1La tradition du blues féminin constitue un terrain d’investigation privilégié pour le Black Feminism qui, depuis les travaux pionniers de Daphne Duval Harrison jusqu’à l’ouvrage de référence d’Angela Davis, considère que l’on ne saurait saisir pleinement la pensée féministe noire sans la resituer dans l’héritage des chanteuses de blues des années 1920 telles que Bessie Smith, « Ma » Rainey ou encore Ida Cox. C’est dans les blues de ces chanteuses que l’on trouve les premières représentations de la sexualité des femmes noires. Jusque-là, celles qui étaient en position d’écrire leur histoire avaient été contraintes de taire les questions sexuelles et d’affirmer l’intégrité morale des femmes noires pour lutter contre les représentations culturelles héritées de l’esclavage les dépeignant comme hypersexuelles (Davis, 1999). Si cette stratégie pouvait se justifier historiquement, il en résulta un certain puritanisme sexuel et, surtout, une indicibilité de la sexualité des femmes noires (Hammonds, 2012). Pourtant, la sexualité a constitué après l’esclavage l’un des rares domaines dans lequel les femmes noires prolétaires pouvaient déployer leur puissance d’agir – un autre domaine étant celui de la migration, puisqu’après l’émancipation disparaissait l’interdiction faite aux Noirs de se déplacer librement.
L’expérience historique de la Grande Migration
2Au tournant du siècle et plus encore après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, on observe une migration massive de la population noire rurale du Sud vers les grandes villes industrialisées du Nord et du Midwest comme New York, Chicago, Detroit ou encore Washington : de 1910 à 1930, on estime que ce sont entre 1,6 et 2 millions de Noirs qui migrent vers ces villes. Ce mouvement connu sous le nom de Grande Migration a « coïncidé » – ce n’est bien entendu pas une coïncidence – avec l’essor de la tradition du blues féminin. En perte de repères, les migrant-e-s vont se réapproprier un idiome musical qui ne connaît pas de tabous et se donne pour ambition de représenter la diversité du spectre des expériences liées à la migration. Si la Grande Migration est restée une expérience genrée qui a souvent signifié être « laissées derrière » pour les femmes (Carby, 1999 ; Davis, 1999), les chanteuses de blues qui enregistraient au Nord et se produisaient dans l’ensemble du pays occupaient une position privilégiée. Pour Hazel Carby (1999), la chanteuse de blues « pouvait exprimer le désir des femmes rurales de migrer et donner voix au souhait nostalgique des femmes citadines de retourner chez elles, ce qui était à la fois une reconnaissance et un avertissement du fait que la ville n’était pas, en réalité, la “terre promise” ». Elles ont chanté à la fois pour celles qui n’ont pas pu faire le voyage au Nord et pour celles qui ont migré et expérimentent une liberté nouvelle, sexuelle notamment.
3L’historienne Daphne Duval Harrison rappelle que si la migration était avant tout une affaire d’hommes [1], les femmes célibataires étaient aussi concernées, n’étant retenues ni par des enfants ni par un mari. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les thèmes du mariage et de la maternité sont largement absents du blues féminin alors même que nombre des chanteuses ont été mariées et mères. Il est probable que ces chanteuses aient refusé de se laisser définir par ces seuls statuts d’« épouse » et de « mère » qui supposent, dans leur acception traditionnelle, d’abandonner ses propres désirs. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Angela Davis (1999), pour qui « l’absence de la figure de la mère dans le blues n’implique pas un rejet de la maternité en soi, mais suggère plutôt que les chanteuses de blues trouvaient que le culte dominant de la maternité était éloigné des réalités de leur vie ».
L’érotisme comme puissance
4Les chanteuses préféraient épouser le point de vue des femmes noires migrantes célibataires, qui constituaient une part importante de leur public et célébraient la sexualité comme une manifestation de leur liberté. Dans « Young Woman’s Blues », Bessie Smith exalte ainsi le célibat et le plaisir qui apparaissent inextricablement liés : « Pas le temps de me marier, pas le temps de me caser / Je suis une jeune femme et j’ai pas fini de m’amuser [2]. » Célibataires ou multipliant les relations amoureuses, les protagonistes féminins du blues des années 1920 mènent une vie loin des normes de genre traditionnelles, sortant et buvant comme les hommes et se vantant pareillement de leurs prouesses sexuelles et de leur capacité à faire succomber n’importe qui – homme ou femme. Les chanteuses choisissent leurs partenaires et font montre de leur hyperpuissance, comme dans « Shave’Em Dry » de Lucille Bogan : « Je ferais jouir un mort [3]. »
5Il importe de replacer le traitement privilégié de la sexualité dans le blues féminin dans son contexte historique, lié à l’émancipation et à la Grande Migration. Contre certains critiques et historiens culturels qui ne perçoivent dans le blues féminin qu’une musique frivole et sans grand intérêt, il est nécessaire d’affirmer le rôle fondamental qu’a joué la tradition du blues dans l’histoire des femmes noires américaines quant à la réappropriation de leurs propres désirs, de leur corps et de leur sexualité. Ce que nous dit Michele Russell (1982) à propos du traitement de la sexualité dans le blues féminin est éclairant : « la sexualité était fondamentale pour notre survie. Quand le travail signifiait souvent notre mort, le sexe nous ramenait à la vie. » À une époque où il était subversif de simplement parler de sexualité, même hétérosexuelle, les chanteuses de blues n’hésitaient pas à mettre en scène leur lesbianisme, comme dans le classique « Prove It On Me Blues » de « Ma » Rainey. Elles ont représenté la sexualité des femmes noires migrantes dans leur ensemble, défiant les normes de genre et de sexualité, redéfinissant les contours des relations amoureuses hétérosexuelles comme lesbiennes et solidifiant une communauté en reconstruction. Ce faisant, elles ont non seulement été des pionnières dans la médiatisation de la sexualité mais elles ont également posé les premiers jalons de la praxis féministe noire. Des décennies avant qu’Audre Lorde ne le clame, les chanteuses de blues des années 1920 avaient compris que l’érotisme est une puissance.
Notes
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[1]
Voyager clandestinement était bien plus dangereux pour les femmes noires que pour les hommes noirs puisqu’il y avait un interdit de genre implicite (mais pas de discrimination raciale). Et lorsqu’il s’agissait d’acheter des billets de train, il n’y avait souvent d’argent que pour payer le voyage d’une seule personne : l’homme.
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[2]
Smith, B., « Young Woman’s Blues » (1926), Bessie Smith. The Complete Recordings, vol. 3, Columbia, 1992.
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[3]
Bogan, L., « Shave’Em Dry » (1935), The Best of Lucille Bogan, Columbia, 2004.