1Après quinze ans de reconstruction et de croissance, la France vit, dans les années 1960, une période de bouleversements accélérés. Durant cette période, la vie de famille est une des premières caisses de résonnance des mutations sociales (Chombart de Lauwe, 1964). La vie conjugale et l’épanouissement de chacun à l’intérieur du couple deviennent une norme, construite et portée par les médias. Presse des devoirs et presse des désirs des femmes, la presse féminine est à la fois miroir et actrice de cette mutation (Blandin et Eck, 2010). À l’heure de l’élaboration de la matrice intellectuelle de la deuxième vague du féminisme, la liberté des femmes à disposer de leur corps, et de leur sexualité, se fait régulièrement entendre dans l’espace public (Bard, 2012). En moins de quinze ans, les Françaises conquièrent le droit à la maternité choisie, qui refonde radicalement leur rapport à la sexualité (Sohn, 2002).
2Fondé sur une étude systématique du magazine Elle pendant la décennie 1964-1974, ce travail cherche à dégager les évolutions majeures des discours sur la sexualité. Alors que la mutation législative de la famille est à l’œuvre (des premières discussions sur la légalisation de la contraception au vote de la loi sur l’avortement), ce sont des discours différents qui cohabitent et se répondent dans les pages de Elle [1], allant de la normativité du courrier des lecteurs aux audaces des publicitaires, des prises de position de journalistes féministes aux analyses historiques des éditoriaux de Jean Duché. L’article propose un aperçu de la diversité de ces discours et une périodisation mettant en évidence la rupture de Mai 68.
3Les années 1960 sont en France celle de l’émergence du phénomène de la jeunesse. Groupe nombreux du fait du baby-boom, consommateurs de nouvelles pratiques culturelles grâce à la croissance, les jeunes deviennent des acteurs sociaux. Sur le terrain de la sexualité, leurs pratiques sont aussi en rupture avec celles des autres générations. L’essor de la sexualité préconjugale en est un signe ; il modifie les rites de l’initiation amoureuse. À une jeune lectrice qui se lamente d’être la seule de ses camarades à vouloir se préserver jusqu’au mariage pour fonder un « foyer normal », Marcelle Ségal répond : « Notre temps marque un grand tournant. Il bouillonne comme la marmite des sorcières et nous, pauvres fétus, nous dansons dans le bouillon. Finalement, chacun y retrouve les siens. Vous finirez par rencontrer un garçon pour qui le mariage est sacré et ensemble construirez un foyer si solide qu’il dansera dans le bouillon sans se désagréger [2]. » Dans cette première partie des années 1960, les prises de position de Marcelle Ségal sont représentatives du discours normatif du journal sur la sexualité : celle-ci est bannie hors mariage, à visée reproductive, et l’existence sociale des femmes passe alors principalement par l’éducation de leurs enfants. Quelques voix dissonantes se font toutefois entendre, comme celle de Menie Grégoire (qui déjà libère la parole à la radio [3]) : à une lectrice décrivant la misère de sa vie sexuelle avec un mari impuissant qui ne s’est jamais soucié d’elle, elle explique que la sexualité fait partie de la vie et est nécessaire à l’épanouissement des femmes [4]. Mais globalement, c’est plutôt dans un consensus conformiste qu’arrivent les bouleversements de Mai 68 qui font évoluer le discours du magazine autour de la sexualité dans trois directions.
Un supplément encyclopédique
4Le plus frappant est tout d’abord que le magazine renouvelle son offre éditoriale en proposant à ses lectrices un supplément. Dans la deuxième partie de l’année 1968, après quelques semaines d’interruption de parution due aux « événements », Elle entame en effet la publication d’un supplément bimensuel, « L’encyclopédie de Elle », qui traite régulièrement de la sexualité des femmes. La question de la contraception ouvre cette série [5] : « Avez-vous rejeté la pilule ou l’avez-vous adoptée ? Êtes-vous assaillie de problèmes qui vous paraissent insolubles ? Si vous vous posez des questions sur tout ce qui concerne la vie d’une femme d’aujourd’hui, si vous êtes inquiète, si vous voulez en savoir davantage, vous trouverez à l’intérieur de ce numéro un supplément cadeau : le premier chapitre d’une encyclopédie permanente, “la femme cette inconnue”, qui paraîtra deux fois par mois dans Elle ». L’encart porte symboliquement un « carré blanc » dans son en-tête, et doit permettre aux lectrices de laisser le journal à la portée de tous les membres de la famille, comme à leur habitude, tout en ayant ôté le supplément sur la contraception. Imprimé à l’encre bleue sur un papier journal de couleur rose, ce supplément propose des articles pratiques (comme un tableau récapitulatif des différents modes de contraception), des témoignages (celui d’un prêtre qui refuse de condamner, ceux de mères qui hésitent à franchir le pas de la contraception, ou qui en espèrent beaucoup) et, enfin, des reportages sur la situation de la contraception dans d’autres pays du monde. La question de la contraception, légalisée par la loi Neuwirth en 1967, est ensuite régulièrement abordée dans Elle, le plus souvent sous l’angle médical.
