CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le xxe siècle peut être appelé le siècle de la communication non seulement en raison du développement des technologies de communication, mais aussi en raison de la naissance du concept théorique de communication : différentes théories philosophiques du monde social comme l’herméneutique de Gadamer, la théorie des systèmes de Luhmann, la théorie de l’agir communicationnel de Habermas ont amené au premier plan cette problématique [1]. Qu’en est-il de la littérature, ou plus précisément de la communication littéraire ou artistique, au xxe siècle ?

La communication, impensé des études littéraires ?

2La question de la communication a souvent été occultée par les études littéraires au cours du siècle et la littérature n’a pas toujours été considérée comme une forme de communication. Grâce à la sémiotique, la pragmatique ou l’herméneutique, la problématique de la communication a néanmoins fait son retour au sein des études littéraires. L’œuvre de Paul Ricœur est exemplaire à cet égard : il conçoit l’œuvre littéraire comme discours et la littérature comme une forme de communication. Son modèle de l’œuvre littéraire met en relation l’auteur, le texte et le lecteur. En même temps, il souligne la spécificité de la communication littéraire par rapport à la communication non littéraire, en la décrivant comme une communication indirecte.

3Avant Ricœur, l’accent avait été mis tour à tour soit sur l’auteur, soit sur le texte, soit sur le lecteur. Le xixe siècle, par exemple, s’est intéressé principalement à l’auteur. La philologie ramenait le sens du texte à l’intention de l’auteur. Dans cette vision, le texte a un sens unique, réductible à ce que l’auteur a voulu dire. Comme réaction à cette tendance qui règne durant une grande partie du xixe et au début du xxe siècle se développe un courant formaliste (formalisme russe, structuralisme) qui met l’accent sur le texte, vu comme une structure close sur elle-même. Dans cette perspective, la littérature est conçue comme une forme de langage (Barthes, 2002). En s’opposant à cette clôture du texte sur lui-même, Ingarden, Jauss et Iser ont découvert le rôle du lecteur dans la figuration et la configuration de l’œuvre.

4À ces conceptions qui mettaient l’accent tour à tour sur l’auteur, le texte et le lecteur, Ricœur oppose une conception de la littérature comme forme de communication qui relie ces trois instances. Comme le met en évidence son modèle des trois « mimèsis », qui distingue entre préfiguration, configuration et refiguration, Ricœur tient compte de ces trois instances à la fois : l’auteur configure une œuvre à partir d’une précompréhension du monde de l’action et cette œuvre est refigurée par les lecteurs. L’œuvre littéraire est vue comme une interaction entre auteur, texte et lecteur. Ce modèle des trois mimèsis est à la base de la conception de l’œuvre littéraire développée dans Temps et récit (1983 ; 1984 ; 1985), La Métaphore vive (1975) et dans d’autres études : celle de l’œuvre comme discours, de la littérature comme forme de communication.

5À la différence du structuralisme qui voyait le texte littéraire comme une structure close sur elle-même, autonome, sans auteur, sans lecteur et sans monde, Ricœur (1986) le voit comme « un discours fixé par l’écriture ». Le discours comme événement est selon lui la contrepartie du langage compris comme langue, code ou système (Ricœur, 2010). C’est seulement dans le discours que le langage a une référence et un sujet, un monde et une audience (Ricœur, 1969) :

6

Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes, dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis.

7Ricœur fait entrer en jeu à la fois l’auteur qui écrit l’œuvre, le lecteur qui la reçoit, tout comme le sens du texte (« dire quelque chose ») et sa référence, donc ce qui est visé par le texte (« sur quelque chose »). À la clôture du texte, Ricœur oppose donc l’ouverture du discours. Cette ouverture est une ouverture sur le monde et sur le lecteur.

8Ce qui est communiqué dans le cas de la littérature c’est le monde du texte. En désignant par « mimèsis III » l’intersection de ce monde avec le monde du lecteur, Ricœur met en relation la communicabilité de l’œuvre avec sa référence. Dans la mesure où le monde du texte n’existe qu’en tant qu’actualisé par un lecteur, « toute référence est co-référence, référence dialogique ou dialogale » (Ricœur, 1983). La référence est donc recréée grâce à la lecture qui marque le passage de la configuration (« mimèsis II ») à la refiguration (« mimèsis III »).

9Pour comprendre pourquoi Ricœur souligne qu’« aptitude à communiquer et capacité de référence doivent être posées simultanément » (Ibid.), il suffit de penser à la situation discursive de la communication quotidienne. Lorsque je parle à quelqu’un, c’est pour lui dire quelque chose sur quelque chose (sur le monde). Si quelqu’un s’adresse à quelqu’un d’autre, c’est pour partager avec lui une expérience nouvelle. De la même façon, les œuvres littéraires portent elles aussi au langage une expérience, nous disent quelque chose sur notre monde. La communication littéraire trouve ainsi son aboutissement dans l’acte de lecture parce que le monde de l’œuvre ne peut être compris que par rapport au monde du lecteur.

