1Le xixe siècle a été celui de la révolution industrielle et du progrès. Les deux ont été revendiqués, débattus, souhaités, redoutés, combattus, en tout cas constamment présents dans les sociétés.
2Le symbole du xxe siècle est sans doute celui de la révolution de la communication avec ses deux dimensions inséparables. La première, culturelle et politique, liée à l’avènement de la personne, la recherche de la liberté, la lutte pour la démocratie et l’égalité. Toutes ces batailles sont inconcevables sans l’information, la communication, les échanges, la construction des espaces publics, l’émancipation des individus, la liberté d’expression. Rien n’arrête ce mouvement, ni les deux guerres mondiales, ni le fascisme, ni le communisme. L’avènement et l’exercice de la communication sont le symbole de tous les combats de la liberté et de l’émancipation.
3La deuxième dimension, qui renforce l’avènement de la communication sous toutes ses formes, est l’immense progrès technique qui a facilité la production, la circulation et l’appropriation de l’information et de la communication, en un temps finalement record. Sur tous les continents. Les techniques sont inséparables de l’avènement de la communication, avec le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision, Internet, les réseaux. Le tout en moins d’un siècle.
4Les deux dimensions de la communication, la révolution culturelle et la technique, sont étroitement imbriquées, entremêlées, comme avec la double hélice de l’ADN. Et chaque nouveau progrès technique s’est accompagné d’une extension des libertés, ou des revendications de communication, aussi bien à l’échelle individuelle que collective.
5*
6Que serait le xxe siècle sans la révolution de la communication ? Quel autre grand mouvement a marqué le siècle avec autant d’importance et, surtout, avec autant d’impact sur tous les continents ? Pourrait-on imaginer le monde d’aujourd’hui sans l’omniprésence de l’information et de la communication, tant pour les individus que pour les sociétés ? S’il y a une révolution universelle en un siècle, c’est bien celle de la communication, qui d’ailleurs s’est imposée finalement rapidement. Si les combats politiques pour asseoir la liberté ont souvent été violents et difficiles, simultanés à ceux pour l’avènement de la démocratie, ils ont été à chaque fois facilités et relayés par les progrès des techniques.
7Si le symbole du xixe siècle est sans doute le bruit du moteur à explosion, qui a tout changé dans l’histoire de l’humanité, celui du xxe siècle est probablement la possibilité, grâce au téléphone mais surtout à la radio, de porter, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le son de la voix et de la musique au-delà de l’échelle de la perception humaine. Imagine-t-on encore la révolution qui a consisté à pouvoir transporter les sons à distance ? Une révolution sans doute aussi bouleversante que la capacité à imprimer des livres. Rupture renforcée ensuite par l’avènement de l’image, avec le cinéma et la télévision, et accentuée encore par l’arrivée de l’ordinateur et la capacité de gérer un nombre incalculable d’informations en une seconde. Le son, l’image, la donnée. Trois révolutions techniques dans l’ordre de la communication et qui ont nourri par ailleurs tous les combats pour l’émancipation. Les techniques sont inséparables de cette lutte politique et culturelle universelle pour la liberté de communiquer, les deux mouvements s’épaulant mutuellement, même si la révolution culturelle et politique pour la « liberté de communiquer » est sans doute la plus déterminante. Certes, les technologies ont accéléré les mouvements d’émancipation, mais elles ne les ont pas créés, ceux-ci ayant des racines plus profondes et plus anciennes. En tout cas, en dehors des guerres mondiales qui ont symbolisé le xxe siècle, l’autre événement, cette fois positif, qui en est un peu le second symbole est cette révolution de la communication avec toutes ses ramifications politiques, culturelles, économiques.
8L’Homme du xxe siècle est l’Homme de la communication. D’ailleurs, dans ce siècle, tout au moins au début, les deux mots sont inséparables, même si, à la fin du siècle, ils se séparent de plus en plus nettement. Ils sont le symbole de la liberté et de l’ouverture à l’autre.
9*
10Alors pourquoi une si faible revendication de cette révolution de la communication ? Pourquoi une telle ambivalence à l’égard de la communication alors même qu’elle a transformé toutes nos vies et que nous ne pourrions vivre sans elle ? Pourquoi toujours associer le mot communication à l’idée d’influence, de manipulation, de commerce ? Pourquoi simultanément une soumission complète aux techniques, chargées de toutes les vertus, alors même que leur finalité est tout de même d’essayer d’établir la communication ?