5Il faut attendre la toute fin des années 1960 pour que le magazine évoque la question de l’interruption volontaire de grossesse. Dans un éditorial de janvier 1969, Jean Duché souligne que son interdiction entraîne au final des frais pour la société française [6]. Mais c’est à une parole militante extérieure à la rédaction, celle de Benoîte Groult, en septembre 1969, qu’on doit le premier article prenant position en faveur d’une légalisation [7]. On observe là un exemple d’articulation des différents genres journalistiques à l’intérieur du magazine et de leur complémentarité (Ringoot et Utard, 2009). L’article reproche leur ton aux journalistes des quotidiens, et l’emploi des vocables « crimes » ou « scandale ». L’auteur rappelle que c’est pour des raisons démographiques, et non morales, que le législateur a mis en place la loi de 1920. Elle termine sur un véritable plaidoyer féministe : « Pourquoi aucun père tortionnaire, aucune mère ayant maltraité son enfant jusqu’à ce que mort s’ensuive, n’a-t-il été condamné à la peine capitale alors qu’on a guillotiné, le 30 juillet 1943, madame G., blanchisseuse, parce qu’elle était faiseuse d’anges ? […] C’est donc sur un plan presque passionnel qu’on juge celles qui veulent s’y soustraire et ceux qui les y aident, même à notre époque matérialiste. » La légalisation de l’avortement viserait à la fois à en réduire le nombre et à ce que la responsabilité des hommes soit moins ignorée.
6Le magazine déploie par ailleurs une autre stratégie pour traiter de cette question nouvelle et polémique : rendre compte de ce qui se passe à l’étranger, avec un reportage sur un congrès à Budapest sur l’avortement [8]. Les avortements sont présentés comme un fléau européen, qu’il faudra plusieurs décennies d’éducation à la contraception et d’élargissement de la législation pour endiguer. Si Elle déplore que des centaines de femmes françaises meurent chaque année des avortements clandestins, le magazine ne parle que d’évolution de la loi pour élargir les cas d’avortement thérapeutique. Le même article estime que l’avortement libre est un échec dans les pays qui l’ont adopté et appelle à une voie médiane entre « l’acceptation sans concession des pays socialistes et la rigidité française ». Pourtant, l’année suivante, Elle franchit un cap dans l’engagement en posant la question d’une modification de la loi française, dans le supplément encyclopédique : « L’avortement ne doit plus être l’affaire du gendarme, mais celle du médecin et du sociologue [9]. » Le dossier revient sur les risques médicaux des avortements clandestins (« Une catastrophe pour le corps et l’esprit ») puis, partant des chiffres de La Vérité sur l’avortement de Anne-Marie Dourlen-Rollier, il explique que celles qui se font avorter sont principalement « des épouses et des mères » qui ont déjà des enfants. Si les effets positifs de la légalisation de la contraception sur la régulation des naissances sont bien soulignés, il semble qu’à cette date la pilule ne suffise plus pour les journalistes de Elle, qui demandent une nouvelle étape dans la libéralisation des pratiques.
