1Détachée depuis un demi-siècle du mariage et de la reproduction, la sexualité est reconnue plurielle sous l’impulsion des mouvements d’émancipation (principalement des femmes et des homosexuel-le-s), en même temps que ses normes médico-sociales, comportementales ou genrées continuent de s’actualiser (Wolton, 1974 ; Bozon, 1993 ; Giddens, 2004). Devenue « plastique » pour Anthony Giddens ou « autonomisée » pour Michel Bozon, c’est-à-dire détachée de sa fonction reproductive, la sexualité se trouve désormais chargée des micro-politiques, déploiements du pouvoir à l’échelle de l’intimité structurant les identités de l’individu et du couple, ce dont témoignent les imaginaires médiatiques et particulièrement les séries télévisées.
2Par une analyse sociohistorique des représentations de la sexualité hétérosexuelle féminine, cette recherche vise à éclairer le rôle crucial joué par la sexualité dans la construction puis la communication des identités, à la fois de l’individu et du couple. Notre corpus est composé de séries dont le personnage principal est une femme et dans lesquelles la sexualité constitue un élément clé des récits amoureux, de sorte que ces narrations privilégient le point de vue du féminin sur des pratiques sexuelles aux significations renouvelées. Même si les séries françaises n’ont pas été timides dans la représentation des corps nus (Les 400 Coups de Virginie), la production américaine – sous-tendue par un marché industriel conséquent qui favorise les prises de risque (Morin, 2008) – a été plus audacieuse dans la problématisation des émancipations féminines et de la liberté sexuelle.
Retournements de stigmate et jeux de regards
3Longtemps, les séries télévisées ont privilégié une apparente chasteté pour leurs héroïnes, limitant les rares occurrences sexuelles à la symbolisation implicite ou métaphorique de leur domination, comme dans I Love Lucy où l’héroïne est plaquée au mur par un pain démesuré, phallique, sortant du four (saison 1, épisode 25), ou à plusieurs reprises fessée par son mari à l’occasion de leurs disputes (saison 1, épisode 15 ; saison 3, épisodes 1 et 19). Lors de la percée des revendications féministes dans les imaginaires médiatiques à l’orée des années 1970, un mouvement de libération s’amorce lorsque l’héroïne du Mary Tyler Moore Show invite systématiquement ses rendez-vous amoureux à terminer la soirée chez elle, laissant planer l’ambiguïté sur ses activités nocturnes à l’heure où la sexualité pré-maritale est encore taboue sur les écrans étasuniens.
4La libération sexuelle se traduit dans les représentations par une réappropriation des corps jusqu’ici enserrés dans des définitions patriarcales. Les stratégies sont bien souvent néoféministes car, ayant comme fondement le « retournement de stigmate » (Goffman, 1975), elles revalorisent les qualités essentialisées des femmes comme la beauté et la douceur (Guénif-Souilamas et Macé, 2004). Des Drôles de dames en 1976 jusqu’à Alias en 2001, les héroïnes exploitent leur beauté, font de leurs charmes des armes, jouent des stéréotypes de genre. Leur féminité sexy, douce et naïve se révèle être une feinte pour désarmer l’ennemi, un réinvestissement nouveau du genre féminin basé sur l’exagération, voire sur l’ironie : l’invraisemblance, par exemple, d’une robe en latex bleu ou d’un combat en pantalon de cuir moulant donne un air postmoderne à une attitude charmeuse traditionnelle. Les extravagantes tenues que l’espionne Sydney Bristow (Alias) porte lors de ses missions peuvent aussi être vues comme des mascarades. Ainsi, les héroïnes se réapproprient la sexualisation que leur ont historiquement imposée les hommes, pour l’exploiter comme la principale faille du masculin. À rebours de l’objectivation classique dans laquelle les femmes ne sont pas les sujets de leur sexualité, les héroïnes instrumentalisent la représentation de leurs corps. Objectivation et stigmatisation, loin d’être mécaniquement liées, dépendent des capacités d’agir féminines.
5La stratégie est néoféministe également dans des séries plus « réalistes ». Lorsque les héroïnes trentenaires apparaissent dans les séries télévisées au milieu des années 1990 (Sex and the City, Ally McBeal), elles transforment la faiblesse supposée de leur féminité en un atout majeur, bien qu’elles ne parviennent pas toujours à en maîtriser les conséquences : Carrie Bradshaw (Sex and the City, saison 1, épisode 6) revêt dès son premier rendez-vous avec Mister Big une robe presque transparente qui les mène droit au lit. Or, l’héroïne craint que cette représentation d’elle-même ne la décrédibilise sentimentalement et que, pour citer son amie Charlotte, la relation soit « condamnée à n’être que sexuelle ». Lorsque Mister Big la rassure sur son implication dans le couple, la dichotomie entre sexualité libérée et amour authentique semble dépassée.