11Pourquoi, finalement, si peu de légitimité, joie, plaisir, fierté, vis-à-vis de cette révolution qui nous a, à jamais, transformés ? Pourquoi cette attitude en demi-teinte, prudente, souvent sceptique ? Pourquoi le xxe siècle ne revendique-t-il pas cette révolution de la communication comme le xixe siècle a revendiqué celle de l’industrie, dont les dégâts ont d’ailleurs été beaucoup plus forts que ceux créés par la révolution de la communication ? C’est même ce décalage entre les méfaits supérieurs de l’industrie par rapport à la communication qui renforce cette question d’une révolution sans légitimité.
12*
13Tel est l’objet de ce numéro d’Hermès : comprendre par de multiples exemples pourquoi et comment la communication, depuis un siècle, reste une révolution non revendiquée. Ou plutôt examiner – en réalité, effleurer – les hauts et les bas dont celle-ci a été l’objet. Pourquoi par moments fut-elle revendiquée, par d’autres oubliée ou dévalorisée ? Les mêmes milieux et les mêmes artistes passant par ces différentes phases de lumière et d’ombre. Essayer de comprendre ce mouvement de yo-yo, d’une légitimité toujours hésitante, parfois contestée, le plus souvent crainte. Si personne ne nie le rôle de l’information et de la communication dans la démocratie, comme pour tous les combats de liberté et d’émancipation, cela ne s’accompagne guère d’une réelle admiration. Si personne ne s’imagine pouvoir vivre sans information et communication, ce n’est pas pour autant que ces deux valeurs, et ces deux pratiques, soient unanimement considérées comme les symboles du progrès.
14*
15Réglons tout de suite la question de la différence, aujourd’hui radicale, entre information et communication. Si les deux mots ont longtemps été synonymes, ils se distinguent et se séparent au xxe siècle, pour deux raisons. D’abord, la liberté humaine, qui pousse à beaucoup plus de communication, bute rapidement sur l’incommunication. Les Hommes veulent à la fois communiquer, mais ne se comprennent pas forcément davantage. L’incommunication est souvent l’horizon de la communication. Libres comme ils ne l’ont jamais été, ils ne communiquent pas mieux. Ce qui explique le discrédit de la communication humaine, soupçonnée de manipulation, mensonge, publicité, etc. La communication, désespérément recherchée pendant des siècles, comme symbole de l’émancipation, est aujourd’hui dévalorisée, à la hauteur de la déception que nous rencontrons tous dans les rapports humains. Déception que nous aurions pu imaginer car des individus plus libres qui veulent échanger et s’exprimer ont toutes les chances de rencontrer quelques difficultés, précisément parce qu’ils sont davantage, et pour la première fois, en situation d’égalité !
16En revanche, les progrès exceptionnels des techniques permettent des échanges beaucoup plus efficaces et satisfaisants. Les techniques sont moins compliquées que les êtres humains. D’où la séduction dont elles font l’objet, et le fait qu’elles soient utilisées sans limite. La conséquence ? La survalorisation de l’information et de son efficacité. Si chacun ne devient pas un roi de la communication, il le devient par contre pour l’information. Bref, le xxe siècle est celui de la séparation entre l’information et la communication, avec une préférence évidente pour l’information. C’est vrai, le message est toujours plus facile que la communication, la relation. Une hiérarchie s’est donc établie entre les deux, au profit de l’information. D’ailleurs, tout le monde sait très bien, très tôt, et empiriquement, que la communication est beaucoup plus compliquée, justement parce qu’il y a l’autre, qui lui, contrairement aux tuyaux, est rarement « en ligne »…
17Il y a une ambiguïté supplémentaire dans les rapports entre information et communication : c’est l’expression « techniques de communication ». Elles supposent justement que les techniques créent la communication. Hélas, leur nombre croissant n’a pas créé autant de communication. L’information transportée par les techniques n’est plus synonyme de communication. Mais on a conservé cette expression, qui correspond au rêve de l’Homme : mieux communiquer grâce aux techniques. La disjonction croissante entre information et communication devrait, pour le xxie siècle, obliger à changer de vocabulaire. Il s’agit de techniques d’information qui transportent de l’information sous toutes ses formes (images, sons, données), dont on espère qu’elles assureront la communication. Internet et les réseaux donnent leur lettre de noblesse à l’information au moment où les médias de masse, et même la communication humaine, semblent décevants et simplistes.
