprendre pour son compte tous les messages sur la communication qui ont eu cours au fil du siècle, en les sublimant dans un même ensemble de mythes. Cette utopie numérique n’est pas arrivée seule, elle a accompagné la montée du néolibéralisme et les théories politiques et économiques devenues dominantes sur les deux dernières décennies du siècle dernier. À tel point qu’au début de notre siècle, des géants économiques et médiatiques sont nés, qui deviennent aujourd’hui aussi importants que les institutions publiques quand il s’agit de gérer les activités et échanges de milliards d’individus (recherche d’information, formation, accès aux médias, libre expression, constitution de réseaux de sociabilité, commerce, échanges interpersonnels – et bientôt santé et comportement personnel) (cf. Le Crosnier, 2008). Dépassant les outils traditionnels de communication, Internet est devenu ubiquitaire, s’insérant dans tous les instants de la vie : travail, loisirs, consommation, déplacements, lecture, culture et éducation. Il est même devenu un acteur majeur des campagnes politiques, grâce à ses capacités de coordination, les faibles coûts de transaction nécessaires pour toucher des individus, et l’interactivité utilisée pour susciter des engagements faibles, mais multipliés par un grand nombre d’acteurs. Couplant les capacités des médias de masse et l’individualisation des échanges, Internet va renouveler les questions portant sur le droit et le caractère géopolitique de la communication.

Numérique et calcul

2Internet est à l’origine un réseau d’infrastructure de communication. Son développement a provoqué l’explosion des outils associés (serveurs, navigateurs, logiciels spécialisés, terminaux mobiles, applications, etc.) et généré de nouvelles pratiques sociales. Ce faisant, il fait émerger simultanément un espace économique majeur et un espace mental, ainsi qu’une large production idéologique à propos du réseau et de ses usages. C’est cet ensemble, entre la production de nouveaux artefacts qui encodent des informations en binaire et l’idéologie qui accompagne ce nouveau domaine, que l’on nomme le « numérique ». Nous sommes en ce domaine passé de l’adjectif au nom, indiquant ainsi la prééminence du discours autour des technologies employées sur la forme technique propre des appareils concernés. Alors que notre vie et notre rapport au monde passent par des voies analogiques (les cinq sens), la transmission à distance, la reproduction et l’interaction sont devenues majoritairement encodées en binaire. La force du terme « numérique » est alors d’éviter celui de « calcul ». Il faut calculer pour encoder en binaire les informations recueillies soit auprès des individus (textes, images, vidéos, etc.) soit directement auprès de capteurs de plus en plus associés à notre environnement tant personnel (la géolocalisation) qu’urbain (la « ville intelligente » et son cortège d’informations captées dans les lieux publics : pollution, présence, temps de déplacement, etc.). Il faut également du calcul pour rendre ensuite ces informations à nouveau disponibles aux sens des individus engagés dans les communications numériques. Ce double phénomène de calcul permet la mise en place de nombreux points de blocage ou de dérivation. La fabrique numérique des connaissances est un monde invisible, dont seuls les concepteurs possèdent les clés. Il en est ainsi des DRM (Digital Rights Management systems) qui imposent à l’outil de décodage de posséder une clé numérique, dont l’absence rend inutilisable un document numérique. Il en est de même des interceptions de messages, de leur dérivation vers des puissances de calcul qui vont en extraire des profils, des relations et des signaux permettant de mieux cibler les individus, en fonction d’intérêts commerciaux (le profilage publicitaire et commercial) ou stratégiques (la surveillance de masse dont Edward Snowden a rendu tangible l’existence et les méthodes). Au cœur de ce calcul résident des algorithmes, processus mathématiques, mais également inscription dans le code informatique de raisonnements humains, avec tous les biais et les présupposés que cela comporte. On peut ainsi parler d’une « politique des algorithmes » pour désigner tout ce qui disparaît aux yeux des acteurs dans l’interaction via les réseaux numériques [1].

