1À la suite du succès inattendu des trois tomes de 50 nuances de Grey, nous avons essayé de comprendre l’engouement qui en a fait la série la plus vendue en France en 2013. Ce phénomène littéraire, écrit par l’auteur britannique E. L. James, s’est en effet écoulé à plus de 1,8 million d’exemplaires cette année-là ; si l’on ajoute les ventes du premier tome de la saga sorti en 2012, ce chiffre monte jusqu’à 2,4 millions sur le territoire hexagonal. Il montre l’intérêt du lectorat français pour cette histoire d’amour provocante, dont le héros masculin est adepte du BDSM – intérêt à mettre également en relation, comme nous le verrons, avec la publication de nombre d’autres séries s’inspirant du genre érotico-sentimental [1], par exemple Beautiful Bastard [2] qui est déjà un succès et dont l’édition de trois autres volumes est prévue d’ici la fin de l’année 2014.
Une enquête en ligne
2À travers une étude qui comprend un questionnaire en ligne [3] portant sur la réception de 50 nuances de Grey, nous avons tenté de définir le profil du lectorat ainsi que ses motivations.
3Le questionnaire édité sur SphinxOnline a été relayé par les comptes Twitter et Facebook dédiés à la trilogie, ainsi que sur un forum dédié au roman sentimental [4] et par le bouche à oreille. L’enquête, ouverte fin septembre 2013 et clôturée le 28 février 2014, a recueilli 665 réponses à cinq questions ouvertes, qui ont permis aux enquêtés de parler de leurs expériences de réception. Afin de replacer la trilogie dans le contexte du marché français, nous avons comparé l’échantillon des répondants à notre questionnaire aux chiffres du lectorat décrit par l’enquête généraliste SIMM-TGI sur les pratiques médiatiques des Français, notamment au lectorat de la littérature érotique [5].
4Sur un échantillon extrapolé d’un peu plus de 51 000 personnes, 15,2 % lisent des romances, dont seulement 16 % d’hommes. Seul 1,15 % de ces 51 000 personnes lit de la littérature érotique, mais la proportion masculine s’élève par contre dans cette catégorie à 36 % de lecteurs. Alors que 50 nuances de Grey est souvent qualifié de « Mummy Porn », son public n’est pas exclusivement féminin. En effet, un nombre non négligeable (10 % à 15 %) de lecteurs existe. Il y a quelques années, une part de ce lectorat masculin se composait d’homosexuels, car les publications homoérotiques excluaient le côté sentimental du genre. Mais depuis une dizaine d’années, les éditeurs américains proposent au public masculin la romance gay (qui existe d’ailleurs pour les deux sexes).
5Une différence notable entre le lectorat de 50 nuances de Grey et les lecteurs du genre érotique lorsque nous comparons les deux enquêtes se fait au niveau des catégories socio-professionnelles : le premier est composé de personnes qui sont principalement des employés (18 % n’ont pas le niveau bac, et 54 % ont jusqu’à bac+2), alors que les plus gros lecteurs du genre érotique décrit par l’enquête généraliste sont diplômés de premier cycle et surtout de troisième cycle.
6Parmi les résultats de notre questionnaire en ligne, 31,9 % des enquêtés ont la lecture pour loisir principal, mais 31,12 % ne sont pas habituellement des lecteurs. Pour certains d’entre eux, c’est le premier roman lu entièrement depuis des années, qui a ensuite déclenché une « soif de lecture [6] ». Le principal élément invoqué pour s’être intéressé au livre est, pour près de 55 %, « la curiosité après en avoir entendu parler dans les médias ». Si nous pouvons voir dans ce phénomène une machine marketing particulièrement efficace, la curiosité est toutefois la plupart du temps engendrée par la médiatisation, non du roman lui-même, mais du phénomène social suscité par l’engouement de son lectorat.