18Cependant, malgré l’omniprésence des technologies de l’information et la sacralisation de celle-ci, depuis une génération, et malgré le succès inouï de ces outils dans le monde, l’information et la communication sont rarement présentées comme les éléments déterminants du xxe siècle. Même si les deux sont à la fois au cœur du principe de la liberté individuelle comme de la démocratie. Les deux activités font partie de notre vie quotidienne et professionnelle, mais sont très rarement citées comme « les grandes révolutions du xxe siècle ». Il suffit de lire les synthèses historiques concernant les grandes ruptures du xxe siècle, et les travaux de prospective pour le xxie siècle. Sur les cinquante livres marquants du xxe siècle en philosophie, politique, sociologie, combien parlent d’un point de vue théorique de la communication ? Étonnamment peu. Combien la valorisent et la revendiquent ? Très peu. C’est plutôt la méfiance qui domine… En tout cas, c’est toujours l’information qui est préférée à la communication, parce que plus sérieuse, rationnelle… Comme si la communication était un peu la part « folle » de l’individu, par rapport à la part « sage » de l’information. La rationalité contre les émotions… Même si ces mêmes penseurs en ce demi-siècle n’ont pas hésité à se médiatiser, parfois avec beaucoup de gourmandise, sans penser pour autant beaucoup de bien des médias et de la communication. Ni sans exercer depuis trente ans beaucoup d’esprit critique à l’égard d’Internet !
19*
20Finalement, même la « révolution d’Internet » ne suffit pas à remettre l’information, et encore moins la communication, au centre du modèle de nos sociétés. L’information s’en tire toujours mieux, avec les références à la « société de l’information », au « numérique », et la fascination pour les big data et les objets interconnectés « intelligents ». Mais dans cette fascination pour « la révolution de l’information » domine finalement la technologie. Le nouvel Homme est d’abord le fruit de la performance technique. L’humanisme est devenu technique et la pensée politique, la prolongation des innovations techniques.
21Ce que je veux dire ? Même dans les discours les plus délirants sur la « révolution de l’information », ce qui prime, c’est la dimension technique, pas une pensée politique autonome. Ou plutôt tout projet politique d’émancipation se fait à partir, à la suite, comme conséquence et prolongation des innovations techniques. L’humanisme est un humanisme technologique. On retrouve ce « technicisme de la pensée politique » avec les mots à la mode depuis une génération : démocratie électronique, numérique, société en réseau, homme connecté, etc. À chaque fois on associe un terme technique à une réalité anthropologique. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de la révolution des techniques ou de celle de l’information, l’Homme n’est finalement pas au centre de la révolution. Celle-ci est d’abord technique. Il en subit les conséquences, positives, pour l’information, négatives pour la communication. Ou plutôt, c’est la révolution technique qui permet de « penser » la révolution politique. La Technique domine tout.
22Dans ce xxe siècle, il y a deux discours sur la Technique. Un finalement pessimiste, critique, alimenté par la barbarie des deux guerres mondiales, puis l’atome et le génie génétique. Si le xixe siècle fut celui du progrès scientifique et technique, dans toute sa splendeur, le xxe est beaucoup plus dubitatif à leur égard. Une exception : les techniques de communication. Le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision fascinent. Avec une période optimiste jusqu’aux années 1970, y compris pour la télévision, et beaucoup plus critique ensuite. Par contre, Internet et les systèmes d’information sont toujours entourés d’un discours très laudateur. Comme quoi, il y a technique et technique… C’est en cela que domine, pour le moment, le paradigme technologique. Dans les deux cas, l’humain n’est pas au centre. Soit parce que la communication humaine est décevante. Soit parce que les performances de l’information sont d’abord liées à la technique. Le décalage persiste donc. La communication s’impose presque sans prestige. Là est peut-être le malentendu. On supposait que la communication plus libre simplifierait tout. En réalité, avec la possibilité de s’exprimer et d’échanger plus facilement, tout se complique évidemment… C’est le prix de la liberté.