3De la même façon que le terme « numérique » englobe les discours et les outils, « Internet » est devenu un terme attracteur dont l’importance dépasse largement l’ensemble technique et social qui l’a constitué (réseau physique, machines de routage et protocoles d’interopérabilité). Nous parlons souvent « d’Internet » comme s’il s’agissait d’un média unifié, d’une structure constituée, fusionnant par métonymie le transport physique des bits d’information et les contenus eux-mêmes ou les activités de service et d’interaction. Né comme une « interconnexion de réseaux », Internet visait à rendre transparente la connexion entre ordinateurs, et se voulait donc indépendant des contenus ou activités qui utiliseraient les infrastructures. Sa constitution dans la période qui va des années 1970 (quand apparurent les premiers ancêtres du réseau) jusqu’au milieu des années 1990 (quand le Web en est devenu le représentant central) a été un processus social autant que technique. Les protocoles du réseau (la « pile » TCP/IP), indispensables pour que physiquement des liens puissent exister entre des ordinateurs de fabricants et de fonctionnement très différents, ont dès le début constitué le cœur de la « société de l’Internet [2] » et de ses premiers ingénieurs. Au-delà du matériel, tant serveurs et terminaux que réseau physique de communication, ce sont les protocoles qui ont permis la réalisation et l’extension mondiale de l’Internet. Les normes qui établissent ces règles collectives de fonctionnement sont désignées par le terme « request for comments », soulignant le caractère collaboratif de la démarche (Bortzmeyer, 2014). Elles sont depuis l’origine conçues comme « libres de droits », c’est-à-dire utilisables par chaque informaticien, entreprise ou usager. On ne dira jamais assez l’importance de cette stratégie pour le développement de l’Internet… si ce n’est en constatant a contrario ce qu’impose aux utilisateurs la fermeture actuelle de nombreuses normes et systèmes verticaux de gestion de l’information (ensemble d’appareils dont l’interconnexion n’est maîtrisée que par l’entreprise qui les fabrique, Apple étant le symbole majeur de cette stratégie).

Normes, protocoles et communs de la technique

4Le caractère ouvert et collaboratif de l’élaboration de ces normes a permis de constituer l’Internet comme un bien commun, partageable par tous. Toutefois, la maintenance de cette ouverture demande un investissement fort des ingénieurs et techniciens qui élaborent et mettent en œuvre ces protocoles. Les structures de gouvernance de cet ensemble logique qui garantit le fonctionnement du réseau ont été originales, en ce sens que tous les débats étaient publics, que chacun (c’est-à-dire chaque ingénieur assez compétent dans ce domaine) pouvait intervenir. Cette forme d’élaboration fait la force de l’Internet, et lui a permis jusqu’à présent d’éviter les mainmises. Mais elle a créé dans la foulée un mythe tenace : Internet viendrait détruire les pouvoirs verticaux et réorganiserait la société sur les bases équitables d’un réseau horizontal, d’une communication sans supervision ni censure entre égaux. Malgré les changements sociaux des trente dernières années qui montrent au contraire un renforcement des marques mondiales, une répartition inégale des richesses dans le monde et dans chaque pays, ce mythe d’une technologie qui aplanirait les structures et les institutions persiste. Le prospectiviste Joël de Rosnay (2014) le reprend récemment : « À mon sens, nous assistons à un changement de structure et de culture : les organisations pyramidales vont s’aplanir et le pouvoir se faire plus transversal. » Ce mythe provient en droite ligne de la contre-culture de la fin des années 1960. Pour ce mouvement, la décision individuelle, surtout si elle est confortée par la technologie, va changer le monde et détruire sans affrontement les conglomérats militaro-industriels qui ont failli précipiter le monde à sa perte avec l’escalade atomique des années 1950. C’est grâce à un réseau de journalistes ayant de fortes capacités à inventer les mots-clés marquant l’avènement des technologies de l’informatique et des réseaux que ce mythe s’est incrusté et a proliféré. Stewart Brand fut le premier à parler ainsi des micro-ordinateurs dans la grande presse, déclarant « we owe it all to the hippies » dans le magazine Rolling Stone. Il est au cœur de cette utopie d’un monde en réseau remplaçant les hiérarchies [3]. Avec Howard Rheingold, au travers de la création de The Well, premier réseau d’échange collectif en temps asynchrone, il a propagé l’idée que des « communautés virtuelles » (Rheingold, 1996) pouvaient devenir le mode d’existence en réseau des individus, confondant ainsi le propre habitus des leaders avec des usages sociaux généralisés.

