1« La com », cette expression triviale qui réduit la communication à un dispositif, à un processus ou à un instrument, vient nourrir et renforcer tous les malentendus. On ne reviendra pas encore une fois sur ce que ces métiers – nés autour du marketing, du management, voire du lobbying – ont tout à la fois de profondément lié à ce que nous recherchons dans la communication et de singulièrement déformant par rapport à celle-ci. Les activités communicantes, nonobstant leurs dimensions professionnellement caricaturales, ne peuvent s’abstraire de l’attractivité inévitable que l’altérité exige de notre vie en société. Parce qu’elles visent in fine le consommateur ou le citoyen, les techniques communicationnelles – qu’elles soient utilisées pour améliorer la vente, la promotion ou l’échange – reconnaissent, jusque dans leurs ficelles les plus éculées, la part impondérable de cet autre auquel l’on s’adresse mais dont nous ignorons au fond s’il nous entend et nous écoute. Tout au plus cet hommage du « vice » à la vertu s’essaye à préjuger de comportements standards, formatés... Pour autant, l’image que la com renvoie de la communication tend à réduire celle-ci à une entreprise qui s’apparente bien plus à un art de la manipulation qu’à une volonté d’échange et de partage.
2La communication ainsi ramenée à sa seule fonctionnalité a « mauvaise presse » : elle ne serait qu’abus, travestissement et superficialité, un art somme toute mineur dans la hiérarchie des organisations et dont il faut bien reconnaître que sa sociologie, principalement jeune et féminine, traduit d’une certaine manière la marginalité au regard des canons de la respectabilité professionnelle. Mépris de la part des journalistes qui s’investissent de la mission de la combattre oubliant que la concurrence dans le champ de la presse obéit à des coups médiatiques qui ne sont rien d’autre que des coups de com ; condescendance à peine dissimulée chez ces grands décideurs qui y voient un outil, un bouton même sur lequel appuyer pour obtenir un consentement dont on ne mesure pas qu’il est neuf fois sur dix le produit d’une alchimie complexe où la « servitude volontaire » le dispute à une forme consciente ou inconsciente de résistance ; scepticisme des citoyens qui, au gré de décennies de déceptions démocratiques accumulées, y voient le masque des promesses oubliées et des trahisons honteuses… Parler de com en lieu et place de communication, c’est renvoyer à la propagande, à la posture, à l’habileté, à une insoutenable légèreté des individus, à un artefact où toute parole devient suspecte et empreinte de facticité. Cela sonne faux… et cela finit par énerver, voire révolter.
Com et communication
3Dès lors, que nous dit la com de la communication ? Que nous apprennent les communicants de la société et du pouvoir ? Notre époque est sans doute bien plus celle de l’expression que de la communication. Et la com, de la sorte, accompagne la parole sans pour autant faciliter ou fluidifier l’intercompréhension. Les cohabitations, même pacifiques, n’impliquent pas l’entente ; se connaître ne veut pas dire se reconnaître et bien sûr, écouter n’est pas entendre… L’explosion des expressions, indissociable de l’émancipation des individus et de la montée en puissance des techniques, corrobore cette intuition qu’un monde où les signes et les opinions prolifèrent n’est pas un espace où chacun accepte mieux l’autre. La vitalité démocratique ne garantit pas la tolérance, voire même la confrontation apaisée ou pacifique.
4Le malentendu communicationnel du siècle repose sur ce terrible contresens où l’attention apportée à la communication tant dans les mots que dans les activités s’accompagne de ce constat que l’on ne communique pas mieux aujourd’hui que par le passé. Plus on enrichit de techniques et autres process les registres communicationnels, moins l’on accepte l’indifférence et la résistance à nos messages… et plus l’on renforce nos croyances, voire nos budgets et services en com… Course folle où notre imaginaire poursuit cette chimère que notre relation aux autres – car c’est de cela qu’il s’agit – est maîtrisable, contrôlable, comme si le verbe et le geste, suffisamment rationalisés, polis, travaillés en amont permettaient d’anticiper et de modeler les perceptions au point de les standardiser.
