1« Peindre la parole et parler aux yeux. » C’est ainsi que Noël Arnaud (1964) termine sa volumineuse étude sur l’histoire de l’écriture et sur les innombrables tentatives de mêler dans le signe « la pratique de la poésie et de l’écriture peinte ».
2L’Histoire est jalonnée de telles tentatives d’écriture et notre propos n’est pas de la retracer mais de pointer dans le cours du xxe siècle deux moments où cette volonté a resurgi et a pris des dimensions politiques et culturelles, deux moments qui encadrent la fin des deux grands conflits, ceux de 1914-1918 et de 1939-1945. Ils partagent bien des traits : horreurs de la guerre et désir d’en finir avec cette monstruosité, rôle de la bourgeoisie qui joue la carte du conflit. Face à cela, artistes et poètes n’ont pas d’armes, sinon la création et la dérision, pour transformer l’humanité. La langue, en particulier, est visée ; il faut en changer, y mêler phonèmes, musiques, graphismes – bref, recréer. À ce prix, pensent certains, et non des moindres, surgira une nouvelle humanité. Beaucoup d’artistes et d’hommes de lettres s’y mettent, avec foi, d’abord. Puis l’enthousiasme s’estompera : les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous.
3Ces deux périodes ont produit des artistes, des idées, des tours de langage, des mots et des sons. Nous les passerons en revue : le dadaïsme et le lettrisme, ainsi que quelques-uns de leurs apports, de leurs procédés, de leurs trouvailles. Par rapport aux espoirs qu’y mettaient ces artistes et ces écrivains, la désillusion fut grande. Ils prônent une métapoésie, une poésie faite non seulement de mots, de phonèmes, mais d’images et de graphismes. Mais il en reste des traces, que l’on retrouve dans la littérature et dans la chanson.
4Les SMS et tweets ne seraient-ils pas à l’aube d’un nouveau lettrisme ? Une nouvelle humanité ne naîtrait-elle pas de ces pratiques désordonnées, et dont peu sont conscients aujourd’hui qu’elles recouvrent peut-être une « métapoésie » et un renouveau de la langue ?
Les « fous littéraires »
5Contrairement aux divers mouvements qui gravitent autour, et qu’on a appelés les « fous littéraires », ces créations, dadaïstes et lettristes, ne sont pas des actes de déraison. Les fous littéraires sont-ils pour autant hors de cause ? Pas tout à fait, car s’ils ont excellé dans les procédés de manipulation de la langue, ils ne partagent pas toujours les objectifs de révolte politique. Raymond Queneau leur a consacré un roman passionnant Les enfants du limon, publié chez Gallimard (1938). Un bref extrait d’un des plus connus, Jean-Pierre Brisset (1913), donne le ton :
L’ancêtre n’avait point de sexe apparent : c’est à sa venue que la parole commença à se développer pour atteindre une quasi-perfection chez les êtres de première formation. Cela causait des sensations et des surprises. Eh ! qu’ai-ce, exe. (sic) Sais qu’ai-ce sais que ce, ce exe-ce, c’est un sexe. Sais que c’est, ce excès. Le sexe fut le premier excès : il causa et cause tous les excès.
Problématique
7Au cours des deux guerres mondiales, des courants novateurs ont surgi, relatifs à la langue, à la poésie et à la communication. Pour leurs promoteurs, la langue était usée. Chez ces artistes et écrivains innovants, un changement radical se faisait jour, car ils estimaient que la langue avait servi la cause de grands conflits. Ces périodes se caractérisent par de nouvelles formes de production littéraire et artistique, loin des sentiers battus et de la poésie traditionnelle. La première commence en 1915 et perd de son intensité vers 1926 : c’est le dadaïsme. La seconde se fait jour en 1946 et durera jusque dans les années 1960. L’élément dominant en est le lettrisme.