5Mais comme tout mythe, celui-ci s’appuie sur l’hypertrophie d’une situation réelle. Internet a largement modifié les conditions dans lesquelles les individus peuvent communiquer, dans des interactions personnelles, mais plus encore dans les interactions de groupe. S’adresser à un public était auparavant l’apanage de médias de diffusion, plus ou moins importants (des grands médias à la presse dite de contre-info). Avec Internet, l’outil même qui sert à accéder au réseau pour diverses raisons, notamment ludiques, est également celui qui permet la production de connaissances et de culture. Le capital fixe nécessaire pour engager un processus de communication vers plusieurs tend alors vers zéro. L’investissement dans l’outil de production (l’ordinateur et la connexion au réseau) est déjà réalisé pour d’autres raisons, notamment les usages personnels. Il faut mesurer l’étendue de ce changement. Il faut également lui adjoindre une autre qualité spécifique, qui a déjà fait ses preuves dans l’élaboration des normes du réseau : la capacité à faire très largement baisser les coûts de coordination (Benkler, 2006). Des milliers d’individus peuvent être mobilisés en temps asynchrone pour produire des services d’information et de communication. L’encyclopédie collaborative Wikipedia est un exemple type de ce phénomène. On comprend dès lors que l’on puisse s’enthousiasmer pour l’élargissement radical de la liberté d’expression que constitue le réseau Internet.

Politique et géopolitique

6Le début de l’ère des blogs, au tournant des années 2000, a ainsi porté un message de désintermédiation du même type : les blogueurs étaient considérés comme des journalistes individuels, dont on a vanté la capacité à transformer la politique, notamment lors de la campagne présidentielle de 2004 aux États-Unis (Trippi, 2004). En 2008, les blogueurs étaient invités lors des primaires comme des journalistes, mais en 2012 c’est Twitter qui avait pris le relais de l’information politique, réduisant le contenu et les analyses au format de 140 caractères, singeant en cela la logique des « petites phrases » des médias audiovisuels. En fait de nouveaux instruments, nous avons simplement vu un déplacement des médias support de la communication politique, d’ailleurs globalement portée par les mêmes « conseillers en communication », dont Joe Trippi est l’archétype.

7Mais peut-être est-ce simplement parce que nous ne chaussons pas les bonnes lunettes : comme le faisaient remarquer les féministes, la majorité des blogs ne porte pas sur la politique ou le savoir, mais renvoie à l’expression des femmes et des adolescents, une expression dont l’objectif se limite à un cercle proche et une communication entre personnes qui se connaissent. Une remarque qui annonçait le remplacement de la blogosphère par les médias sociaux, notamment Facebook. Si les blogs peuvent être considérés comme des médias de masse pris en charge par des individus, les réseaux socionumériques sont d’une autre nature. Le contenu n’est plus au centre de leur conception ni de leur usage, mais c’est la logique communicationnelle (le réseau des « amis ») qui devient déterminante. Et ceci particulièrement chez les adolescents, qui trouvent dans les réseaux sociaux un moyen de compenser le délitement des autres formes de sociabilité entre jeunes (Boyd, 2014). Peu importe ce que l’on dit, ce qui est central est de savoir à qui nous le communiquons. Il y a même un bouton qui a été mis en place pour simplifier cette communication : le pouce levé du « J’aime » est là pour montrer que l’on est présent dans la conversation malgré la distance et l’asynchronisme. Liker est un signe de communication majeur de cette conversation ininterrompue. D’autant plus important pour la constitution des réseaux de pairs qu’il délivre peu de sens, simplement une présence. Nous retrouvons ici les bases de la théorie de la communication selon l’école de Palo Alto : « communiquer, c’est entrer dans l’orchestre ».

8Les printemps arabes et le mouvement des places (parc Gezi, Occupy, Indignados, etc.) ont toutefois montré que ce réseautage des individus pouvait croiser la route de la communication de masse. Si la formule médiatique de « révolutions Facebook » est trompeuse, il faut toutefois considérer qu’il s’agit de révolutions (malheureusement largement récupérées depuis) « avec Facebook ». L’usage des médias sociaux n’était certes qu’un complément à la mobilisation dans l’espace public collectif (de Cássia Alves Oliveira et Segurado, 2014) et aux formes d’organisation mises en œuvre par des relations présentielles, mais son efficacité a été remarquable. Notamment parce que les utilisateurs étaient des jeunes gens ayant compris l’usage des témoignages, des photos et vidéos prises en direct, qui s’en sont emparé pour aider la levée de la peur – premier stade de tout mouvement social massif (Le Crosnier, 2013).