5La com, sous cet angle, est bien moins finalement un savoir-faire qu’une croyance. Les pères fondateurs de la publicité, des relations publiques au début du siècle dernier – américains pour la plupart, de Lasker à Bernays en passant par Ivy Lee – ont tous préjugé, à la suite de Gustave Le Bon, que l’opinion est une matière comme une autre que l’on doit pouvoir pétrir au service de produits – qu’il s’agisse de biens courants de consommation ou d’hommes politiques. Pour avoir été celui des totalitarismes et des orchestrations propagandistes qui résonnèrent de la place Rouge jusqu’à Nuremberg, le xxe siècle s’acheva néanmoins sur le triomphe du marché et principalement du marché-monde avec ses musiques communicantes qui, à l’instar des sonorités d’ambiance qui nous accompagnent dans les grands centres commerciaux, s’insinuent dans nos quotidiens multiples et divers pour nous orienter.
6Propagande et com sont en apparence les deux faces d’une même monnaie qui, selon les régimes, changent de forme mais non de nature : elles postulent que les comportements des individus peuvent obéir à toutes sortes d’injonctions ou de prescriptions, à condition de disposer des instruments idoines. Mais il faut aller au-delà, adopter le regard de l’entomologiste pour différencier et distinguer propagande et com. Quand la première s’adresse aux foules et aux peuples en privilégiant un rapport fusionnel entre un chef, voire un parti, et des masses, la seconde segmente, dissocie des groupes, mettant en avant le lien avec la société, le marché ou l’entreprise en reconnaissant la diversité et d’une certaine manière des altérités souvent dissociées et parfois antagonistes.
7Suivant cette évolution, la com dépasse la propagande, épousant les prérequis des sociétés ouvertes : individu, concurrence, mobilité, pluralité, etc. L’émergence des métiers de la com s’inscrit en conséquence dans un contexte historique donné : celui des démocraties libérales et des économies de marché. Le lobbying est un enfant du parlementarisme et la pub est fille de la société de consommation. Là où le propagandiste assène, en s’adossant à un appareil étatique ou partisan qui encadre et enrégimente les masses, le communicant se meut dans un environnement de contradictions, de conflits et de compétitions assumées. C’est en ce sens que, aussi pragmatique et parfois cynique soit-il, il n’en demeure pas moins un animal démocratique dont les références sont toutes au ciel de « cette liberté selon les modernes » dont parle Benjamin Constant. Cette distinction n’exclut pas des passerelles entre la propagande d’un côté et la com de l’autre. On sait ce que Goebbels, maître monstrueux de la première, reconnaissait comme dette au juif Bernays, neveu de Freud et théoricien astucieux de la seconde. L’histoire, on le sait, peut être le fleuve des paradoxes, même si son observation sur la distance nous offre des lignes de cohérence.
Naissance du communicant
8Et force est de constater que la com est bien plus un aggiornamento de la propagande que sa « continuation par d’autres moyens ». L’émergence des métiers « communicants » obéit à un processus indissociablement lié à plusieurs facteurs : le marché tout d’abord, on l’a vu, avec les besoins croissants de trouver de nouveaux débouchés ; le pluralisme politique qui implique dans le débat contradictoire la nécessité d’argumenter et contre-argumenter pour convaincre les décideurs publics ; et sous le double jeu des forces de l’économie et du politique, l’avènement de l’autonomie de l’individu. C’est à travers cette dynamique que des « outsiders » à la croisée du business, des relations publiques (les fameuses « RP »), des médias, du lobbying vont progressivement susciter des besoins nouveaux sur lesquelles se grefferont de nouvelles professions. C’est ainsi que s’installent au cœur du capitalisme des services inédits comme la pub, le marketing, les relations presse, etc.