8Dans les deux cas, la motivation reflète un désir de paix, d’en finir avec la guerre, la langue étant largement mise en cause par les auteurs dans la détérioration des rapports sociaux. Nous nous interrogerons sur la portée culturelle de ces périodes où apparaissent, dans la première époque (celle de la guerre de 1914), des figures telles que Jean Arp, Max Ernst, Francis Picabia, Man Ray, Marcel Duchamp et, bien sûr leur tête de file, Tristan Tzara (1896-1963). Dans la seconde époque, celle de 1945, nous voyons regroupés sous la notion de lettrisme, que l’on doit à Isidore Isou, Gabriel Pomerand, François Dufrêne, Jean-Louis Brau, Maurice Lemaître. Dans la filiation, on trouvera, plus connus aujourd’hui, Raymond Queneau, Georges Perec avec, non loin d’eux, l’Oulipo, ainsi que le Collège de Pataphysique en la personne de son régent, François Caradec.
9Un trait commun aux deux périodes est la recherche de nouvelles règles et de nouvelles modalités de la langue et de la production des textes. « La langue est usée », clament-ils. À y regarder de près, on constate que les auteurs – surtout dans la période du lettrisme – ont pratiqué une activité que l’on pourrait de nos jours qualifier de cryptographique : comment passer d’un texte A à un texte B, grâce à quels procédés ? Faut-il voir là une empreinte de la technique ? La Seconde Guerre mondiale nous a abreuvés de messages radiophoniques cryptés (« Le premier accroc coûte deux cents francs » fut un des messages diffusé par Radio Londres, qui annonçait le débarquement. Elsa Triolet (1944) en fit un ouvrage célèbre, portant ce titre).
Littérature illettrée
10Ce qu’on appelle « littérature illettrée » mérite explication. Nous devons ce terme à Noël Arnaud (1964), qui constate que l’Homme a été davantage intéressé par la représentation graphique que par son évocation sonore.
11Entre l’image et le son, l’orthographe – dans l’acception que nous nous obstinons à donner à ce mot – est écrasée et, avec elle, son outil favori, l’alphabet. Comment concilier l’image et le son dans un même signe, qu’il faudrait en outre créditer d’une grande rapidité d’exécution et de lecture, c’est toute la question. Aux lettristes revient le mérite indiscutable d’avoir dès 1946 posé et énoncé clairement ce problème.
12La langue écrite est amputée de sa composante sonore, tel est le constat à l’époque, constat qui justifie toutes les tentatives ici présentées.
La langue mise en cause par le dadaïsme
13Les écrits de Tristan Tzara manifestent une révolte profonde contre la bourgeoisie qui a engendré la guerre de 1914. Ils dénoncent l’absurdité du monde et souhaitent fusionner l’art et la vie. Avec rien, comme le rappellera Picabia dans son manifeste en 1924 : « Dada sort d’un dictionnaire. Il ne signifie rien. Nous voulons changer le monde avec rien, nous voulons changer la poésie et la peinture avec rien. » Il ajoute : « Le cubisme représente la disette des idées. Les cubistes vont cuber de l’argent. Dada ne veut rien, rien, rien ». En 1917, Dada prend un tour révolutionnaire, s’internationalise et s’installe en France en 1920.
14Les fondateurs du dadaïsme sont des réfugiés. Notamment des écrivains roumains, dont Tzara lui-même. On compte dans les membres actifs : Apollinaire, Aragon, de Chirico, Kandinsky, Duchamp, Paul Klee, Philippe Soupault et André Breton, qui publiera en 1924 le Manifeste du surréalisme. Tzara organise un réseau d’artistes et d’écrivains de nationalités diverses. Des antennes existent à Zurich, Hanovre, Cologne, Berlin, New York et Paris. En Allemagne, il soutient le mouvement révolutionnaire communiste de Berlin. Les photomontages, un art dadaïste de prédilection, parodient déjà Hitler et, pour les nazis, Dada sera un art dégénéré. Dada exploite les outils de communication les plus modernes des années 1920 : photographie de presse, radio et cinéma notamment. La machine pour communiquer est adoptée, bien qu’on la critique.