9Les technologies numériques ont de fortes implications politiques et géopolitiques. Dès les débuts de l’informatique de réseau, le rapport MacBride de 1978, qui fut approuvé par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en 1980, soulignait l’asymétrie entre les médias des pays développés et ceux des pays en développement, notamment dans la capacité à utiliser les satellites de communication et l’informatique débutante (Unesco, 1980). On parle alors d’un « nouvel ordre mondial de l’information et la communication ». Le droit de la communication va s’intégrer aux revendications des mouvements sociaux, mais également produire un retrait des États-Unis et du Royaume-Uni de l’Unesco, qui considèrent toute régulation sur la communication comme un frein au flux libre de l’information. Une question qui sera reposée vingt-cinq ans plus tard lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) tenu sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU). En fait de société de l’information, c’est plus précisément la « société de l’Internet » qui est discutée (les médias en sont absents), et qui doit conduire à inscrire dans le marbre le caractère fondamentalement privé de l’Internet. Même si la société civile a pu obtenir quelques acquis (l’inscription de la société de l’information dans le cadre des droits de l’homme, la mention des logiciels libres et de la science ouverte), cette conférence n’a pas pu dégager une doctrine mondiale pour penser l’irruption qui allait suivre des grands acteurs concentrés qui dirigent aujourd’hui l’Internet et contrôlent toutes les activités des internautes. L’Union européenne pour sa part a dès le début, avec le rapport Bangemann de 1994, associé le développement des technologies de l’information et de la communication avec les opportunités économiques qui en découlaient [4]. Un élément que l’on retrouve au centre de la stratégie de Lisbonne de 2000 « dans le but de renforcer l’emploi, la réforme économique et la cohésion sociale dans le cadre d’une économie fondée sur la connaissance » (Conseil européen, 2000). Mais pour que cet objectif puisse se réaliser, il fallait que les citoyens s’emparent des réseaux de communication numérique pour en faire des outils de la « e-démocratie », inaugurant une phase de promotion de l’Internet par les puissances publiques. En analysant les attendus de l’Europe et des États-Unis, Fabrice Clément (2000) montre combien le National Information Infrastructure, et la logique des autoroutes de l’information portée par Al Gore est avant tout une approche technique et industrielle. Pour lui, l’enjeu est économique, et les implications sociales suivront, sans besoin d’une mobilisation des esprits et des volontés, mais en préservant le caractère privé et concurrentiel de l’activité sur Internet.

Concentration et vectorialisme

10Nous avons donc assisté à un processus global visant à transformer une innovation technique en nouveau moyen de « faire société », ce qui dans la plupart des messages publics délivrés au tournant des années 2000, en plein règne incontesté des théories du néolibéralisme, visait avant tout à développer de nouveaux marchés, relancer la consommation et promouvoir des acteurs industriels pour s’en emparer dans le cadre d’une concurrence mondialisée. Mais le propre de l’économie des réseaux couplée avec l’absence de projet politique sur le numérique a laissé se développer un groupe restreint de grands acteurs concentrés et mondialisés qui sont aujourd’hui le support de l’activité numérique de milliards d’individus. Alors que la neutralité de l’Internet (Schafer et Le Crosnier, 2011) a permis la constitution d’acteurs émergents, elle est maintenant remise en cause en fonction des intérêts croisés de ces nouveaux géants et des oligopoles des télécommunications. Là encore, les États, en ne légiférant pas sur la nécessaire neutralité de l’infrastructure, laissent s’évaporer les espoirs de voir l’Internet servir la démocratie et l’émergence de nouvelles cultures et systèmes d’échange non contrôlés. D’autant plus qu’au-delà de la neutralité du réseau, la réflexion doit porter sur les conséquences sociales, économiques et politiques de la situation acquise par quelques plateformes de l’Internet (Conseil national du numérique, 2014). Celles-ci concentrent le travail des internautes (leurs propres productions et leurs méthodes pour faire circuler et promouvoir des œuvres) et les valorisent à leur seul profit, notamment en refusant les règles fiscales des pays où vivent ces internautes. Si une « nouvelle économie » émerge de l’Internet, c’est bien cette économie qui valorise au profit de quelques-uns les activités, les productions culturelles, les réseaux et les usages de chacun des individus connectés. Une économie de captation, de transformation de toutes les activités de communication des individus en travail gratuit que seules les plateformes peuvent monétiser. Une démarche que Yann Moulier-Boutang (2007) désigne sous le terme de capitalisme cognitif.