Le temps de l’expressivisme : sexualité et individualisme
6À partir des années 1990, ces héroïnes interrogent les conséquences qu’a eues le féminisme sur les pratiques amoureuses et sexuelles. Ces discours prennent la forme de monologues (Ally McBeal) ou de soliloques introspectifs (Sex and the City), largement individualistes et expressivistes en ce qu’ils se focalisent sur les ressentis des héroïnes. En parallèle, les pratiques deviennent libérées et extatiques : les femmes n’ont désormais plus besoin de sentiments pour coucher avec quelqu’un et la sexualité se fait au gré des envies, avec de nombreux partenaires, enrichie même de techniques de soi qui encouragent la subjectivation (Foucault, 1994), comme les vibromasseurs et autres jouets sexuels.
7Les représentations renouvelées interrogent l’articulation de la sexualité et de l’émancipation féminine. Que se passe-t-il dans le couple fictionnel dès lors que les femmes ne sont plus contenues à la sphère privée et que, de surcroît, elles acquièrent autant de capitaux financiers et de pouvoir symbolique que les hommes dans la sphère publique ? Dès l’épisode pilote de Sex and the City, Samantha souligne que la distribution traditionnelle du pouvoir est troublée par l’accès des femmes à des comportements sexuels historiquement masculins : « c’est la première fois dans l’histoire de Manhattan que les femmes ont autant d’argent et de pouvoir que les hommes, en plus du luxe équitable de pouvoir traiter les hommes comme des objets sexuels ». Ce glissement fait largement disparaître le moralisme (les pratiques marginales sont peu dénoncées) au profit de morales individualistes sous-tendues par les enjeux féministes de la réappropriation des corps, de l’acceptation des désirs et du dépassement des doubles standards, lesquels codifient différemment un même comportement sexuel selon qu’il soit accompli par un homme ou une femme. Ally McBeal en est un bon exemple puisqu’elle insiste tantôt sur son droit à porter des jupes aussi courtes qu’elle le veut (saison 2, épisode 4), tantôt à laisser s’exprimer ses pulsions sexuelles (saison 3, épisode 1).
8Lorsque l’émancipation investit la sexualité, cette dernière se décolle de la légitimité conjugale et de sa fonction reproductive pour s’insérer dans des « relations pures » qui l’influencent en retour. La relation pure est un idéal contemporain conceptualisé par le sociologue Anthony Giddens, celui d’une « relation de stricte égalité sexuelle et émotionnelle, porteuse de connotations explosives vis-à-vis des formes préexistantes du pouvoir tel qu’il était traditionnellement réparti entre les deux sexes » et dans laquelle la sexualité désormais « plastique », affranchie de la reproduction, orientée vers le plaisir sous ses multiples formes, devient un moyen de réalisation de soi et du couple. Ce modèle se démarque de l’amour romantique en ce qu’il mobilise un ars erotica, entendu comme « art de l’existence » (Foucault, 1994). Du fait de la libération sexuelle – Giddens réintègre ici une rupture que Foucault avait rejetée –, les corps se libèrent et le plaisir sexuel devient un ingrédient clé de la relation amoureuse. Dans les imaginaires médiatiques, la sexualité plastique est précisément un moyen d’atteindre la relation pure : l’expression décomplexée des envies et des besoins est un premier pas vers l’affirmation de soi dans le cadre d’une démocratie relationnelle. Cette libéralisation des mœurs percute violemment les représentations classiques d’une sexualité féminine supposée romantique et douce.