23Pour être moins déçu, il faudrait distinguer les trois sens du mot communication : le partage, l’échange, la compréhension, dont on rêve tous mais qui est finalement difficile et rare. La transmission aujourd’hui de plus en plus interactive, séduisante, mais finalement limitée. La négociation, la dimension de loin la plus fréquente dans les rapports humains et sociaux, frustrante, difficile, mais qui permet d’apprendre à cohabiter et à se supporter.
24L’information et la communication ont donc triomphé presque sans légitimité. Elles ont tout bouleversé dans les relations individuelles et collectives, sans véritable prestige et reconnaissance. Un peu comme la lettre volée, d’Edgar Poe. Chacun la recherche alors qu’elle est là. Un principe unificateur au xxe siècle ? Probablement les innombrables ruptures de l’information et de la communication, sans que celles-ci soient revendiquées, voire reconnues. C’est un peu la même chose que pour la psychanalyse, dont, pendant près d’un siècle on a nié, au nom d’un positionnement réducteur, la révolution qu’elle a introduit dans la compréhension de l’individu et de ses rapports aux autres. Même si par la suite, elle s’est souvent transformée en une vulgate vulgaire, réduite à quelques concepts sommaires, hors de toute clinique.
25Retrouver cet impensé de la communication, par différents éclairages et pour comprendre comment celle-ci a bouleversé le xxe siècle : tel est l’objectif de ce numéro.
26Interroger l’impensé ou le refoulé de ce qu’a représenté la révolution de la communication au xxe siècle. La communication plutôt que l’information. Bien sûr, les deux sont inséparables, mais la supériorité de la communication est tout de suite de reconnaître l’importance de la relation et la réalité de l’autre. Cet autre sans lequel chacun n’est rien, mais que l’on a toujours tendance à dévaloriser, à relativiser ou à vouloir en faire un double de soi. En réalité, avec l’information et la communication triomphante, on pensait pouvoir enfin se comprendre mieux. Un peu le rêve du « village global » de Marshall MacLuhan. C’est l’incommunication qui pointe souvent à l’horizon, et qui s’installe. On comprend que cette déception idéologique ait des répercussions sur la représentation que l’on se fait de la communication ! C’est peut-être cette sourde déception, en tout cas la découverte du décalage croissant entre la performance des outils et les difficultés de la communication humaine, qui explique la légitimité en demi-teinte qui entoure cette révolution.
27*
28L’objectif de ce numéro est donc de montrer, sans prétendre à l’exhaustivité, que tous les secteurs de la société ont été touchés par cette révolution, qui selon les moments a été niée, acceptée, revendiquée, impensée, dévalorisée, suspectée. Il est indispensable de faire cette analyse pour comprendre les enjeux du xxie siècle. Indispensable de faire référence aux auteurs, critiques ou non, pour essayer de comprendre cet impensé et faire ressortir les tensions et les controverses. Retrouver une histoire de la pensée avec ses soubresauts au-delà d’une sorte d’« anesthésie théorique ». Comprendre notamment pourquoi la communication, dans toutes ses dimensions, est restée marginalisée, rejetée, dévalorisée dans le champ académique ? Avec une hostilité quasi naturelle à l’égard des médias de masse et une admiration tout aussi excessive pour tout ce qui concerne Internet. Pourquoi finalement aussi peu de curiosité pour comprendre mieux la complexité du dialogue Homme / Machine ? Pourquoi la communication interpersonnelle, essentielle dans ce siècle d’émancipation et de la parole, est-elle aussi restée – en dehors de la psychanalyse – si peu étudiée ? Pourquoi ce silence de la psycho-sociologie, pourtant à l’articulation de l’individuel et du collectif ? Pourquoi peu d’intérêt aussi pour la communication collective et interculturelle ? Tout autant qu’à l’égard de l’anthropologie culturelle, autre discipline essentielle du xxe siècle et du xxie siècle trop peu valorisée ? Alors même que le « village global » ne cesse de révéler la diversité culturelle. Pourquoi tant d’attirance pour le réductionnisme technique ? Pourquoi si peu de distance à l’égard d’Internet et tant de méfiance à l’égard des médias de masse, « totalement dépassés » alors qu’ils restent une fenêtre essentielle d’ouverture sur le monde et des acteurs essentiels pour ce si difficile lien social ? Autant de questions centrales pour comprendre le statut de la communication au xxie siècle.