Communication et changement culturel

11Mais ce tableau ne serait ni complet ni objectif si l’on ne prenait en compte le moteur propre aux individus qui investissent avec avidité les espaces virtuels ainsi dégagés. Il nous faut comprendre l’attrait apparemment irrésistible des communications asynchrones, permanentes, médiées par les outils numériques. Les individus n’ont guère conscience des phénomènes économiques, politiques et géopolitiques qui structurent l’Internet et le numérique. Certainement parce que leur « travail » n’est pas comptabilisé, et n’entre alors pas dans l’arène des conflits sociaux sur la répartition des plus-values. La fin de la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée qui accompagne le développement des technologies de la communication et de l’information n’est pas sans conséquences profondes sur la dépendance des individus.

12On ne peut ici faire que des hypothèses sur l’engouement strictement personnel des individus envers ce type de communication. Il y a d’abord la nécessité de perpétuer la socialisation alors que les contraintes de la ville et la violence sociale limitent les pratiques collectives en terrain urbain. Il y a également une nouvelle relation entre la communication entre personnes, la communication en direction d’un public et la communication à plusieurs (Clément-Schneider, 2013). On trouve aussi certainement la capacité offerte à chacun de créer et de diffuser ses créations. De nouvelles pratiques culturelles émergent et forment de nouveaux ciments à des groupes, notamment adolescents, et induisent également la percée de nouveaux auteurs qui espèrent être reconnus au-delà de leur cercle d’origine. Fanfiction (utilisation de personnages et situations existant pour produire des écrits), web-séries, mashup, remix musical et, plus simplement, activité de promotion des lectures et auditions en constituent quelques exemples (Chapelain, 2013).

13Mais peut-être le ressort le plus profond tient-il à l’existence d’un univers permanent accessible à portée de clavier. Les jeux vidéo collectifs, notamment les jeux à univers persistants tels World of Warcraft, sont un sous-ensemble significatif de ce besoin d’aller visiter un monde qui perdure au-delà de l’activité de chacun(e). Il ne s’agit plus seulement de communication, mais d’exploration, de navigation pour reprendre un terme fondateur de l’Internet. La propension à mettre à jour son statut sur les réseaux sociaux, à rechercher les interactions et les reprises, découle de cette conception d’un nouvel espace social, ayant pour les individus la qualité d’un espace physique. Un nouveau lieu géographique (au sens où le lieu est ce qui définit la capacité à interagir) (Clément-Schneider, 2013). Ce « cyberespace » a été considéré par Jacques Attali (1997) comme un « septième continent [5] ». Plus simplement, il est une métaphore pour désigner l’endroit où existent et se développent les données et les images-médias.

14À ce titre, on peut considérer qu’un des ouvrages fondateurs de l’Internet n’est autre que le livre de science-fiction Neuromancien de William Gibson (1984). C’est dans ce livre que fut utilisé pour la première fois le terme de cyberespace. Les données sont présentées comme des architectures graphiques et colorées. Les médias existent à la première personne grâce aux yeux artificiels qui permettent de diffuser en direct, en caméra subjective, ce que voient les animateurs. Il s’agit d’une dystopie, qui montre un monde en déréliction et des affrontements entre grands groupes et hackers, mais la force des représentations qui parcourent ce livre a conduit de nombreux chercheurs à inventer des artefacts permettant d’approcher ce qui est décrit dans ce roman. En plus d’avoir obtenu l’année de sa parution les plus grands prix de la science-fiction (le prix Hugo, le Nebula et le prix Philip K. Dick), ce roman apparaît dès 1987 dans la liste des ouvrages dits « citation classics » (cités plus de cent fois dans des articles scientifiques). La réalité virtuelle, les univers persistants ou les lunettes connectées (Google glass par exemple) cherchent à rattraper les visions développées dans cet ouvrage.

Une figure de Janus

15Dans ce survol de la communication à l’ère d’Internet, on mesure combien nous sommes face à un phénomène complexe, loin des simplifications des médias ou des rapports promotionnels, qu’ils viennent des États ou des entreprises. Figure de Janus, l’Internet est à la fois le support d’un élargissement des moyens offerts aux individus de se coordonner et d’agir dans le monde, et un outil de contrôle social d’une puissance inégalée. Il permet l’activité collective tout comme la captation par des ruches pilotées par les principales plateformes des travaux des abeilles que sont devenus les internautes. Il est le support de nouvelles cultures et de pratiques de diffusion du savoir élargies, et le royaume de l’uniformisation et des emballements médiatiques (le buzz). Il aide les sociétés civiles dans leurs révoltes et leurs actions ou réflexions, et renforce une « société de contrôle » de chaque instant, menaçant le concept même de vie privée. Il unifie dans un même mouvement la communication interpersonnelle et l’affichage public permanent. Il permet de jouer ensemble mais isolés dans des univers virtuels persistants, et d’y créer une économie souterraine. Il est le support d’une mondialisation de l’économie et le moyen d’une concentration d’acteurs en position de décision autrement plus dangereuse que celle des monopoles antérieurs. Il développe des activités de niche, tant commerciales que culturelles ou ludiques, et concentre toutes les activités de communication dans une cacophonie qui limite les capacités de concentration et d’engagement personnel.