L’éducation sexuelle
7Si le discours en faveur d’une légalisation devient dominant dans les articles du magazine, le discours du courrier des lecteurs demeure en décalage. Le mariage reste la principale recommandation de Marcelle Ségal … même lorsque la lectrice est encore adolescente : « J’ai 15 ans et je suis enceinte, mais mes parents ne savent rien. Ils me battraient. Ils m’ont déjà dit que, si ça m’arrivait, ils feraient passer l’enfant et moi je veux le garder. Que faire ? » Marcelle Ségal lui conseille d’aller parler à ses parents, accompagnée de son petit ami. Pour la journaliste, il n’y a pas de doute que « s’il est honorable et en état de vous épouser, vos parents seront trop heureux de vous voir enfin casée [10]. »
8Confronter les discours présents dans Elle à l’historiographie de la sexualité (Rebreyend, 2003) met en évidence combien les magazines servent de « révélateurs » des interrogations sociales sur les comportements privés. Ils permettent l’émergence d’un tableau des questionnements de et sur la jeunesse dans la deuxième partie des années 1960 ; la place, la forme et le contenu à donner à l’éducation sexuelle sont le sujet de nombreux articles. Elle se demande que dire et qu’interdire aux enfants dans une société en mutation, alors que les messages circulant dans les médias et la culture de masse remettent en cause les règles de la vie familiale. Andrée Martinerie confie : « Nous sommes démunis devant l’éducation que nos enfants reçoivent de l’extérieur, par leurs études, leurs maîtres, leurs camarades, les films qu’il serait ridicule de leur interdire, la télévision, les magazines [11]. » Les campagnes en faveur de la contraception, les débats diffusés par la télévision, interrogent la légitimité des parents à fixer les règles pour leurs enfants ; cela signifie pour cette mère que « la société ne traite pas bien les familles ».
9Écrivain ayant publié plusieurs livres sur la jeunesse, Jean Duché est alors l’éditorialiste régulier du magazine. Il remet systématiquement en cause le bien-fondé de l’éducation sexuelle et conteste toute « révolution sexuelle » à la fin des années 1960 [12]. Son parti pris assez conservateur, accompagnant celui de Marcelle Ségal, est de plus en plus en décalage avec les autres rubriques qui s’ouvrent à de nouvelles questions autour de la sexualité.
La question homosexuelle ?
10La révolution sexuelle est une des dimensions de Mai 68, marqué par l’émergence de la question de l’homosexualité. Marcelle Ségal conteste à ses lectrices tout type de revendications autour de cette question. À une jeune lectrice de 25 ans qui dit assumer d’être lesbienne et avoir la sensation d’être rejetée de la société, de faire partie d’une minorité persécutée « comme les juifs », elle répond de manière virulente : « Vous a-t-on condamnées à mort ? Brûlées dans des crématoires ? Refusé la nationalité de votre propre pays ? […] Allons, chère lesbienne, ne dramatisons pas, et laissons là le fameux “ban de la société”. Vous êtes sereine ? Vous avez trouvé votre équilibre ? Tout est donc pour le mieux dans un monde qui n’a pas à craindre la surpopulation [13]. » À l’épouse qui a découvert les relations extraconjugales homosexuelles de son mari, Marcelle Ségal conseille, quelques mois plus tard, de ne rien faire et, surtout d’arrêter de … l’épier. Que pourrait-elle reprocher à ce mari parfait, qui a su garder sa vie secrète [14] ?
11Dans les autres rubriques du magazine féminin, il peut être question d’homosexualité sur un ton un peu plus serein. Christian Bretagne s’intéresse par exemple aux mères qui ont compris que leurs fils étaient homosexuels. C’est pour lui une question oubliée alors que les débats sur l’homosexualité émergent dans les médias : « Mais dans le chassé-croisé ardent des discussions et des débats, qui se souvient encore de la grande oubliée qu’est la mère d’un homosexuel [15] ? » L’article restitue les témoignages de deux mères qui ont appris que leurs fils respectifs avaient des relations avec des garçons. Pour le journaliste, il s’agit de deux cas typiques : la mère surprotectrice et celle qui n’a pas laissé de place au père. Dans les deux cas, c’est cette relation particulière avec la mère qui explique l’homosexualité des enfants. Il s’agit pour Elle de jouer son rôle de guide pratique : donner les clés médicales et psychologiques de l’origine de l’homosexualité. Si le discours semble aujourd’hui simpliste, il faut souligner que le magazine participe ainsi à la banalisation des représentations sociales de l’homosexualité.