15Dans sa structure, le mouvement Dada est très moderne. Ses armes pour lutter contre une société qui a provoqué la guerre sont la subversion et la dérision. Bien des membres du mouvement n’ont d’ailleurs pas participé au conflit, s’étant réfugiés en Suisse. Créé en 1916, le mouvement est déjà international en 1918, lorsque le manifeste Dada est publié. Le dadaïsme est véritablement né à Zurich, en Suisse, pays neutre pendant le conflit qui vit converger nombre d’artistes et d’hommes de lettres. Des premiers spectacles sont organisés dans un lieu mythique de Zurich, le cabaret Voltaire, qui eut déjà une activité critique dès 1913. Les historiens de Dada notent que son commencement était vraiment une « réaction humanitaire contre le massacre en Europe, contre l’utilisation abusive de la technologie par la politique et notamment par le Kaiser que nous accusions, nous en particulier les Allemands, d’être responsable de la guerre » (Ball, 1993). Les activités de Dada visaient aussi à créer un « nouveau type de conscience que l’on pourrait qualifier dans la logique très anarchiste du mouvement d’amoralité consciente et assumée » (Le Bon, 2005).
16Autour des futurs animateurs de Dada, dès 1912, gravitaient divers mouvements qui eurent leur importance dans la création littéraire : les textes de Raymond Roussel (Impressions d’Afrique), le Collège de Pataphysique où nous retrouvons son futur satrape, Marcel Duchamp, les pièces de Charles Cros, le cabaret du Chat noir, entre autres. Dès la fin du xixe siècle, en effet, les impertinences du cabaret du Chat noir, de Charles Cros et de bien d’autres amorçaient une fermentation intellectuelle qui aboutit à Dada.
17Plus tard, en 1963, Tzara prononcera une phrase à méditer : « Dada n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague. Dada était l’expression d’une très forte douleur des adolescents nés pendant la guerre de 1914 ». On trouvera quelque ressemblance avec les zazous et l’existentialisme de l’après-Seconde Guerre mondiale.
18Pour Tzara, la langue ne sera que superficiellement transformée, s’il ne s’agit que d’adopter un autre code. Relisons-le :
Prenez un journalPrenez des ciseaux, choisissez dans ce journal unarticle ayant la longueur que vous comptez donner àvotre poèmeDécoupez l’articleDécoupez ensuite avec soin chacun des motsqui formentcet article et mettez-les dans un sacAgitez doucement[…]Exemple : lorsque les chiens traversent l’air dans undiamant comme les idées et l’appendice de la méningemontre l’heure du réveil programme(le titre est de moi)
20L’œuvre du mouvement Dada fut considérable. Plus d’une centaine d’artistes et d’hommes de lettres s’y adonnèrent à la provocation. Le centre Pompidou organisa une exposition en 1966. Son catalogue déborde les mille pages et un millier d’œuvres y est représenté. Ce sont essentiellement des collages, des montages et des exercices typographiques. Une mention spéciale est due à ce que les dadas appelèrent le ready-made : un objet du commun, transformé en œuvre d’art. Certains sont restés célèbres, notamment ceux de Marcel Duchamp, comme le porte-manteaux, le casier à bouteilles, l’urinoir, intitulé « Fontaine » et un portrait de la Joconde dotée d’une paire de moustaches et d’un sous-titre qui fit la renommée de l’œuvre : LHOOQ.
Le lettrisme
21Une trentaine d’années plus tard plus tard, vers la fin du conflit suivant, en 1945, le lettrisme, fraîchement fondé, adoptera une posture plus radicale encore en revendiquant la création d’une « nouvelle race transhumaine » (sic).
