1La dimension communicationnelle de la littérature a longtemps été ignorée alors que depuis les origines celle-ci subsume la communication, et que les deux domaines utilisent certains concepts communs avec des approches différentes, révélant ainsi la porosité des frontières dont les sciences de référence ont souvent entretenu l’étanchéité. Dans la deuxième partie du xxe siècle les technologies du numérique ont initié et reconfiguré certaines créations, genres et pratiques de la littérature, et ont donné accès, grâce à des médiatisations nouvelles, à une vaste documentation dans le domaine et à de nouvelles sociabilités. Les travaux transdisciplinaires [1] entrepris autour de ces nouveaux objets et faits littéraires sont révélateurs de l’évolution du dialogue réflexif entre ces deux disciplines.
2La littérature génère et développe des processus et des pratiques de communication endogènes et exogènes qui ne sont pas toujours reconnus comme tels. Quelques exemples nous le rappellent et montrent qu’une dimension communicationnelle est toujours présente dans les créations et les activités littéraires.
3La lecture est une interaction entre le texte littéraire et le lecteur, et les modalités de lecture développent des habitudes culturelles et des usages sociaux très diversifiés. Certains procédés d’écriture relèvent plus particulièrement de structures et de relations d’ordre communicationnel. L’adresse au lecteur, l’énonciation polyphonique, la primauté de la composition et du mouvement du texte et la lecture comme une activité de recherche pour le narrataire sont particulièrement développées par les auteurs du nouveau roman dans la lignée de tentatives que l’on retrouve déjà dans des œuvres comme Jacques le fataliste. Le théâtre n’est-il pas un dispositif sollicitant des interactions entre les acteurs/personnages, les spectateurs, la scène et l’action dramatique ? Le caractère pragmatique de la lettre, la structure communicationnelle et la double énonciation font du lecteur des romans épistolaires un partenaire des échanges que l’auteur met en scène entre les personnages (Calas, 2007).
4La critique littéraire émerge dès le Moyen Âge [2] dans des ouvrages manuscrits et les premières formes de publicité (Boulerie, 2013) du littéraire apparaissent avec les premières revues imprimées. La médiatisation de la littérature avec le développement de la presse, de la radio puis des médias audiovisuels s’est imposée comme une offre d’informations, de débats et de transmissions des savoirs que l’histoire littéraire hésite encore à intégrer (Galli Pellegrini, 2005), mais aussi comme une forme et une force de prescription. La reconnaissance, à côté d’une littérature légitime, d’une littérature médiatique – « forme spécifique et historiquement déterminée de la communication littéraire » (Ibid.) faisant suite à la littérature prémédiatique – s’est faite tardivement (Vaillant, 2011). Alain Vaillant nous invite à définir la littérature sous un angle sociologique et communicationnel en dehors de toute analyse esthétique comme « tout texte destiné à être communiqué de façon ouverte dans l’espace public quels que soient le mode de communication et la nature de cet espace public ».
5La notion d’intermédialité venant de l’intertextualité questionne l’influence des formes médiatiques et artistiques dans l’écriture romanesque, et est reconnue comme une nouvelle forme d’écriture contaminée par les médias de l’information et les réseaux. L’adaptation et la narration transmédiatique (Fragonara, 2014) interrogent le transfert d’un contenu narratif « d’un média à un autre, d’un récit à un autre ». Dans le premier cas, il s’agit d’un transfert de l’ensemble d’une histoire. Le storytelling transmédia est le résultat « d’un processus à travers lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur plusieurs plateformes médiatiques » (Jenkins, 2013) pour compléter un récit et créer un monde ou un univers. L’approche littéraire se penche sur l’analyse des transferts sémiotiques et des éléments narratifs dans les processus d’écriture et la place de la littérature dans la culture. L’approche communicationnelle analyse les transpositions médiatiques, les expressions créatives et les pratiques dans un contexte de culture numérique.