La sexualité, territoire d’une sphère publique intime
9Le nouveau registre individuel et affirmatif de la sexualité des femmes peut créer du conflit dans leurs rapports aux hommes. Mais il pose aussi la question du devenir de la sexualité lorsque, traversée des problématiques égalitaires du couple, elle devient le territoire de ce que l’on peut appeler une « sphère publique intime » où les amoureux élaborent les conditions de leur couple. La structuration de la sphère publique au sens de Nancy Fraser (2001), faite de compromis démocratiques, s’insère dans les espaces privés. Les quadragénaires qui peuplent, au milieu des années 2000, les séries télévisées américaines [1] sont caractéristiques de ce mouvement dans lequel la sexualité devient cause et effet, à la fois territoire communicationnel où construire le couple et indicatif de l’état de ce dernier. Affranchies des structures maritales, les femmes envisagent la sexualité comme un moyen d’épanouissement personnel qui, en retour, favorise la bonne santé du couple. L’individualisme égalitariste vient sous-tendre ces nouvelles pratiques. Alicia Florrick (The Good Wife) devient proactive dans le choix des moments et des modalités de l’acte sexuel tandis que Bree Van de Kamp (Desperate Housewives), une fois libérée de son mariage traditionnel, découvre l’orgasme dans une relation aimante. La sexualité devient ainsi réflexive puisqu’en plus d’exister en dehors de la structure conjugale, elle porte un renouveau démocratique : les discussions ouvertes et libérées se multiplient (Desperate Housewives) et les partenaires innovent dans leurs pratiques sexuelles pour se redécouvrir (même dans la maladie, comme dans The Big C). Les conflits entre masculin et féminin, qui étaient légion dans les représentations des trentenaires, laissent place à l’expression des envies et des besoins.
Pratiques réflexives et redistributions du pouvoir
10Les nouvelles articulations entre sexualité et pouvoir rejouent les oppositions entre objectivation et subjectivation, féminin et masculin. Les femmes font des hommes le support de leurs désirs et développent leur capacité d’agir sexuelle. Alors que les héroïnes étaient traditionnellement données au « male gaze » (Mulvey, 1975), elles s’approprient ce dernier par les phénomènes de « retournement de stigmate », et produisent de surcroît un regard féminin, un « female gaze » : Ally McBeal laisse, à la façon de Tex Avery, pendre sa langue devant un jeune Adonis et les conquêtes des femmes de Sex and the City n’ont souvent pas le luxe d’avoir un prénom. De leur côté, les corps masculins subissent une objectivation parcellaire, les caméras s’attardant longuement sur les torses nus, et la crise de la masculinité affleure dans les récits : tandis que les trentenaires citadines (Ally McBeal, Sex and the City) vivent une sexualité supposément euphorique avec des inconnus qui le restent, les super-héroïnes aux extraordinaires forces physiques ont des partenaires masculins impotents – à l’instar du vampire Angel (Buffy) qui ne peut faire l’amour sous peine de se voir retirer son âme, ou de Logan (Dark Angel) qui est condamné à des prothèses comme le fauteuil roulant, la canne ou l’exosquelette.
11Par ailleurs, les héroïnes trouvent plaisir à s’objectiver. Dans une émancipation contradictoire, Ally McBeal ordonne, « je suis un objet sexuel nom de Dieu, embrasse-moi ! » (saison 1, épisode 3), et Buffy se transforme en objet de plaisir dans des pratiques sexuelles violentes, sans accepter pour autant d’être dominée (saison 6). La montée des représentations sadomasochistes représente une innovation d’autant plus majeure qu’elle est transversale aux chaînes de télévision, même si elle n’est pas synchronisée. Que ce soit en 1997 sur la chaîne câblée HBO (Sex and the City), affranchie des règles de censure de la Federal Communications Commission, ou en 2004 sur le network ABC (Desperate Housewives), le sadomasochisme perce dans les imaginaires pour expliciter les liens entre plaisir et pouvoir. Parce que ce dernier « peut très bien être un instrument en vue de la production du plaisir » (Giddens, 1992), sa mise en scène dans la sexualité permet l’inversion des rôles (c’est le cas lorsque le père de famille Rex demande à être soumis, dans Desperate Housewives), même s’il peine à se détacher de son image perverse (dans Buffy, il est surtout un symptôme du mal-être de l’héroïne).
12À partir du moment où les séries télévisées interrogent les influences de l’émancipation féminine sur la sexualité, celle-ci devient à la fois le moteur et le symbole d’une redistribution du pouvoir dans l’amour. En soulignant la prolifération contemporaine des pratiques, les séries posent la question des promesses démocratiques de la sexualité plastique. Que les femmes utilisent des stratégies néoféministes ou qu’elles se déplacent vers un individualisme égalitariste, la redistribution du pouvoir dans le champ sexuel opère ainsi une poussée démocratique qui à la fois entérine l’individualisme féminin et encourage la construction de sphères publiques intimes.
Note
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[1]
On peut notamment citer Desperate Housewives, The Good Wife, Weeds, Nurse Jackie, The Big C, United States of Tara, Cougar Town.