Une nouvelle conjugalité
12Après Mai 68, la sexualité est de plus en plus couramment présentée comme un pan important de la vie conjugale. Elle présente dans plusieurs articles de nouvelles formes de conjugalités : le journal insiste sur le phénomène des mariages précoces d’étudiants, qui trouvent par là une possibilité socialement admise de vie sexuelle [16]. Lorsqu’en 1970 le magazine rend compte de la parution de l’essai de Vance Packard, Sexe sauvage, il fait d’une « conception joyeuse de la sexualité » un des sept points capitaux pour fonder un couple durable [17]. Dans les articles de Elle, « l’usure des couples » est plus couramment attribuée au « manque d’ardeur sexuelle [18] ». La vie sexuelle des couples est devenue une question de société tout autant qu’un élément de la construction de soi : « Le rapport de dépendance qui liait naguère la sexualité au mariage se trouve ainsi inversé : de l’institution matrimoniale dont découlait un droit à l’activité sexuelle, on est passé à l’échange sexuel, base et moteur de la conjugalité » (Bozon, 1991). Les magazines permettent aux lecteurs de se documenter et de s’exprimer sur cette nouvelle place de la sexualité, en amont puis au cœur des relations conjugales. Au fil du temps, c’est aussi le ton qui évolue pour aborder la question de la sexualité.
13L’évolution majeure du discours sur la sexualité entre 1964 et 1974 transparaît dans l’image donnée par le magazine de deux figures de femmes : la femme divorcée et la mère célibataire. Ce dernier terme remplace au cours de la période celui de fille-mère, dessinant une nouvelle place sociale pour les futures « familles monoparentales ». Dans les articles de Elle, les femmes peuvent assumer ces statuts qu’elles subissaient jusque-là. À travers la polyphonie de son discours, le magazine féminin a donc accompagné le basculement de la sexualité (Bozon, 2009). Alors que le mariage ouvrait, historiquement, la voie à l’activité sexuelle, c’est désormais la relation sexuelle qui fonde le couple. C’est dans ce cadre que, dans les années 1970, vivre une sexualité épanouie devient une nouvelle injonction faite aux femmes par la presse féminine.
Notes
-
[1]
L’étude a été réalisée dans le cadre d’une recherche inédite sur « Les représentations de la famille dans la presse magazine (1964-1974) », soutenue dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches en histoire et sciences de l’information, Paris, Sciences Po, 27 nov. 2012.
-
[2]
M. Ségal, « Courrier du cœur », Elle, n° 1013, 20 mai 1965, p. 80-83.
-
[3]
Menie Grégoire est employée dans une posture d’expert en sexologie, figure qui fait son apparition au même moment dans le magazine féminin mais reste très marginale.
-
[4]
M. Grégoire, « Une femme sur deux ne connaît pas l’amour », Elle, n° 1107, 9 mars 1967, p. 170-174.
-
[5]
S. Fontaine, F. Tournier et D. Poitevin, « La femme cette inconnue », Elle, n° 1192, 21 oct. 1968, supplément encarté, p. 103-118.
-
[6]
J. Duché, « Le prix de la vie », Elle, n° 1204, 13 janv. 1969, p. 7.
-
[7]
B. Groult, « 800 000 coupables … ou 800 000 victimes ? », Elle, n° 1241, 29 sept. 1969, p. 82-83.
-
[8]
M. Franck, « L’avortement, un fléau insaisissable », Elle, n° 1246, 3 nov. 1969, p. 8-13.
-
[9]
« Faut-il changer la loi sur l’avortement ? », « Encyclopédie de Elle, le dossier du mois », Elle, n° 1271, 27 avr. 1970, p. 121-142.
-
[10]
M. Ségal, « Courrier du cœur », Elle, n° 1308, 11 janv. 1971, p. 35.
-
[11]
A. Martinerie, « À 16 ans, une fille est un sphinx », Elle, n° 1193, 28 oct. 1968, p. 116-121.
-
[12]
J. Duché, « Quelle révolution sexuelle ? », Elle, n° 1212, 10 mars 1969, p. 7.
-
[13]
M. Ségal, « Courrier du cœur », Elle, n° 1317, 15 mars 1971, p. 67.
-
[14]
M. Ségal, « Courrier du cœur », Elle, n° 1350, 1er nov. 1971, p. 43.
-
[15]
C. Bretagne, « Le jour où j’ai compris que mon fils n’aimait pas les filles », Elle, n° 1458, 26 nov. 1973, p. 134-144.
-
[16]
A. Martinerie, « Les enfants qui s’aiment … et les parents qui paient », Elle, n° 1324, 3 mai 1971, p. 22-27.
-
[17]
V. Packard, « Un psychologue vous explique : 7 points capitaux pour réussir votre mariage », Elle, n° 1268, 6 avr. 1970, p. 6-9.
-
[18]
A. Martinerie, « L’autre devoir conjugal : la bonne humeur », Elle, n° 1365, 21 fév. 1972, p. 24-32.