1La communication a toujours été une composante du mythe gastronomique français c’est-à-dire du récit imaginaire forgé à partir d’un ensemble de croyances et de représentations collectives sur la cuisine française, son excellence et sa prééminence séculaire par rapport aux autres cuisines nationales (Drouard, 2010).
2Le mythe gastronomique est né après la Révolution française avec la mise en place de ce qu’on peut appeler le système de la cuisine française contemporaine, c’est-à-dire l’ensemble des relations fonctionnelles de dépendance et d’interdépendance entre trois acteurs principaux : les critiques gastronomiques, les cuisiniers et les amateurs de bonne chère.
Les trois acteurs du mythe gastronomique
3En effet, il n’y a pas de gastronomie sans critique gastronomique c’est-à-dire sans discours sur l’art de faire bonne chère, et donc sans guides et revues gastronomiques. Les gastronomes ont fait et défait la réputation des restaurants « gastronomiques » où l’on sert à une clientèle aisée une haute cuisine ou grande cuisine, c’est-à-dire une cuisine luxueuse et fastueuse, celle qui fut codifiée au début du xixe siècle par Antonin Carême (1784-1833) puis représentée par Viard, Beauvilliers, Urbain Dubois, Jules Gouffé avant d’être revue par Auguste Escoffier (1846-1935). De nos jours, les chefs étoilés au Michelin tiennent le flambeau de la gastronomie.
4Curnonsky et Gaston Derys ont rappelé en 1936 que la littérature gastronomique a toujours été « l’œuvre et la propriété des gourmets et de ceux qui écrivent bien » c’est-à-dire d’écrivains-romanciers, poètes ou chansonniers, de journalistes, de médecins. Elle se distingue de la littérature culinaire – les livres de cuisine –, dont le nombre n’a fait que croître au fil du temps pour connaître l’inflation actuelle de plus de 2 000 titres par an !
5Enfin, il n’y a pas de gastronomie sans chefs, sans cuisiniers, sans artistes culinaires. Mais, au début du xixe siècle, à quelques exceptions près – la plus notable fut celle de Carême, auteur célèbre d’ouvrages culinaires qui revendiquait aussi le titre de gastronome –, les cuisiniers ne savaient ni lire ni écrire. Les cuisiniers étaient des inconnus : ni un groupe social ni une profession. La plupart étaient des domestiques et des employés placés sous la tutelle des restaurateurs et des maîtres d’hôtel. On ne les « voyait » guère puisqu’ils étaient confinés la plupart du temps dans les cuisines des restaurants situées au sous-sol, mal aérées, dépourvues d’hygiène et où le travail était très pénible (Drouard, 2004). Ils ne pouvaient donc communiquer directement ni sur leur pratique ni sur leur art. Les gastronomes parlaient d’eux et pour eux. Les choses changèrent dans les dernières décennies du xixe siècle du fait de l’institution de l’enseignement primaire, laïc et obligatoire. Les futurs cuisiniers devaient désormais fréquenter l’école jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans et l’obtention du certificat d’études primaires précédait désormais l’entrée en apprentissage. La nécessité d’une meilleure formation générale et professionnelle leur apparut alors comme le meilleur moyen de faire reconnaître la cuisine comme un art et comme une science. Ils multiplièrent les efforts et les initiatives : création de l’Académie de cuisine en 1883, expositions et concours culinaires à partir de 1882, création de l’enseignement ménager, fondation d’écoles et de cours de cuisine comme Le Cordon bleu en 1895, lancement de revues professionnelles comme L’Art Culinaire en 1883 ou La Cuisine française et étrangère en 1891.
6Porté au départ par les gastronomes, le mythe s’est développé et épanoui au xixe siècle avant de se diffuser au fil du temps dans l’ensemble de la population et d’être exporté à l’étranger par les chefs français. À la fin du xixe siècle, les cuisiniers contribuèrent à sa propagation en aidant les gastronomes à définir la cuisine « nationale » et les plats « nationaux » qui la représentent. Leur choix se porta sur le pot-au-feu, qualifié de potage national parce qu’il était confectionné et consommé par toutes les classes de la société.
7Au début du xxe siècle, il fut réactivé par les clubs et associations gastronomiques qui se multiplient pour défendre la cuisine « française » qu’ils estimaient menacée par l’industrialisation et l’internationalisation. Austin de Croze fit de la gastronomie le neuvième art en 1923 et Curnonsky, prince élu des gastronomes, fonda en 1930 l’Académie des gastronomes.