Réception et motivations diverses pour la lecture
7Nous avons également cherché à savoir ce que le lectorat avait pu retirer de cette lecture, et 46,6 % ont répondu à cette question :
Ça me fait mieux comprendre les choses autour de moi
Assumer le côté très fantasme et excitant que peut procurer la lecture étudié mon couple grâce à ce roman
Découverte de soi, de son couple sous un autre angle
L’envie de faire plus d’expériences
Pimenté ma vie sexuelle (…) [sic]
9La plupart des réponses à cette question (plus de 90 %) renvoie aux expériences sexuelles personnelles et à ce que la lecture a pu engendrer comme modification/ perception des comportements sexuels. Pour 84 % du lectorat [7], cette lecture est la première du genre, et pour 93 % de celui-ci, le roman a été très apprécié même si les trois tomes totalisent plus de 1 600 pages. De plus, en dépit du style littéraire qualifié parfois de répétitif ou de maladroit, on observe une forte implication lecteur/personnages [8]. Il semble que c’est aussi ce style qui a permis à un grand nombre de s’approprier le roman et de souhaiter continuer à lire ce genre.
10Les motivations à la lecture sont diverses, et ici également, on constate des phases d’identification et d’expériences personnelles :
Un changement au lit avec ma femme des tabou sont tomber et cela a permis de booster le rapport intime de notre couple.
Je me suis reconnu dans le personnage d’Anastasia, être amoureux de quelqu’un, le vouloir absolument […] prendre le risque d’être avec cette personne.
D’un point de vue controle et nouvelles pratiques sexuelles. [sic]
12On voit aussi que des pratiques de lecture plus assumées voient le jour ; en effet, plusieurs lectrices notent avoir été incitées à lire le roman par leur mère, tandis que la médiatisation de ce phénomène engendre la banalisation [9] de sa fréquentation, ainsi qu’une forme de manifestation de nouvelles pratiques sexuelles.
13Ce genre érotico-sentimental, dont le lectorat projeté par l’auteur, puis l’éditeur, était a priori les femmes de 40 à 65 ans, a conquis toutes les tranches d’âge, au point que dans le cas de 50 nuances de Grey, une bonne part des lecteurs ont entre 25 et 34 ans. Le lectorat y trouve peut-être ce qu’il ne trouve pas ailleurs : une lecture accessible du point de vue du style et de l’histoire, qui emporte et apparaît comme assez peu élitiste [10]. Surtout, l’accréditation par les médias et par le très grand nombre de lecteurs lui a permis de se sentir suffisamment libre d’assumer cette lecture ainsi qu’un nouveau type de représentations de la sexualité.
Notes
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[1]
Nous prenons le parti pris de nommer ce genre « érotico-sentimental », car aucune dénomination n’est encore arrêtée, de « Mummy Porn » à érotique ou sado-masochiste.
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[2]
Beautiful Sex Bomb (février 2014), Beautiful Player (juin 2014), Beautiful Beginning (août 2014).
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[3]
Réalisé dans le cadre d’un séminaire pour le laboratoire Communication et Politique (CNRS) en mai 2014 par Magali Bigey et Stéphane Laurent (université de Franche-Comté).
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[4]
Forum de discussion Les romantiques : <lesromantiques.yuku.com>.
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[5]
Résultats de l’enquête SIMM-TGI (une étude comportementale et plurimédias sur les Français de 15 ans et plus mise à jour tous les 6 mois), Kantarmedia.
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[6]
Plusieurs lectrices se sont mises à lire régulièrement depuis cette lecture.
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[7]
8 hommes ont répondu au questionnaire, et 4 d’entre eux disent avoir retiré quelque chose d’autre de cette lecture qu’un loisir.
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[8]
Il s’agit ici d’implication, « une phénoménologie de l’interaction lecteur/personnages » (Jouve, 1992).
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[9]
L’enquête SIMM Kantarmedia a ajouté le genre érotique en 2013 à son questionnaire, prouvant que les pratiques évoluent.
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[10]
À l’instar des romances, mais aussi du roman noir (Collovald et Neveu, 2013).