29Que veut dire, finalement, cet impensé de la communication ? L’hostilité des élites aux bouleversements de la communication est pour beaucoup dans cette sous-réflexion. Globalement, celles-ci ont en effet craint que la culture de masse, et en bonne partie la culture moyenne qui a pris son essor avec la démocratisation de la communication, ne menace le statut de la culture d’élite. Il n’en est rien. En réalité, la culture d’élite a très bien résisté et c’est elle qui aujourd’hui bénéficie le plus de la mondialisation ! Justement parce qu’elle est suffisamment homogène et codée pour se mondialiser. L’argument officiel mis en avant fut aussi la crainte de la manipulation. On retrouve ici un des stéréotypes négatifs les plus puissants concernant la communication : le récepteur, dépourvu d’esprit critique, est manipulé par les messages reçus. Mais d’où parle celui qui dénonce l’aliénation des autres, sans être lui-même aliéné ? Si ce n’est à partir d’une posture de hiérarchie culturelle ! Le paradoxe évidemment est que ces mêmes élites qui ont détesté les médias de masse, soupçonnés d’abrutissement, se sont au contraire émerveillées devant Internet et ses réseaux, n’y voyant que liberté, créativité et autonomie ! Le jour et la nuit. Les médias de masse ont pâti de cette hostilité disproportionnée, tout autant qu’Internet de cette excessive mansuétude.
30À cette hostilité culturelle s’ajoutent trois phénomènes historiques. D’abord, l’utilisation par les fascistes, puis par les communistes et en général tous les régimes autoritaires des médias de masse comme outils de propagande. Ceci a créé une suspicion durable sur les liens médias/pouvoir. Ensuite, l’avènement de la société et de la consommation de masse, souhaitées d’un point de vue théorique, mais qui a souvent inquiété. Enfin, la découverte douloureuse des limites de la communication humaine et de l’importance de l’incommunication, et ceci en dépit de la performance croissante des outils.
31Finalement, la révolution de la communication, tant au plan des relations interpersonnelles qu’à celui des performances techniques, a pris une place considérable dans les sociétés sans bénéficier de la légitimité intellectuelle et culturelle à la hauteur du bouleversement qu’elle provoquait. Comme si, par une espèce de ruse de l’histoire, la complexité anthropologique de la communication, qui est tout de même un des symboles de la condition humaine, empêchait d’en faire une mutation claire et lumineuse. Finalement, tout est un peu compliqué avec la communication. Même si les techniques comblent apparemment, de mieux en mieux, les apories de la communication humaine.
32*
33On constate d’ailleurs un paradoxe étonnant : les neurosciences et les sciences cognitives tentent aujourd’hui de combler, réduire, les difficultés de cette communication humaine qui glisse comme une savonnette. Essayer de réduire, par une nouvelle rationalité, ce que les techniques n’ont pas réussi à résoudre. En gros, pour amoindrir les inévitables dérapages d’une conversation humaine et sociale souvent défaillante ou décevante, il y aurait le double arsenal, des techniques et de la science. Pourquoi pas. À condition cependant de ne pas négliger la leçon, souvent oubliée, de la condition humaine, rappelée par la littérature, le cinéma, l’art et la psychanalyse, à savoir l’extraordinaire complexité et ambivalence de l’Homme face à la communication. Psychanalyse qui d’ailleurs, tout en ayant bénéficié d’une reconnaissance souvent stéréotypée dans ce siècle, ne bénéficie toujours que d’une légitimité moyenne. Plus modeste que les neurosciences et les sciences cognitives, elle rencontre des résistances plus fortes, justement parce que contrairement aux sciences, elle ne se fait guère d’illusions sur l’intercompréhension. Un peu comme si pour la communication, la « volonté de ne pas savoir » l’emportait souvent sur la volonté de comprendre. Bien sûr, la communication reste plus complexe, et insaisissable, que ne le laisse penser la rationalité technique ou scientifique. Plus les outils sont performants et merveilleux, plus la science explique, plus la communication, c’est-à-dire ce qui permet aux hommes d’exister et d’entretenir un rapport aux autres et à la réalité, résiste…
34*
35En fait, la compréhension de la communication résulte d’une équation à trois termes. D’abord, les connaissances en neurosciences et sciences cognitives sur certains mécanismes fondamentaux, tout le problème étant comment ceux-ci se combinent dans l’interaction, puisque la communication est toujours inséparable des échanges avec le milieu. Ensuite, le rôle des techniques, qui lui aussi dépend, pour son utilisation, du contexte culturel, social et politique. Enfin, les modalités du rapport de l’Homme avec son environnement puisque la communication par définition oblige l’individu à sortir de lui-même et à entrer en interaction avec autrui et les sociétés.