22Isidore Isou définit ainsi le lettrisme dans Bilan lettriste (1955) : « Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes. » À terme, la poésie lettriste sera dépourvue de tout sens. Isou a une haute idée du mouvement qu’il crée. C’est, note-t-il avec insistance, l’une des treize écoles littéraires créées depuis 1416. La poésie, c’est l’art des vers et non plus celui des mots et du langage, qui est du passé. La poésie classique est morte. Debussy et Mallarmé en ont sonné le glas, musique et paroles. C’est désormais l’art de faire des vers grâce à des phonèmes et des hypergraphismes [1]. Le lettrisme articule poésie et musique. C’est une écriture littéraire et musicale. Ce n’est pas qu’un instrument de communication, c’est aussi un matériau « plastique » qui s’applique au sens et au jeu des mots.
23C’est clair : on ne fera plus désormais de la poésie avec des vers mais avec des lettres, plus précisément avec des phonèmes., qui sont pour lui « les véritables cellules de la langue ». Il défend bec et ongles le lettrisme contre le dadaïsme : « Pas plus que l’existentialisme d’Heidegger, l’art abstrait de Kandinsky […], les dadaïstes n’ont pas pu découvrir le lettrisme d’Isou car ils n’ont même pas découvert […] le surréalisme de Breton, c’est-à-dire la petite base automatique et inconsciente qui conduisait à une poésie à peu près identique à la leur… » (Isou, 1964) Ce qui est injuste, car Breton a participé à Dada et en a nourri le surréalisme.
24Le mouvement reprend le projet de modifier l’humanité. Un poète qui eut son ère de notoriété, Altagor, ne propose-t-il pas une « dictature du transhumain absolu » pour aboutir à une « race transhumaine », ce qui anticipe largement les projets transhumanistes d’aujourd’hui. Il écrit à ce propos (1964) :
Je répète invariablement qu’étant né par hasard dans la condition du prolétariat, enfant de la guerre, solitaire des forêts, travailleur des usines et des mines depuis l’âge de 14 ans […] le sabotage de mon existence et de mon temps de création par les technocrates et leurs larbins inexpiables m’a conduit irréversiblement à l’expression instantanée ainsi qu’à la recherche des mutants, pour une race transhumaine.
26Le besoin d’une nouvelle langue s’exprime ainsi dans un poème de Guillaume Apollinaire, « La Victoire » :
28On peut appliquer au lettrisme en général cette définition que donnera plus tard Raymond Queneau d’un oulipien : « Un oulipien, c’est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir [2] ».
29Las, la critique des poèmes entendus est féroce :
Malheureusement les poèmes lettristes que nous avons pu lire (sic) sont pour la plupart d’une affligeante pauvreté […] (re-sic) […] on ne peut pas les comprendre sans les traduire […] chacun d’eux nécessite une mise en musique et une explication (re-re-sic).
Les règles du lettrisme
31L’instrument est la métapoésie, langue, selon l’auteur, de « pure communication » que l’on doit au poète lettriste Altagor [3]. Elle doit permettre de retourner aux « jubilations enfantines ». Elle est à la fois domestiquée et débridée.