16Mais plus que tout cela, Internet est devenu un nouvel « espace » dans lequel se pratiquent tous les affrontements, les contradictions, les luttes et les espoirs qui avaient, et ont toujours, cours dans le monde réel. Il devient impossible de penser les actions collectives en dehors de son existence. C’est pourquoi nous devons quitter les rivages des mythes autant que ceux de la technophobie pour comprendre les nouveaux rapports de force, les nouvelles formes d’oppression et les nouveaux moyens de libération qui sont rendus possibles par l’existence de ce réseau de communication.

Notes

  • [1]
    La revue Réseaux a consacré en 2013 un numéro à ce thème.
  • [2]
    Les fondateurs de l’Internet ont dénommé ainsi l’association mondiale qu’ils ont constituée pour maintenir vivants les principes et les valeurs de ce réseau (Internet Society, Isoc). Cf. <www.internetsociety.org/>.
  • [3]
    Le rôle de Stewart Brand dans la construction du discours accompagnant l’Internet est très largement étudié dans Turner, 2012.
  • [4]
    Le rapport commence par ces mots : « This report uges the European Union to put its faith in market mechanisms as the motive power to carry us into the information age. » Il considère la révolution numérique comme un fait acquis qu’il faut amplifier : « This revolution adds huge capacities to human intelligence and constitues a ressource which changes the way we work together and the way we live together. »
  • [5]
    On peut notamment y lire : « On a utilisé beaucoup de métaphores pour faire comprendre ce qu’est Internet : réseau, autoroute, banques de données, bibliothèque. En réalité, c’est beaucoup plus que cela : un continent virtuel, le septième continent, où on pourra bientôt installer tout ce qui existe dans les continents réels, mais sans les contraintes de la matérialité. »
Français

Internet aura largement dominé la scène de la communication à la fin du xxe siècle, au point de devenir le réseau de base capable d’agglomérer tous les médias et de reprendre pour son compte tous les messages sur la communication qui ont eu cours au fil du siècle, en les sublimant dans un même ensemble de mythes. La courte histoire de l’Internet nous oblige à passer en quelques années de la réflexion sur la technique, les méthodes collaboratives d’élaboration des normes et protocoles, à une approche plus géopolitique. Au Nouvel ordre mondial de la communication de la fin des années 1970 succède le Sommet mondial sur la société de l’information, qui doit reposer les questions de l’impact social et économique des technologies. Une phase de concentration aiguë des acteurs conduit à une nouvelle forme de conglomérats industriels ayant une forte composante idéologique. Toutefois, on ne saurait comprendre l’engouement des internautes sans mesurer les changements culturels, les nouvelles relations sociales et pratiques collectives que le réseau rend possibles. Nous devons quitter les rivages des mythes autant que ceux de la technophobie pour comprendre les nouveaux rapports de force, les nouvelles formes d’oppression et les nouveaux moyens de libération qui sont rendus possibles par l’existence de ce réseau de communication.

Mots-clés

  • Internet
  • numérique
  • politique de la communication
  • biens communs
  • cyberespace
  • pratiques culturelles
  • vectorialisme

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Hervé Le Crosnier
Hervé Le Crosnier est enseignant chercheur à l’université de Caen Basse-Normandie. Ses enseignements portent sur les technologies de l’Internet et la culture numérique. Membre associé de l’ISCC, il a publié La Neutralité de l’internet (avec Valérie Schafer, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2012) et La Propriété intellectuelle : géopolitique et mondialisation (avec Mélanie Dulong de Rosnay, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013). Il est éditeur multimédia chez C&F éditions (cfeditions.com), maison d’édition spécialisée sur les questions de culture numérique, de la société de l’information et des biens communs. Dernier ouvrage paru : Culturenum : jeunesse, culture &éducation dans la vague numérique (C&F éditions, 2013).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/herm.070.0023
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