CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Antoinette Grugnardi, née à Marseille le 1er octobre 1936, est décédée le 20 février 2014. Après une scolarité au lycée Longchamp de Marseille, elle poursuit des études de Lettres à Aix-en-Provence puis devient enseignante en 1961. Elle est atteinte d’une forme de sclérose en plaque qui s’est déclarée à la suite d’un rappel de vaccin à 16 ans et qui la prive, à partir de 40 ans, de ses mains, puis de ses jambes. Mariée à René Fouque depuis 1959, le couple s’installe à Paris et donne naissance à une fille en 1964, Vincente. Elle fréquente les milieux littéraires parisiens : lectrice pour François Wahl au Seuil, elle collabore aux Cahiers du Sud, au Mercure de France et à La Quinzaine littéraire. Elle envisage une thèse sous la direction de Roland Barthes sur les avant-gardes littéraires qu’elle ne fera finalement pas. Elle poursuit un travail analytique avec Jacques Lacan dont elle suit également les séminaires et les leçons cliniques à Sainte-Anne ; mais aussi et parallèlement avec Luce Irigaray et enfin avec Bela Grunberger. Par l’intermédiaire d’une amie commune, Josiane Chanel, elle rencontre la jeune romancière Monique Wittig, désireuse de créer une dynamique contestataire chez les femmes.

2Pendant les événements de 1968, elles participent ensemble aux côtés d’autres artistes et intellectuels au Comité révolutionnaire d’action culturelle. Dans le reflux du mouvement, elles forment un petit groupe de réflexion et de discussion non mixte dont les réunions se tiennent à partir d’octobre 1968. Mais des divergences apparaissent vite entre Antoinette Fouque, partisane surtout d’un travail de réflexion théorique et Monique Wittig, sa sœur Gille, et deux féministes américaines, qui veulent élargir leur groupe au plus grand nombre en se faisant connaître. Ces dernières organisent une première sortie publique à l’université de Vincennes au printemps 1970 et publient un article dans l’Idiot international (« Combat pour la libération de la femme », n° 6, mai 1970) qui permet la jonction entre les divers groupes ce qui, par un effet boule de neige, donnera naissance au Mouvement de libération des femmes (MLF), un mouvement volontairement non structuré.

3Antoinette Fouque est ainsi présente dès les débuts et tout au long du MLF, mais en retrait, dans une position critique. Elle lutte contre le féminisme, qu’elle voit comme une lutte petite-bourgeoise, et évite les mobilisations collectives et médiatiques qui rythment le MLF à ses débuts et contribuent à le faire connaître et le grossir : le dépôt d’une gerbe de fleurs à la femme du soldat inconnu de l’Arc de triomphe (26 août 1970), le numéro spécial de Partisans (juillet-octobre 1970) qui constitue le premier recueil de textes du MLF, le procès de Bobigny (novembre 1972), la Foire des femmes de la Cartoucherie de Vincennes (juin 1973). En revanche, elle signe le manifeste des 343 du 5 avril 1971 pour l’avortement libre et gratuit et son groupe, devenu Psychanalyse et Politique, présente des témoignages sur le viol lors des journées de dénonciation des crimes contre les femmes (14 et 15 mai 1972). Loin de cet activisme foisonnant qui, par le biais de la médiatisation, veut alerter et changer l’opinion publique, les réunions de Psychanalyse et Politique ont surtout un objectif de théorisation et de travail sur soi : il s’agit d’articuler l’inconscient et le politique pour faire émerger la parole et le désir des femmes. Pour cela, chacune doit lutter contre la part masculine de son propre inconscient, dont le féminisme est un avatar. De grands rassemblements, plus chaleureux et internationaux, se tiennent aussi pendant les vacances : à la Tranche-sur-Mer, en Vendée en juin-juillet 1972 ; à Vieux-Villez en Normandie en octobre-novembre 1972 ; à Evreux en juin 1973, etc.

