CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La bande dessinée est « le lieu d’une mise en abyme du procès de la communication » (Fresnault-Desruelle, 1975). Pourtant, au cours du xxe siècle, les chercheurs en communication ne se sont guère intéressés au neuvième art. Souvent étudiée par la sémiologie comme un langage spécifique, la BD a, en France, davantage relevé des études littéraires que des sciences de la communication. Certes, des chercheurs reconnus l’ont évoquée, comme McLuhan qui lui a consacré le chapitre 17 de Understanding Media. De même, en 1976, le n? 24 de la revue Communications était dédié à la bande dessinée, tandis qu’Armand Mattelart et Ariel Dorfman sortaient Donald l’imposteur. Le neuvième art n’a donc pas totalement laissé insensible les chercheurs en communication, mais il ne les a pas intéressés. Frilosité scientifique difficilement compréhensible dans la mesure où il est un « agir créatif » (Joas, 1999) qui met en lumière la part de l’interprétation individuelle dans le processus de réception. En effet, la BD est une co-création du récit qui se développe entre les cases. Par son dispositif singulier, elle est un jeu entre la représentation visuelle (textes et images) proposée par l’auteur et la représentation animée et sonore du lecteur qui donne la vie au récit (mouvement, durée, etc.). Il n’y a donc ni rejet de l’image ni sidération de l’image, ni dégoût du texte ni textolaterie, mais un jeu texte/image qui, de la BD muette au roman graphique, conduit toujours le lecteur à une activité critique de déconstruction/ reconstruction de sens. Elle est le média qui illustre le mieux l’activité du récepteur, mais elle n’est pas perçue comme étant un média. C’est ce paradoxe qui, selon nous, explique pourquoi elle a été si peu étudiée sous un angle communicationnel au xxe siècle.

Un objet difficile à saisir

2La BD est « un des rares médias qui n’ait pas conscience de lui-même » (Sterckx, Neaud et Mouchart, 2008). En effet, pour les auteurs qui essayent de théoriser leur pratique (Menu, 2005 ; Peeters, 2002), elle est plutôt pensée comme un art que comme un média créateur de lien social. Pourtant, la BD est bien un dispositif médiatique, c’est-à-dire la combinaison d’un support technique (la feuille, l’écran), d’un code sémiotique spécifique (le paradoxe : rendre compte du mouvement par des images fixes, produire du son avec des lettres muettes, etc.) et d’une relation sociale singulière [1]. Or, ce média présente plusieurs particularités qui expliquent que l’on ait du mal à le reconnaître comme tel.

3Tout d’abord, la BD reste marquée par un déficit de légitimité dû à la loi du 16 juillet 1949 sur « les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence ». Cette loi a longtemps fait penser que la BD était un média enfantin, un sous-média. Il a fallu un long travail mené par des amateurs éclairés (dont les figures de proue sont Claude Moliterni et Francis Lacassin) et les acteurs de ce champ dominé (autour d’une revue comme Pilote, par exemple) pour parvenir, peu à peu, à une « reconnaissance en demi-teinte » (Maigret, 1994) dans les années 1990.

4Ensuite, en tant que « médium audiovisuel » (Smolderen, 2005), la bande dessinée possède bien des points communs avec le média de masse le plus emblématique, mais aussi le plus critiqué, du xxe siècle : la télévision. Comme les feuilletons télévisés, les séries de bande dessinée ou de manga débouchent sur des pratiques participatives (commentaires sur des sites, jeux de rôle, etc.). De plus, bande dessinée et télévision sont des industries culturelles dont la production est présente dans la plupart des foyers. Cette popularité est, dans les deux cas, source de critiques niant l’intelligence des récepteurs. Certes, comparaison n’est pas raison. La télévision est une technique familière qui amène dans le foyer un monde lointain, tandis que la BD est une représentation graphique mettant le monde à distance. De même, la notion – centrale dans les médias de masse – de programmation est peu présente dans le neuvième art. Reste que BD et télévision sont comme le reflet inversé l’une de l’autre. La première est un art reconnu mais un média méconnu, la seconde est un média reconnu à qui l’on dénie toute dimension esthétique. Dans les deux cas, l’intérêt de l’objet est a priori dénié, surtout dans une approche structuralo-marxiste qui a longtemps imprégné les recherches françaises en communication.