La spécificité de la communication littéraire

10Bien qu’il considère la littérature comme une forme de communication, Ricœur n’en insiste pas moins sur la spécificité de la communication littéraire par rapport aux autres communications verbales. On doit distinguer ce modèle communicationnel de celui proposé par Roman Jakobson dans « Linguistique et poétique » (1963). Jakobson analyse la communication verbale comme une transmission d’information : le destinateur envoie un message au destinataire. Le message requiert un contexte auquel il renvoie, un code commun au destinateur et au destinataire ainsi qu’un contact entre les deux. À ces six facteurs (destinateur, destinataire, message, contexte, code, contact) correspondent six fonctions (émotive, conative, poétique, référentielle, métalinguistique, phatique). Jakobson a appliqué ce modèle – qui vient à l’origine de la cybernétique de Norbert Wiener et de ses élèves Shannon et Weaver – aussi à la communication littéraire : même si dans la poésie, l’accent tombe sur le message comme forme ou comme incarnation, donc sur la fonction poétique qui met en évidence l’autoréférentialité de l’art du langage, la communication reste une transmission d’information.

11Selon Ricœur, la communication littéraire ne correspond pas à ce modèle informationnel parce qu’elle est indirecte. Elle ne peut pas être conçue comme une simple transmission d’information dans laquelle le lecteur devrait décoder un message transmis par l’auteur. Le créateur d’une œuvre ne transmet pas quelque chose à un destinataire de façon directe. Une œuvre littéraire n’est pas un message qui est énoncé et transmis vers un destinataire précis mais résulte d’un processus de création beaucoup plus complexe et s’incarne dans un médium. L’auteur se dédouble en se transformant en un narrateur ou en un je lyrique, ce qui opacifie la relation entre émetteur et message. Ricœur (1985) met l’accent sur les techniques par lesquelles une œuvre se rend communicable [2] (auteur impliqué – c’est-à-dire l’image que le texte crée de l’auteur –, narrateur et style) et non pas sur la psychologie de l’auteur.

12Deuxièmement, la plupart des œuvres littéraires sont des textes écrits. Or, la communication écrite se distingue de la communication orale par le fait qu’elle est toujours différée. D’une part, le texte se détache de son auteur parce que celui-ci n’est pas présent devant nous et on ne peut pas lui demander ce qu’il a voulu dire. On ne peut donc pas savoir directement ce qu’il a voulu dire. C’est pourquoi le lecteur doit chercher le sens du texte et non pas l’intention de l’auteur. D’autre part, l’œuvre est ouverte à une pluralité de lecteurs et de lectures. Ainsi, le sens du texte se décontexualise et se recontextualise pour des lecteurs vivant dans des contextes différents. La communication littéraire est donc conditionnée par le contexte socio-historique et culturel du lecteur et toute interprétation est en ce sens une application. Les lecteurs ne sont pas là seulement pour décoder le message, mais ils ont un rôle beaucoup plus important : ils sont appelés à se figurer et à configurer l’œuvre.

13Enfin, la spécificité de l’œuvre littéraire par rapport au discours tient au fait que la référence littéraire est une référence indirecte, métaphorique. Ricœur rappelle qu’en partant du modèle de Jakobson, et notamment du fait que celui-ci avait mis l’accent sur la fonction poétique du langage, et donc sur son autoréférentialité, la critique littéraire américaine et européenne (Wimsatt, Hester, Frye) a abouti à la thèse selon laquelle le texte poétique n’a pas de référence (Ricœur, 1975). Ricœur renvoie cependant à un autre passage de l’article de Jakobson dans lequel celui-ci souligne que « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation) mais la rend ambiguë » (Jakobson, 1963). Il emprunte à Jakobson l’idée d’une « référence dédoublée » pour montrer que l’œuvre littéraire a elle aussi une référence mais que cette référence n’est pas directe ou ostensive comme dans le discours. « […] l’abolition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et par la poésie, est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de second rang, qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets manipulables, mais au niveau que Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par celle d’être-au-monde. » (Ricœur, 1986) L’effacement de la référence descriptive est « la condition négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe » (Ricœur, 1983). Cette référence de second rang consiste en une redescription métaphorique du monde.

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend en partie les idées exposées dans Vultur, 2011.
  • [2]
    Voir « Monde du texte, monde du lecteur », in Ricœur, 1985.

Références bibliographiques

  • Barthes, R., « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), in Barthes, R., Œuvres complètes II, Paris, Seuil, 2002, p. 828-865.
  • Jakobson, R., « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248.
  • Ricœur, P., « Herméneutique et structuralisme », in Ricœur, P., Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 31-97.
  • Ricœur, P., La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
  • Ricœur, P., Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983.
  • Ricœur, P., Temps et récit II, Paris, Seuil, 1984.
  • Ricœur, P., Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985.
  • Ricœur, P., Du Texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986.
  • Ricœur, P., « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », in Ricœur, P., Écrits et conférences 2, Herméneutique, Paris, Seuil, 2010, p. 91-122.
  • En ligneVultur, I., « La communication littéraire selon Paul Ricœur », Poétique, n° 166, 2011, p. 241-249.
Ioana Vultur
Ioana Vultur est chercheur associé au Cral (EHESS). Spécialiste de littérature française et comparée, elle a soutenu une thèse de doctorat en littérature française à l’université Paris-IV Sorbonne, sous la direction d’Antoine Compagnon. Publications : Proust et Broch : les frontières du temps, les frontières de la mémoire (L’Harmattan, 2003) ; « Structure et concrétisation dans l’esthétique d’Ingarden », Roman Ingarden aujourd’hui (éditions des Archives contemporaines, 2013) ; « La significativité comme valeur », Par-delà le beau et le laid : les valeurs de l’art (PUR, 2014).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2014
https://doi.org/10.3917/herm.070.0140
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...