4Ce groupe, nommé de l’extérieur « psyképo », fascine certaines, tout autant qu’il en rebute d’autres. Antoinette Fouque, tour à tour théoricienne, psychanalyste, éditrice, enseignante, directrice de recherche, fait figure de leader incontestée alors que le mouvement néo-féministe se rêve égalitaire, spontané, anonyme et collectif. Aux côtés de Luce Irigaray, d’Annie Leclerc, d’Hélène Cixous, de Xavière Gauthier et de bien d’autres, Antoinette Fouque anime le courant différentialiste du MLF qui s’oppose à l’héritage de Beauvoir et s’appuie sur la psychanalyse et la création artistique pour valoriser le féminin. « Né-e fille ou garçon, on devient femme ou homme, masculine ou féminin : écrire ne sera donc jamais neutre [1] », dit-elle.

5Prenant le contre-pied du monisme phallique de Freud et de Lacan, Antoinette Fouque élabore peu à peu une « féminologie », rassemblée dans ses recueils d’article Il y a deux sexes (1995), Gravidanza (2007) et Génésique (2012). Selon elle, les femmes sont dotées d’une libido propre dont le stade final, au-delà du stade phallique (qui est infantile), est géni(t)al, utérin : c’est la libido creandi. Car la femme enceinte, chair pensante, crée du vivant-parlant. L’envie du pénis ne serait qu’un écran à celle, bien plus fondamentale, de l’utérus. C’est pourquoi elle refuse le féminisme qui, en réclamant une égalité indifférenciée, risque l’hom(m)ogénéisation, l’assimilation des femmes aux hommes alors qu’il faut que les femmes hétérogenéisent, la société, la transforment selon leurs besoins et créativité propres. À ce titre, elle est vivement critiquée par les autres tendances du MLF, et surtout par les féministes radicales (dont Monique Wittig) de la revue Questions féministes (1977-1980), puis Nouvelles Questions féministes (depuis 1981), pour qui la « différence des sexes » est surtout le résultat de la domination de genre.

6Antoinette Fouque multiplie les entreprises culturelles grâce au soutien généreux de Sylvina Boissonnas, une jeune et riche héritière de la famille Schlumberger. La SARL de la maison d’édition « Des femmes » est constituée en décembre 1972. Une conférence de presse au Lutetia le 17 avril 1974 formule la politique éditoriale : « notre projet serait de publier tout le refoulé, le censuré, le renvoyé des maisons d’édition bourgeoises » tout en privilégiant « les luttes de femmes » et « une écriture spécifiquement de femmes, non pas féminine mais plutôt femelle [2] ». Les éditions Des femmes connaissent un essor marqué, passant d’une quinzaine de titres annuels à près d’une quarantaine tout en multipliant les collections. La maison édite une bonne partie de l’œuvre d’Hélène Cixous et quelques titres de Chantal Chawaf. La « Bibliothèque des voix » (des enregistrements de livres lus par des voix célèbres) lancée en 1980 connaîtra un certain succès.

7En mai 1974, la librairie « Des femmes » est inaugurée à Paris, rue des Saints-Pères (elle déménagera ensuite rue de Seine, puis rue Jacob) ; une autre ouvre à Marseille en 1976 et une troisième à Lyon en 1977. Des revues voient le jour : le Quotidien des femmes paraît de novembre 1974 à juin 1976, suivi par le luxueux magazine sur papier glacé Des femmes en mouvement, dont le premier numéro tire à 70 000 exemplaires (mensuel de janvier 1977 à janvier 1979, puis hebdomadaire jusqu’en 1982). En dehors de leurs activités culturelles, les librairies et les revues se mobilisent régulièrement pour soutenir les luttes de femmes, notamment à l’étranger : campagne de soutien pour Eva Forest et Lidia Falcon emprisonnées dans les geôles franquistes (1974-1975), pour soutenir la révolte des Iraniennes contre le port du voile (1979). Sur le sol français, l’activisme se concentre surtout contre le viol. Toutes ces entreprises ont un rayonnement important mais ne convainquent pas les féministes des autres tendances qui publient leurs œuvres dans les collections femmes des éditions classiques ou aux éditions féministes Tierce.