32Outre les procédés classiques, tels que l’anagramme, les outils principaux en sont :
- le lipogramme ou lettre interdite. Perec nous en donnera un exemple magistral avec La Disparition, ouvrage qui ne contient pas une seule fois la lettre e. On peut construire des lipogrammes simples, du type :Le chant anime les nombresLe chat aime les ombres (le n a disparu)
- le système S+7 : procédé vieux comme le monde, il s’agit de remplacer chaque lettre d’un texte par la septième qui la suit dans l’alphabet : Oulipo [4] donnera VBSPWV ;
- la lettre imposée. On la trouvera plus tard chez Bobby Lapointe, par exemple, dans sa chanson « Ta Katie t’a quitté » et chez Serge Gainsbourg, dans la chanson « Exercice en forme de z » :ZazieÀ sa visite au zooZazie suçant son zanS’amusait d’un vers luisantD’Isidore IsouQuand zut ! Un vent blizzardFusant de son falzar.Voici zigzaguant dans les airsZazie et son blazer
- les pictogrammes Difficiles à reproduire ici, ce sont des signes, textes, planches, symboles où sont dispersés divers types de documents : textes manuscrits, photos commentées, hiéroglyphes, etc. (Lemaître, 1964) ;
- le palindrome, texte qui se lit à l’endroit et à l’envers. Un exemple connu est : « Tu l’as trop écrasé, César, ce Port Salut ». Essayez, vous pouvez le lire dans les deux sens. Le sens n’est pas forcément conservé : amor n’est pas roma ;
- les à peu près : « la langue du dieu agissant » est devenue « la langue du vieux vagissant ». Rappelons-nous chez Roussel : « les bandes du vieux billard et les bandes du vieux pillard » ;
- les phrases ampliques et ciselantes, qui ont un rôle consécutif. Selon Isou, la phrase amplique, initiée par Homère, se trouve en bout de course chez Victor Hugo et, par là même, la poésie. Pour Isou, c’est une structure, un format fondateur, créateur de techniques, dirait-on aujourd’hui, que vont adopter des générations de poètes. Le schéma amplique permet la création de phrases dites ciselantes, puis l’usure arrive. C’est alors que de nouvelles phrases ampliques prennent la suite et permettent de développer de nouvelles techniques grâce aux phrases ciselantes d’une nouvelle panoplie. Kandinsky, Debussy, Delacroix, par exemple, ont détruit pour créer de nouvelles phrases ciselantes.
33Passons enfin rapidement sur d’autres procédés bien connus des colonies de vacances : les collages, qui furent innombrables dans l’époque Dada ; la littérature définitionnelle : dans un texte, remplacer chaque terme par sa définition ; la combinatoire, dont l’exemple de référence est Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau (1961) ; et le texte fendu, écrit par moitié par deux écrivains qui ignorent ce que fait l’autre. On regarde ce que donne in fine la juxtaposition. Certaines notions méritent élucidation, telle l’esthapéirisme : « l’art des éléments obtenus par tous les moyens possibles ou impossibles, dépourvus de tout sens intrinsèque et valables autant qu’ils permettent d’imaginer d’autres éléments inexistants ou possibles. » (Isou, 1964)
À côté du lettrisme, les récits algorithmiques
34Au long du xxe siècle, plusieurs auteurs se sont essayés à produire des textes sous-tendus par une notion qui évoque l’algorithme : une opération formelle qui permet de résoudre un problème en un nombre fini de pas. Les deux grands théoriciens de l’algorithme furent Post et Turing. Au moins, trois auteurs ont donné dans le genre : Raymond Roussel, Raymond Queneau et Georges Perec.
Raymond Roussel
35Un poète ou un peintre dada joue cartes sur table. Il ne cache jamais pudiquement ses intentions. Il préférerait même provoquer. Tout au contraire, Rousssel cache son jeu, au point éventuellement de gauchir sa démarche pour que rien ne laisse soupçonner qu’il n’écrit pas comme tout le monde.
36L’auteur de l’Étoile au front multipliait les procédés formels pour que le lecteur ne puisse démasquer la véritable nature de sa pensée. Certains ont fait son succès, notamment la transformation d’une phrase de départ d’un texte en une phrase qui doit être celle de la fin, ce qui est aussi une des règles du lettrisme. Un exemple célèbre est la phrase de départ « Les bandes du vieux billard » qui aboutit à l’arrivée aux « bandes du vieux pillard ». Le texte roussellien fourmille ainsi de tels procédés. Venons-en à l’algorithme. Un des points importants de la description par algorithme est la répétition en boucles parfois nombreuses d’une opération. Cette boucle a la structure suivante : question - réponse : oui ou non ; si non, re commencer ; si oui, émettre un résultat. Ainsi dans Locus Solus (1914), on trouve des questions du type :
Règle : La page est-elle sèche ? Non : attendre/Oui : « constat de siccité »
38Pour alléger l’exposé, Roussel choisit soigneusement son langage. La page est sèche, c’est un « constat de siccité ». De la même façon, on trouvera « après succinct rafraîchissement de mémoire », « après routinière récupération de métal », etc. La structure s’inscrit dans la temporalité (après), le test est explicité par le constat d’un état (siccité) ou d’une action (rafraîchissement, récupération), elle-même précisée une seconde fois dans sa temporalité (succinct, routinière). Peu de structures linguistiques offrent en si peu de mots, en dehors de l’image ou de l’ellipse, la préparation d’une dynamique aussi complexe, à deux niveaux de temporalité (Perriault, 1984).
