1Si les formules « société de consommation », « société du spectacle » et, bien sûr, « société de l’information » ont fait florès pour avoir paru souligner un nouvel ethos social, la notion de « société de marques » devrait connaître un bel avenir. Au-delà de l’entreprise, désormais, la marque et son image visuelle – le logotype [1] – conditionnent la visibilité de nombreuses institutions, publiques ou privées, et en cautionnent l’identité : la ville de Paris s’est constituée en marque pourvue d’une boutique, comme les musées, et les marques des organisations non gouvernementales affrontent la concurrence – Médecins sans frontières (1971) contre Médecins du monde (1980), par exemple. La nomination décide de l’existence, c’est une constante anthropologique, et la marque, loin d’être un simple ajout à un produit, prétend incarner la maison dont elle est l’enseigne : elle en raconte l’histoire, les valeurs, les enjeux et les projets. Nouvel alphabet pour déchiffrer un monde aux allures de logo sphère, la marque instaure un système de communication.
Un « système de communication »
2Présente dès l’Antiquité, la marque fut longtemps l’équivalent d’une signature permettant l’attribution d’un objet à son auteur : les amphores grecques présentaient des entailles ou griffures indiquant leur provenance et, plus près de nous, les pierres des cathédrales portent la marque des tâcherons. Une transformation décisive advint au xixe siècle.
Petite histoire de la marque
3La marque moderne est issue de la conspiration de trois phénomènes apparus avec la révolution industrielle : une production de masse standardisée et anonyme, un marché de masse pourvu d’un système de distribution complexe et, enfin, une innovation technique croissante. Son épiphanie accompagna celle de la marchandise, cette chose « embrouillée et pleine de subtilités métaphysiques » (Marx, 1963) qu’elle servit à identifier. Deux étapes majeures rythment son histoire. Les années 1850 à 1920 virent naître des marques fameuses – Levi’s (1853), Coca-Cola (1886) ou Michelin (1889) – mais la production et la demande n’étaient pas alors assez diversifiées pour générer une véritable économie de marque : Henry Ford, par exemple, n’eut pas à varier la forme et la couleur de sa Tin Lizzie à l’inverse des constructeurs actuels qui multiplient modèles et gammes. Dès les lendemains de la Grande Guerre jusqu’à nos jours, en revanche, l’apparition d’une consommation de masse articulée au marché de masse toujours plus concurrentiel et innovant créa la marque contemporaine : signe et outil de communication, elle assure un échange dynamique entre les domaines économique et socioculturel. Dans un contexte d’hyperchoix et de saturation du marché, la marque doit donner voix, visibilité et séduction à la banalité de produits surnuméraires : pour arracher un objet à la trivialité, elle l’associe à un univers ou à des personnages prestigieux que le consommateur pensera imiter et rejoindre par son achat : ainsi un sac Hermès, similaire à beaucoup d’autres, est-il rendu convoitable par sa griffe de luxe familière à la jet set. La marque instaure une connexion entre les domaines marchand et culturel suivant le modèle du désir mimétique analysé par René Girard (1989). Plus qu’un outil au service de l’économie de marché, c’est « un système de communication dont la fonction de normalisation sociale est essentielle [...]. Elle crée, par sa présence dans tous les médias, un langage et un imaginaire qui forme l’essentiel d’une culture, partagée, selon des degrés divers, par toutes les couches de la société [2] ».
Question de forme
4Pour devenir marque, un nom (Guerlain ou Renault) doit représenter un produit (parfum, automobile) ou même fusionner avec lui : on porte une Rolex, on boit du Perrier. La marque-nom doit ensuite inscrire la rationalité marchande dans l’économie ambiguë du désir subjectif par le biais d’une valeur propre à l’identifier : la douceur familiale de Danone ou la fiabilité de Darty constituent les valeurs que ces marques déclinent en images, slogans et spots publicitaires, parfois même via le mécénat. Ainsi la marque « désenclave le produit de l’univers de la marchandise et de l’usine et en fait un être social à part entière » (Semprini, 1995). Un rapprochement de la marque avec la parure de Simmel (1998) serait éclairant : la généralité de la valeur (douceur) appliquée à la singularité du produit (yaourt) crée une forme (Danone) en concurrence avec d’autres (Yoplait). Conçue pour capter des consommateurs traités comme des variables économétriques, la valeur n’est point un leurre : en externe, elle garantit la crédibilité de l’entreprise qui ne saurait la trahir sans se détruire (le « contrat de confiance » oblige Darty) ; en interne, elle contribue à créer la culture et l’éthique de l’entreprise, abondamment théorisées dès les années 1980.
5Le succès des marques emprunte à l’éthique, mais dépend aussi d’analyses sociologiques : l’échec de Fruit défendu, par exemple, parfum gourmand lancé par Paul Poiret en 1918, fut imputable à la sous-estimation du climat rigoriste de l’époque ; plus avisé, Calvin Klein sut adapter CK One, son jus androgyne, à l’atmosphère des années 1990. Généralement configurées en groupes, les marques dépendent de l’environnement socioculturel dont elles constituent un commentaire. Bruno Remaury (2004) montre comment Chanel, Dior, Saint Laurent et Hermès interprètent l’ensemble des types idéaux féminins sans laisser de place à d’autres marques, dès lors distribuées en groupes subalternes, également cohérents et hiérarchisés. Pour un même type de produit, les marques se partagent les segments de marché dont elles manifestent la cohérence : pour les cosmétiques pharmaceutiques ou les chaussures de sport, par exemple, Roc et Nike représentent la technologie, Avène et Timberland le goût de la nature, puis La Roche Posay et Adidas le professionnalisme. Ce processus se retrouve au niveau international, mais non sans ajustement des marques au contexte culturel : un parfumeur français adaptera son discours et la concentration de ses produits aux publics américain, féru de fragrances puissantes, et nippon, épris de senteurs légères.