8Les tensions entre Psychanalyse et Politique et les autres tendances du MLF éclatent au grand jour quand, le 5 septembre 1979, Antoinette Fouque, Marie-Claude Grumbach (sa compagne) et Sylvina Boissonas déposent à la préfecture de Police une association 1901 au nom de « Mouvement de libération des femmes – Psychanalyse et Politique » qui deviendra un mois plus tard « Mouvement de libération des femmes – MLF ». Le 30 novembre 1979, le sigle du mouvement et son logo sont déposés comme marque commerciale cette fois, auprès de l’Institut national de la propriété industrielle. Ces initiatives sont aussitôt perçues comme visant l’appropriation d’un mouvement collectif qui avait pour utopie la démocratie directe : elles suscitent consternation et colère. La riposte s’organise : une pétition signée par une soixantaine de groupes est lancée ; en octobre 1980, onze maisons d’édition féministes appellent au boycott des éditions Des femmes. Une association Mouvement pour les luttes féministes – MLF est fondée, qui publie Chroniques d’une imposture, du MLF à une marque déposée (1981), avec une préface de Simone de Beauvoir, afin de rappeler et dénoncer les faits. Les éditions Des femmes rétorquent par un procès : les éditions Tierce sont condamnées pour concurrence déloyale en mai 1981 par le tribunal de commerce de Paris.

9À partir des années 1980, Antoinette Fouque se tourne de plus en plus vers la vie politique. Elle soutient le candidat François Mitterrand, fonde l’Alliance des femmes pour la démocratie (AFD), qui présente quelques listes lors des municipales de 1989 puis des régionales de 1992. Le club Parité 2000 (1992) s’engage dans le combat en faveur de la parité. L’AFD s’associe avec Écologie citoyenne de Noël Mamère lors des législatives de 1997, puis avec Cap 21 de Corinne Lepage lors des législatives de 2002 ; elle soutient activement Ségolène Royal durant l’élection présidentielle de 2007. L’AFD appelle à voter oui pour le référendum de Maastricht en 1992, ainsi que pour la Constitution européenne de 2004. De 1994 à 1999, Antoinette Fouque est députée européenne (élue en 13e position sur la liste des radicaux de gauche menée par Bernard Tapie), elle rejoint le Parti socialiste européen et devient vice-présidente de la Commission des droits des femmes. Les campagnes internationales se poursuivent, souvent à l’appel du « MLF International » : pour sauver Jiang Qing, la veuve de Mao condamnée à mort (1981) ; pour la libération de Duong Thu Huong, écrivaine et poétesse vietnamienne (1991) et de l’opposante birmane Aung San Suu Kyi (à partir de 1991) ; pour Taslima Nasreen, menacée par une fatwa islamiste (1993-1994) ; pour la libération des infirmières bulgares accusées d’avoir contaminé des enfants libyens (2005-2006), etc.

10Les conflits du MLF rejouent lors des commémorations et donnent lieu à des batailles mémorielles. Antoinette Fouque affirme que le mouvement est né en octobre 1968 et qu’elle en est la cofondatrice, confondant la naissance de son groupe avec celle du mouvement. Ses adversaires ripostent contre cette version « créationniste » (Françoise Picq), soulignant qu’un mouvement social suppose une vaste dynamique collective mais n’est jamais fondé par quiconque. Antoinette Fouque était membre de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes depuis 2002, chevalier des Arts et des Lettres (2003) et commandeur dans l’ordre de la Légion d’honneur (2006).

Notes

  • [1]
    Voir <www.desfemmes.fr/histoire.htm>, consulté le 11/09/2014.
  • [2]
    Extraits de la conférence de presse cités par Bibia Pavard, Les éditions des femmes. Histoire des premières années 1972-1979, Paris, L’Harmattan, 2005.
Sylvie Chaperon
Sylvie Chaperon est professeure d’histoire contemporaine du genre à l’université de Toulouse Jean Jaurès. Elle a travaillé sur l’histoire du féminisme français ainsi que sur l’histoire de la sexualité. Elle a publié notamment Les Origines de la sexologie 1850-1900 (Payot, 2012), La Médecine du sexe et les femmes. Anthologie des perversions féminines au xixe siècle (La Musardine, 2008) et Les Années Beauvoir (Fayard, 2000).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/herm.070.0205
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