6Les sciences de la littérature ont manifesté une indifférence académique à l’apparition en 1974 des sciences de l’information et de la communication (SIC). Celles-ci, dès leur institutionnalisation, offrent des formations professionnalisantes y compris dans des domaines d’activité propres à la littérature (métiers du livre et des bibliothèques). De plus, cette discipline benjamine s’édifie sur un socle théorique et méthodologique interdisciplinaire développant ainsi une pensée communicationnelle (Miège, 2004 ; 2014) qui, grâce à sa transversalité, offre « une propension à opérer les articulations dans les champs séparés » et une faculté « à relier des questionnements provenant de courants théoriques distincts ».
7Oriane Deseilligny et Serge Bouchardon (2010) ont fait dialoguer des concepts communs à la littérature et à la communication. Par exemple, les théories de la réception et des usages ainsi que les études des pratiques du public donnent au lecteur un rôle actif rompant définitivement avec l’idée de déterminisme et de passivité. Rappelant l’idée d’Antoine Compagnon d’un « moi liseur » dont la théorie littéraire ne rend guère compte, les deux auteurs pensent que les analyses communicationnelles apportent une vision plus concrète et plus sociale du lecteur.
Le rôle des technologies du numérique
8L’utilisation des technologies du numérique et des réseaux a été le facteur important dans le rapprochement au départ très marginal de la littérature et de la communication. Des chercheurs indisciplinés (Wolton, 2012 ; Loty, 2005) venant de la littérature, de l’informatique, de la communication, ou des chercheurs en SIC de formation littéraire ainsi que des écrivains ont investi ces nouveaux territoires de création, d’information et d’échanges.
9Serge Bouchardon désigne la littérature numérique comme « un ensemble de créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique ». Jean Clément (2001) distingue plusieurs catégories dans cette production littéraire :
- les textes générés par ordinateur avec l’aide de littératiciel s dont Jean Pierre Balpe est un des inventeurs et des expérimentateurs les plus connus [3]. Il désigne cette littérature générative comme « une littérarisation de la technique » (Balpe, 1995) car, dans ses multiples et ses variations, elle révèle avant tout ses possibles.
- la poésie animée par ordinateur. De caractère cinétique, sonore et dynamique, le multimédia poétique est le fruit d’un processus que son fondateur Philippe Bootz (2000) appelle « génération […] qui fabrique un processus dont le texte constitue l’état observable instantané ».
- les hypertextes littéraires nourris par une tradition littéraire de récits non linéaires. Il s’agit de récits interactifs constitués par une histoire, dans lesquels le lecteur intervient.
10Enfin, mais sans clore cet inventaire, les expériences de lecture écriture collective, appelées aussi polyauctoriales, dans lesquelles le lecteur est aussi l’auteur, non pas seulement parce que sa lecture fait sens, mais parce qu’il participe à l’écriture, à l’exemple du roman collectif ou des créations collectives multi-médias [4]. Les dispositifs interactifs qui développent ces formes d’écriture collective sont multiples. Sur les wikis, les blogs et les téléphones mobiles, des romans sont rédigés, des romans collectifs et hypertextuels écrits en ligne (Chapelain, 2006).
11Cette avant-garde est-elle vraiment de la littérature et quelle littérarité met-elle en œuvre ? Le questionnement se porte sur l’interactivité, la rhétorique du geste, l’esthétique de la matérialité et sur les processus génériques en train de se constituer, et en ce sens, comme le rappelle Serge Bouchardon (2014), la littérature numérique permet de réexaminer certains aspects de la littérature traditionnelle.
12Les nouvelles médiatisations [5] du littéraire interrogent également conjointement ces deux disciplines. Quatre notions clés communes peuvent être mises en avant : la redocumentarisation, les communautés, la controverse et l’ethos numérique (Chapelain, 2014).
La « redocumentarisation »
13« Redocumentariser », c’est laisser à un bénéficiaire la possibilité de réactualiser des contenus sémiotiques selon ses besoins et ses usages (Salaün, 2002). Dans le cadre de ces dispositifs numériques, la littérature passe donc – comme d’autres domaines – par une double « redocumentarisation » : celle des concepteurs et auteurs de portails, de sites et de blogs, mais aussi celle des internautes, qui à leur tour vont réorganiser et traiter les documents sur des supports personnels. La spécificité artistique et créative de la littérature rend encore plus intéressant le phénomène. Chaque internaute, expert ou amateur, organise et construit sa propre pratique informationnelle de la littérature.