9Cette histoire, bien sûr, n’est pas linéaire : elle s’enrichit ou, plus vraisemblablement, se scarifie de tout un ensemble de résistances et aussi de ruses pour contourner, justement, celles-ci. Comme souvent pour les innovations, ces dernières sont portées par des acteurs hybrides (journalistes reconvertis, banquiers défroqués, intellectuels dévoyés, etc.) qui s’installent à la périphérie des grands groupes ou des institutions pour leur offrir leurs prestations et autres conseils. Les indépendants créent des agences et se mettent aux services de clients aussi divers que les cigarettiers, les producteurs d’acier, les politiques, etc. Que vendent-ils ? De l’influence, de la persuasion et de l’entregent, mais encore mieux que cela : une sorte de soutien, de réassurance psychologique qui vient réconforter les chevaliers d’industrie en proie à une grève, ou des candidats à un mandat électoral aux prises avec le suffrage universel…
10On est alors au début de ce siècle qui connaîtra deux guerres. New York et Washington sont l’épicentre originel de ce foyer où se solidifient ces secteurs inédits. Tout se construit de manière pointilliste, voire anarchique comme il est de tradition pour les mouvements naissants. Beaucoup d’empirisme, un zeste de sciences sociales, et des audaces créatrices qui se bâtissent autour de l’essor de l’image animée, du cinéma, plus tard de la radio mais aussi du « star system » qui commence à émerger.
11Les publicitaires très vite comprennent le parti qu’ils peuvent tirer des vedettes en associant des produits à ces dernières. De la même manière, ils sauront tout aussi rapidement nouer des liens diversifiés avec la presse, tant pour promouvoir des biens de consommation, en utilisant entre autres les supports des journaux féminins, qu’en dessinant avec les médias des liaisons si ce n’est harmonieuses mais où peuvent se former certaines complicités. Quand il invente le « press release », Ivy Lee y voit surtout un moyen de fournir une information susceptible de s’immuniser contre des soupçons par trop déstabilisants pour ses clients.
L’asymétrie entre information et communication
12La com a l’intuition dès son origine que l’info n’est pas une matière neutre, a priori plus noble, mais un théâtre où se jouent des marivaudages subtils, quand ce ne sont pas des batailles plus épiques. La consanguinité entre la com et l’info est d’autant plus vivante que les passerelles entre les deux univers se multiplient au gré des trajectoires personnelles, des regroupements entrepreneuriaux, des besoins de financement. Ce sont là deux champs qui s’entrecroisent mais qui s’entrechoquent à proportion de leur assomption respective dans le siècle. Qu’elles soient réelles ou factices, surjouées parfois également, les oppositions tracent une frontière d’où journalistes d’un côté, professionnels de la com de l’autre se jaugent, les premiers voyant dans les seconds des obstacles à leur travail d’investigation, les seconds considérant les premiers comme la boîte noire de fabrication de l’opinion. Asymétrique, la relation l’est pleinement tant le statut de surplomb de l’information n’est que méfiance et dévalorisation de la communication.
13L’histoire récente des relations des métiers de l’information et de la communication est à considérer au regard de leur professionnalisation respective. Plus ces activités se solidifient avec leurs codes, leurs savoir-faire, leur mode de formation et de recrutement, plus ces univers se distancient symboliquement, oubliant leur genèse commune portée tout à la fois par l’émergence des opinions publiques, la transformation du sujet en citoyen, l’émancipation progressive de l’individu, la généralisation des nouveaux modes de diffusion et la désacralisation du monde – ou, pour reprendre une expression weberienne, son « désenchantement ». L’information et la communication s’extirpent de la même forge mais au fur et à mesure de leur croissance, elles se dissocient sans pour autant néanmoins parvenir à effacer les traces de leurs origines. Les métiers de la com vivent de la sorte sous le coup d’un double déclassement : celui tout d’abord, on l’a dit, de leurs donneurs d’ordres qui, tout en recourant avec force à leur usage, les réduisent à un ensemble de recettes ou plus prosaïquement de simples courroies de transmission ; mais ils souffrent également de la suspicion, voire du discrédit, dans lequel leurs cousins de la presse les confinent. Tout se passe comme si les uns, les communicants, s’évertuaient à des mises en scène quand les autres, les journalistes, s’en tenaient aux seuls faits…
14Bien évidemment, l’avantage comparatif dont se drape l’information minore tout ce que ses acteurs doivent à leurs préjugés idéologiques, à leurs systèmes d’intérêts, aux représentations « enchantées » du rôle qu’ils s’assignent et aux jeux de connivence auxquels ils ne dérogent pas nécessairement. L’information n’est pas plus à l’abri du pouvoir et de la partialité que ne l’est la communication. Elle est traversée par des conflits, des querelles, des ambivalences, des partis pris, des instrumentalisations… Et, à rebours, la communication n’est pas étrangère à toute information – quand bien même sa sincérité pourrait être à bien des égards prise en défaut. Sans information, il n’existe pas de communication et parallèlement il ne saurait y avoir d’information qui ne soit quelque part un élément de communication.