36*
37Cinq chantiers théoriques sont à ouvrir pour mieux comprendre la place de la communication dans ses trois dimensions : celle de l’individu, des techniques et de la société. En sachant que pour la communication, les liens sont constants entre les dimensions individuelles et collectives.
381) Mieux distinguer l’information et la communication. Le xxe siècle a finalement été celui du triomphe de l’information et des techniques de la communication, c’est-à-dire de transport de l’information et du message. Le xxie siècle est celui de la communication, c’est-à-dire de la relation et de la négociation. Après la fascination pour les prouesses techniques, on assiste à la redécouverte de l’altérité, de la « difficulté » de communiquer, du temps nécessaire et des concessions mutuelles pour mieux se comprendre. Ou au moins se tolérer. Revaloriser la communication, c’est reconnaître aussi l’intelligence du récepteur, jamais passif, toujours actif.
392) Détechniciser la communication. Pas de revalorisation de la problématique de la communication sans un retour critique sur l’emprise de la technique. Pour retrouver, au-delà de la fantastique révolution technique du xxe siècle, l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire toutes les autres dimensions, moins visibles mais plus structurantes, de la communication dans la vie individuelle et collective. Ré-humaniser la communication, c’est prendre ses distances par rapport à la technique. Retrouver d’autres imaginaires que celle-ci et surtout, en la relativisant, pouvoir accéder plus facilement aux autres cultures et aux autres manières de penser et de communiquer. La Technique rationalise trop la question si complexe de l’interculturalité, et plus généralement celle des apories de la communication humaine..
403) Penser l’incommunication et le statut de l’Autre. Dans un monde où tout est ouvert, dominé par les innombrables informations, il est essentiel de ne pas confondre échanges, interactions et communication. L’incommunication, horizon fréquent de la communication, oblige à laisser une place à l’altérité. Avec comme corollaire un travail sur les stéréotypes et les représentations de l’Autre. Paradoxalement, les deux sont à la fois des obstacles à la communication et la condition de celle-ci, car on ne peut jamais aborder le monde extérieur sans stéréotypes ni représentations.
414) Reconnaître le fait indépassable de la diversité culturelle et la nécessité de construire la cohabitation culturelle. Les deux sont inséparables, comme le rappelle la convention pour le respect de la diversité culturelle signée il y a dix ans à l’Unesco en 2005 et ratifiée par plus de 130 États. Ce qui oblige à un travail historique et anthropologique, comparatif entre les sociétés, les communautés, les minorités pour diminuer l’intolérance à l’égard de ce qui ne nous ressemble pas. Réduire un peu la hiérarchie entre les modèles de communication, admettre un peu plus de pluralisme et de tolérance.
425) Reconnaître l’enjeu politique de la communication. Et donc la nécessité de la réglementation du carré des industries du xxie siècle : l’information, la culture, la connaissance et la communication.
43Elles sont le cœur du xxie siècle, avec autant de chance d’émancipation que d’impérialisme. L’information et la communication, comme la culture et la connaissance, sont naturellement des industries, à condition de ne pas oublier qu’elles ne sont pas que cela. Sinon, les valeurs qui soutiennent ce carré des industries seraient détruites aux seuls bénéfices d’une nouvelle domination économique et culturelle. Dont on devine les conséquences explosives. En effet, si les Hommes luttent pour réduire les inégalités économiques et sociales, ils sont par contre toujours prêts à mourir pour l’information et la communication, c’est-à-dire la culture, la vision de l’Autre, la valeur de soi, la religion, la définition de la politique, de la liberté, les représentations, etc. Bref, tout ce qui structure anthropologiquement notre rapport au monde, et à l’Autre.