Raymond Queneau
39Le poème « Un conte à votre façon » (1967) commence ainsi :
Georges Perec
40Georges, son épouse, d’autres et moi, nous avons passé une large période à échanger à table sans employer de mots contenant la lettre e. Georges préparait La Disparition. Je tombai par hasard sur la revue interne de la Compagnie Bull dans laquelle se trouvait un organigramme d’une page, intitulé : « L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation » Muni des boîtes, des flèches habituelles, quel que soit le chemin parcouru dans l’organisation, la demande aboutissait invariablement dans la corbeille à papier. Cela n’était-il pas de la véritable littérature potentielle, une sorte de schéma amplique, propice à de futurs cisèlements ? Georges en convint. Je lui demandai donc comme exercice de rédiger un texte qui développât toutes les branches et itérations. Ce qu’il fit et qui fut publié dans la revue Enseignement programmé (1967) puis eut le succès littéraire et théâtral qu’on lui connaît.
41Durant et après les deux grandes guerres du xxe siècle, des milieux littéraires et artistiques mirent la langue en cause, dans la genèse des conflits. Ils estimaient qu’une mutation de celle-ci serait de nature à éloigner les guerres. Dadaïstes et lettristes expérimentèrent énormément. Mais l’hypothèse ne fut pas confirmée. L’exercice des nouvelles formes de langue se cantonna dans des cercles privilégiés et restreints. La chanson s’en empara, puis l’humour, notamment avec Pierre Dac et son biglotron. La démarche hypothético-déductive globale n’a pas fonctionné. Peut-être aurait-il mieux valu fonctionner en sens inverse pour découvrir une métapoésie populaire que ces milieux n’ont pas su détecter ?
42D’autres la trouvèrent : ceux de la chanson populaire traditionnelle. Dès 1945, Luis Mariano enchante les populations avec La Belle de Cadix (Servat, 2013) et fait renaître la joie de vivre. Maurice Chevalier aussi : C’est une fleur de Paris / Du vieux Paris qui sourit / Pendant quatre ans dans mon cœur / Elle a gardé ses couleurs.
43De ces deux expériences, nous tirons les réflexions suivantes :
- la poésie ne s’est pas dirigée vers le lettrisme mais a rejoint la chanson populaire, en France, tout au moins, où elle s’épanouit depuis ;
- les deux mouvements ont milité pour un changement de la « race humaine ». N’est-ce pas ce que les mouvements trans- et posthumanisme revendiquent aujourd’hui ?
- divers mouvements ou pratiques revêtent un aspect lettriste : les tags, par exemple. Quant à la « langue numérique », faite de tweets, de SMS, de sites, de listes de diffusion, n’augure-t-elle pas, à l’instar de Dada et du lettrisme, d’une nouvelle métapoésie et, tout au moins pour ceux qui l’espèrent, d’une future société harmonieuse ?
Notes
-
[1]
Dessins, photos, croquis, etc., dispersés dans un texte.
-
[2]
Voir : <oulipo.net/fr/oulipiens/o>, consulté le 22/09/2014.
-
[3]
Altagor, 1964. Voir aussi l’article « Henri Chopin » sur Wikipedia.
-
[4]
Ouvroir de littérature potentielle, créé par François Le Lionnais et Raymond Queneau.