15Dans les faits, les deux secteurs, pris dans leur acception professionnelle, ont connu au cours des trente dernières années une standardisation et un formatage toujours plus resserrés de leurs pratiques. C’est sans doute le prix qu’il leur fallut payer pour l’accès progressif au rang d’activités à part entière dans l’échelle de la légitimité sociale. Cette normalisation, dont les écoles de journalisme ou les formations en com illustrent la visibilité grandissante, a enclenché un processus de spécialisation qui, dans l’imaginaire, contribue à redistribuer les valeurs sociales attachées à ces métiers. L’attractivité de ces professions est désormais attestée, voire même croissante, en dépit de la contraction du marché des emplois liés à ces postes. Pour autant, leur cotation est fortement inégale tant les métiers de la presse sont dotés d’un prestige intellectuel auquel les communicants ne parviennent pas à prétendre.
16Mais c’est pourtant un étrange paradoxe qui se dessine : cette dévalorisation de la com s’accompagne de la montée en puissance, certes chaotique, de ces activités. L’internalisation de ces dernières tout d’abord – qui n’exclut pas le recours à des prestations externes – au sein des institutions ou des entreprises signe la prise en compte de la fonction communicante, au même titre que les fonctions commerciales, juridiques ou financières qui l’ont précédée Les années 1980 et 1990 ont de ce point de vue constitué des périodes de fort développement de ces activités, lequel se double, mutadis mutandis, d’un regain de critique à l’encontre du « tout-com », notamment à l’encontre des décideurs politiques. D’une certaine manière, le rétrécissement des marges de manœuvre des décideurs, sous le coup des contraintes économiques, induit une intensification des stratégies de communication. Tout se passe comme s’il fallait pallier le déficit des politiques publiques par un accroissement de la parole ou de l’expression publique. La com se déploie aussi à partir de l’impuissance supposée ou réelle des gouvernants et des élus. Elle tend à se substituer à l’action – ou tout au moins à la compenser pour une part. Rien ne serait plus illusoire cependant que d’ériger cette offre de com en ruse purement cynique : l’offre répond bien à une demande croissante, c’est-à-dire au besoin des sociétés post-modernes et démocratiques de disposer de réponses, d’attentions, de compassion également, d’explications à leurs incertitudes et autres interrogations. Et les journalistes, qui sont les premiers à démythifier les discours et les postures, ne sont pas les derniers à exiger toujours plus de com de la part des pouvoirs publics, et à stigmatiser l’absence de cette dernière, assimilée dès lors à un manque d’empathie, voire à une marque d’indifférence. En témoignent certaines grandes crises sanitaires récentes, à l’instar de celle de la canicule de 2003.
17C’est une trajectoire étonnante que celle de la com dans son siècle… Tour à tour jaillissante et créative sous la conjonction de la pub et des médias de masse, besogneuse pour construire sa place dans un univers saturé par des professions se jugeant bien plus légitimes, arrogante aussi lorsqu’elle prétend résoudre comme par magie l’énigme des opinions et de l’altérité, fascinée et pétrifiée par l’émergence du numérique, souvent amnésique de sa vocation quasi anthropologique, elle oscille – étrange curseur de nos hésitations existentielles – entre le mépris et l’excès de reconnaissance. « Mal-aimée » parce qu’incomprise. Ses métiers sont à son image. Ils nous enseignent que la communication, y compris pour ceux qui en font profession, reste un exercice improbable, même si désormais aucun secteur n’y échappe. Des institutions historiques comme l’Église ou l’armée ont fait droit en leur sein à la fonction communicante. Un exemple supplémentaire, s’il le fallait, qui atteste que la com, aussi imparfaite soit-elle, a bien saisi l’ensemble de la société.