5La troisième difficulté à appréhender la BD comme un média réside dans le fait que si elle possède certaines caractéristiques d’un média de masse, elle se développe aussi contre eux. En effet, elle délivre des informations sur le monde qui obéissent moins à une logique de normalisation professionnelle (celle des journalistes) qu’à une logique artistique d’expression de soi. La bande dessinée, comme le cinéma mais à la différence de la presse ou de la radio, est un média artistique. C’est justement cette présence forte du langage artistique dans son dispositif communicationnel qui fait qu’elle n’est pas perçue par le grand public comme un média de masse. À l’inverse, parce qu’elle ne nécessite ni musée ni salle spécialement équipée, la BD n’est pas vécue comme l’espace de sacralisation de l’artiste, mais comme le terrain de jeu du lecteur qui, en se confrontant à un univers singulier, se construit sa propre perception du monde.

6Ce jeu entre média, art et plaisir fait qu’il est compliqué de saisir l’objet BD. Or, il est difficile de faire de la recherche en sciences sociales sans définir l’objet : telle est selon nous la quatrième et dernière raison du désintérêt envers la BD. En effet, la définir théoriquement est une tâche impossible. Soit l’on en reste à une description empirique (un album cartonné de 48 pages présentant des pages multi-cadres qui racontent une histoire en couplant des dessins et du texte) et l’on trouvera forcément une multitude de contre-exemples empiriques comme des ouvrages de 2 000 pages, des bandes dessinées sans paroles, d’autres sans cases, etc. Soit, au contraire, on cherche l’essence même de la BD et l’on construit des définitions trop larges – « un art séquentiel » (Eisner, 1997) – ou trop restrictives, comme celle donnée, en 1837, par le père de la bande dessinée moderne Rodolphe Töpffer : « Littérature en estampes ». Comme le signalait John Corner à propos de la télévision, l’essentialisation est toujours une impasse.

7Objet insaisissable, toujours soumise à la censure, la BD est un média populaire et artistique qui se dérobe aux analyses classiques. Ce fut la cause de la faiblesse des études communicationnelles au xxe siècle ; ce sera peut-être la raison de la force des recherches au xxie siècle.

Note

  • [1]
    Une triple relation sociale en réalité : a) c’est une médiation spécifique entre un public et le monde (une mise en images et en textes d’un récit proposant une narration segmentée) ; b) c’est une pratique culturelle qui varie suivant les pays, les catégories sociales ou le sexe des individus ; c) c’est un lien social mettant en relation les générations, les fans, etc.

Références bibliographiques

  • Communications, dossier « La bande dessinée et son discours », n° 24, 1976.
  • Communication et langages, dossier « Bande dessinée : le pari de la matérialité », n° 167, 2011.
  • En ligneCorner, J., « Genres télévisuels et analyse de la réception », Hermès, n° 11-12, 1993, p. 117-124.
  • Eisner, W., La Bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige Graphic, 1997.
  • En ligneFresnault-Desruelle, P., « Le personnage de bande dessinée et ses langages », Langues françaises, n° 28, 1975, p. 101-111.
  • En ligneHermès, dossier « La bande dessinée, art reconnu, média méconnu », n° 54, 2009.
  • Joas, H., La créativité de l’agir, Paris, Cerf, 1999.
  • En ligneMaigret, E., « La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée », Réseaux, vol. 12, n° 67, 1994, p. 113-140.
  • Mattelart, A. et Dorfman, A., Donald l’imposteur, Paris, Alain Moreau, 1976.
  • McLuhan, M., Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968.
  • MEI, dossier « Poétique de la bande dessinée », n° 26, 2007.
  • Menu, J.-C., Plates-bandes, Paris, L’Association, 2005.
  • Peeters, B., Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2002.
  • Smolderen, T., « Roman graphique et nouvelles formes d’énonciation littéraire », Art press, n° 26, 2005, p. 76.
  • Sterckx, P., Neaud, F. et Mouchart, B. (dir.), Qu’est-ce que la bande dessinée aujourd’hui ?, Paris, Beaux Arts éditions, 2008.
Éric Dacheux
Éric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication. Il est directeur du département communication de l’université Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand), où il a fondé le groupe de recherche « Communication et solidarité » (EA 4647). Il a publié (en collaboration avec Sandrine Le Pontois) La BD, un miroir du lien social (L’Harmattan, 2011) et a dirigé Bande dessinée et lien social (« Les Essentiels d’Hermès », CNRS éditions, 2014).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/herm.070.0171
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