Si la marque m’était contée…
6Objet théorique complexe, la marque s’élabore en un récit fait de valeurs, d’imaginaire et de références extraites de la culture commune dont elle participe.
La marque en récits
7L’analyse sémiologique du récit de marque est devenue pratique courante depuis le déchiffrement par Roland Barthes d’une image publicitaire Panzani dans Rhétorique de l’image en 1964 : l’agencement et les couleurs de légumes frais, de paquets de pâtes et d’une boîte de sauce bolognaise contenus dans un filet à provisions racontent l’histoire d’un plat mijoté à la maison pour occulter la fabrication industrielle du produit. Depuis, les aventures de Don Patillo, inspirées des romans de Guareschi, donnent une dimension diachronique à ce discours de marque mais sans en modifier la signification : la cuisine familiale. Le respect de la signification, projection de la valeur dans le récit publicitaire, identifie la marque et en conditionne la pérennité. Nous appliquerons au récit de la marque Volvic les trois niveaux sémiotiques proposés par Andrea Semprini (1995) pour montrer comment un discours structuré de ce type évolue dans le temps. Au niveau profond demeure la valeur intangible : la « forme physique » pour cette eau minérale. Au niveau narratif, des histoires relevant de la culture patrimoniale (romans, mythes et contes) incarnent la valeur et la mettent en scène : des mythes de jouvence et d’autochtonie posent une homologie entre enfant et volcan chez Volvic (« Un volcan s’éteint, un être s’éveille »), le ruissellement de l’eau devenant la « volcanisation » du corps. Au niveau patent, valeur et noyau narratif sont contextualisés suivant les goûts du moment : des adultes, de conditions et d’âges différents à chaque clip, racontent à des enfants la magie de cette eau dont la marque met la puissance au service de la « forme ».
8Un grand récit de marque est généralement un récit de grande marque qui puise à la culture partagée pour construire sa légitimité auprès de consommateurs conçus tels des « êtres totaux », au sens maussien, et non comme des clients : des thèmes comme la pureté (Évian), l’Inde légendaire (Shalimar), les tropiques (Ushuaia), etc., suscitent des images et des histoires relevant d’un patrimoine dont s’empare l’industrie pour séduire le sujet et en faire un client.
Au bonheur du kitsch
9Contraint à être plaisant, bref et percutant, le discours de marque, toujours allusif, est sans épaisseur : qu’il s’agisse de grands récits (l’Âge d’or), de gestes (lavage) ou d’environnement à préserver, la marque propose des produits immédiatement accessibles sans apprentissage ni médiation d’aucune sorte – la source de jouvence est disponible en bouteille ! Parce qu’il exige le consensus pour obéir aux variations de l’exigence consumériste, le récit de marque emploie le poncif et le cliché, autant dire le langage même du kitsch selon Hermann Broch (1895), son théoricien. La marque rénove (kitschen) images et idéaux en les ajustant à un désir de beauté accessible à tous et à « un confort du cœur qui rend l’art propre à la consommation » (Benjamin, 1997) : ainsi Nestlé utilise La Laitière de Vermeer pour raconter des yaourts. En accommodant tout aux formules éprouvées, le kitsch associe une esthétique du bien-être à une éthique consensuelle du bon sentiment : il permet au consommateur « de se reconnaître dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue » (Kundera, 1986). Le kitsch, écrivait déjà Jean Baudrillard (1970), « a son fondement, comme la “culture de masse” dans la réalité sociologique de la société de consommation » : le discours de marque en fait foi.
10Agent d’homogénéisation issu de la consommation de masse, la marque, devenue un mode d’acculturation du monde développé, promeut la société de masse qu’elle contribue à normaliser. Tel un M. Jourdain devenu sémiologue, chacun entend et parle le langage des marques et de leurs logotypes qui recouvre notre environnement d’une fine et bavarde pellicule informationnelle : ainsi, pour analyser un « people », la presse écrite se livre-t-elle à l’énumération commentée des marques qu’il arbore, comme s’il se réduisait à leur somme pondérée [3]. Enseigne des entreprises, des institutions, des clubs, des agences, des objets et, parfois même des sujets, la marque leur donne sens et cohérence au prix de leur traitement comme produits. L’ensemble des marques et de leurs logotypes peut apparaître comme une métaphore de notre monde ou son allégorie car, en présence d’une « suite de métaphores (tralationes), […] les Grecs disent allegoria » indiquait Cicéron instruit par Quintilien [4].
Notes
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[1]
Le logotype ou logo est l’incarnation condensée d’une marque par un signe : lettre (M pour McDonalds), image (la pomme d’Apple), initiale (LV pour Louis Vuitton), signature (Disney), blason (le lion Peugeot), formes géométriques colorées (Adidas), etc. Enseigne omniprésente de la marque et possiblement minuscule ou immense, le logo figure dans toutes ses manifestations (courrier, affiches, etc.) : c’est un « flash sémiotique » (Semprini, 1995).
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[2]
Nous transposons à la marque les propos tenus sur la publicité par le regretté André Akoun (1991).
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[3]
Ainsi fait le personnage joué par Brigitte Bardot qui, dans Le Mépris de Godard, s’assimile aux éléments décomptés de son corps.
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[4]
L’Orateur, XXVII, 92, cité par Pépin, 1958.