8L’adhésion collective au mythe ne s’est pas démentie jusqu’à nos jours, comme le montrent les enquêtes d’opinion. Les Français croient toujours à l’excellence de leur cuisine nationale et refusent d’être confondus avec des adeptes du fast-food et de la nourriture industrielle. Sondages après sondages, ils apparaissent comme très attachés au plaisir de manger et au goût des aliments. On a retrouvé récemment le mythe au sommet de l’État, puisque le président de la République affirma au Salon de l’agriculture le 23 février 2008 :
J’ai pris l’initiative que la France soit le premier pays à déposer, dès 2009, une candidature auprès de l’Unesco [Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture] pour permettre la reconnaissance de notre patrimoine gastronomique au patrimoine mondial. Nous avons la meilleure gastronomie du monde, enfin, de notre point de vue – enfin on veut bien se comparer avec les autres – et bien, nous voulons que cela soit reconnu au patrimoine mondial
10Ce qui fut fait à la suite des efforts de la Mission du patrimoine et des cultures alimentaires et après bien des péripéties. À l’issue de la réunion à Nairobi du Comité intergouvernemental de l’Unesco le 16 novembre 2010, le repas gastronomique des Français était inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
11Le repas gastronomique était reconnu comme une pratique sociale vécue par tous les Français, transmise de génération en génération et associé à tous les moments importants de la vie des foyers. Cette pratique qui réunit familles et amis ne se limite à la célébration de la bonne chère. Elle s’étend aux arts et aux usages de table et donc au choix du menu, à la quête des bons produits, à la réalisation des recettes, à l’ordre des plats (entrée, plat, fromages, dessert), au mariage des plats et des vins sans oublier le temps de la convivialité et des échanges entre convives autour de la table.
L’écart entre discours gastronomique et pratiques alimentaires
12Toutefois, au-delà de l’autosatisfaction, la question reste posée : qu’est-ce que le « repas gastronomique » des Français ?
13Est-ce le repas de famille ? Comment ne pas rappeler que les enquêtes comme celles du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) qui cherchent à accréditer la persistance d’un modèle français de repas familial se fondent sur les déclarations des personnes interrogées et qu’il y a toujours une distance entre le déclaratif et la pratique ? Dans les villes, les familles se retrouvent de moins en moins autour de la table pour déjeuner. Quant au repas avec entrée, plat, fromage et/ou dessert, ne tend-il pas à disparaître au profit du plat unique ou du menu à deux plats ? Serait-ce alors le repas du dimanche avec entrée, poulet rôti, gigot et haricots, gâteau ? Ne faut-il pas plutôt penser au repas de fête, d’anniversaire, de Noël ou de jour de l’an où l’on met les petits plats dans les grands et où l’on fait bombance ? Quand on parle de « repas gastronomique », ne pense-t-on pas au repas que l’on prend dans les restaurants « gastronomiques » c’est-à-dire les restaurants étoilés et plus précisément dans les restaurants trois étoiles Michelin ? Il est clair que l’immense majorité des Français ne peut payer des additions de quelques centaines d’euros par tête ! Dans tous les cas, on est loin du repas quotidien des Français ou de la pratique sociale répandue et partagée par la communauté nationale dont parle l’Unesco.
14Les cuisiniers ont été impliqués dans l’écart qui s’est creusé au cours des dernières années entre le discours gastronomique et les pratiques alimentaires de la majorité de la population française. De nos jours, le grand restaurant étoilé est tout à la fois une façade et un théâtre d’ombres. Le même homme y est d’un côté cuisinier artiste, de l’autre cuisinier entrepreneur, homme d’affaires et consultant de l’industrie agroalimentaire.
15Entouré d’une brigade qui peut compter des dizaines de personnes, le cuisinier prépare des plats qui sont comme des chefs-d’œuvre. Il construit et consolide son image de grand chef, de « créateur ». Mais le même homme, une fois sa notoriété reconnue, devient aussi consultant de l’industrie agroalimentaire pour financer ses dépenses et ses investissements. C’est ainsi que la gastronomie est devenue une industrie de luxe avec ses produits haut de gamme servis dans les restaurants étoilés et ses produits dérivés : les aliments service combinant un produit et un service que l’on trouve sous le timbre des chefs dans les grandes surfaces.
16L’alimentation de la grande majorité des Français est désormais assurée par l’industrie agro-alimentaire et les grandes surfaces. Les Français font de moins en moins la cuisine et consomment de plus en plus de plats préparés ou cuisinés. Le succès des cours de cuisine, l’inflation des livres de cuisine et le succès des émissions de télévision ne doivent pas faire illusion. La médiatisation des chefs à la télévision – qui commença avec l’émission de Raymond Oliver Art et Magie de la cuisine diffusée à partir de 1953, quand il obtint sa troisième étoile – fit non seulement pénétrer la grande cuisine dans les foyers mais changea l’image du cuisinier. Une dizaine d’années plus tard, avec la Nouvelle Cuisine, la starisation des cuisiniers était en bonne voie. Paul Bocuse pouvait se vanter d’avoir fait sortir le cuisinier de sa cuisine. Mais plus que de médiatisation, il faut parler depuis une dizaine d’années de surmédiatisation, avec la multiplication des émissions de télévision consacrées à la cuisine – concours et compétitions – calquées sur des exemples étrangers. Leurs effets pervers sont indéniables puisqu’ils ont non seulement changé l’image de la cuisine, mais conduit à sa négation, pour ne pas dire à sa disparition. La cuisine n’est ni une compétition ni un concours. Elle est nécessité et don, acte d’amour. Elle appartient à la quotidienneté ; elle est vernaculaire pour parler comme Ivan Illich.
17Naguère activité domestique, essentiellement féminine, la cuisine tend à se transformer en activité de loisir réservée aux week-ends ou aux vacances. Un tel fossé entre les représentations, les images, les discours et les pratiques alimentaires majoritaires pose la question de la place et du rôle de la gastronomie dans l’alimentation des Français.