Les communautés littéraires
14Les termes communautés, cénacles, cercles dans l’histoire littéraire désignent des groupes réunis autour d’intérêts communs ou d’un mouvement fédérateur. En SIC, les communautés sont reconnues comme des formes organisationnelles et communicationnelles constituées autour d’intérêts ou encore de pratiques (Wenger, 1998) se caractérisant par un engagement, un répertoire partagé et une entreprise commune.
15Les blogs de lecteurs apparus en 2005 parmi tant d’autres sont un exemple du renouvellement des communautés littéraires (Chapelain, 2007). Dans les blogs de lecteurs jeunes adultes, différentes littératures (de la littérature classique à des littératures spécialisées comme la science-fiction, le gothique ou la fantasy) se racontent, se discutent et se partagent. L’objectif commun est de faire connaître un livre, d’exprimer des avis en matière de littérature : l’écriture une pratique complémentaire de la lecture. Des blogs deviennent fédérateurs et abritent des internautes qui souhaitent devenir blogueurs. Une culture collective se construit par l’utilisation d’un vocabulaire spécifique, des références communes, des conseils échangés et des activités partagées.
La controverse littéraire
16La controverse littéraire se reconfigure sur Internet. « Débat ayant en partie pour objet des connaissances scientifiques ou techniques qui ne sont pas assez assurées » (Latour, 1989), elle n’est jamais close, et génère à chacune de ses résurgences de nouveaux apports d’arguments et d’analyses (Fabiani, 2007). La controverse faite autour du manifeste « pour une littérature-monde en français » (Le Bris et Rouaud, 2007) [6] a fait événement. Le débat en deux étapes s’est inscrit sur Internet dans les blogs « La République des livres » de Pierre Assouline et « Le Crédit a voyagé » d’Alain Mabanckou. Les réactions d’abord politiques concernant la francophonie se sont déplacées sur la question de l’écriture, l’écrivain africain et la langue française (Chapelain, 2009).
17Cette controverse n’a été pas seulement un débat polémique qui n’est pas parvenu à stabiliser une vérité, mais témoigne également « de nouvelles formes de sociabilité, de jeux rituels et de mise en mémoire » (Fabiani, 2007).
L’ethos numérique de l’écrivain
18Ruth Amossy (2010) croise la notion d’ethos discursif avec la conception de représentation de soi de Goffmann (1959). Il en ressort que l’ethos et l’identité sont liés et que l’image de soi se construit dans les énoncés différents de nombreuses situations de communication pour attirer l’attention du récepteur, qu’il soit lecteur, téléspectateur ou internaute. Beaucoup d’écrivains ont initié des sites ou des blogs pour une meilleure reconnaissance et ils ont renforcé leur présence dans les réseaux sociaux. On peut parler à ce propos d’ethos numérique de l’écrivain qu’on peut analyser dans les différentes couches sémiotiques qui composent les pages de ces sites ou blogs. Cette notion d’ethos (Chapelain, 2010 ; 2013 ; Ducas, 2013) apporte une dimension communicationnelle nécessaire à d’autres notions concernant l’image de l’écrivain, comme celles de posture littéraire (Meizoz, 2011).
Notes
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[1]
Au sens où Edgar Morin l’entend : la science transdisciplinaire est la science qui se développe à partir de la circulation et de la communication entre les sciences.
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[2]
Uc de Saint-Circ par exemple écrit au xiiie siècle des vies de troubadours. Ces biographies s’accompagnaient en général de rapides appréciations de l’œuvre (Fayolle, 1964).
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[3]
Voir son site : <poetiques.blogg.org>.
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[4]
Comme par exemple, en 2009, Mes mots de Serge Bouchardon : <www.mes-mots.com>.
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[5]
Les portails, sites et blogs littéraires, sans parler des forums et des réseaux sociaux.
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[6]
Il s’agit d’un manifeste écrit par de nombreux écrivains francophones pour que « la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation » ne reconnaisse que le pouvoir de la poésie et de l’imaginaire.