1Lieu caractérisé par la coercition, la prison est couramment associée à l’exercice d’une sexualité spécifique proscrite et hautement contrôlée. Appréhender les établissements pénitentiaires comme des espaces sociaux invite cependant à remettre en cause cette assertion. Dans la lignée de ce que préconise Lilian Mathieu (2000) pour le monde prostitutionnel, cette approche invite à ne pas présupposer l’homogénéité des univers déviants et, partant, à rendre compte du caractère multiple et évolutif des logiques des acteurs, en contre-pied d’une vision excessivement stabilisée tendant à négliger l’expérience qu’en ont les individus eux-mêmes. Cette entreprise de déshomogénéisation s’avère féconde en ce qui concerne les établissements rassemblant tout à la fois une détention masculine, féminine et des parties communes. La recherche qualitative que j’ai conduite sur la sexualité en prison de femmes a mis en évidence l’existence de conduites délibérément sexualisées des détenues envers les hommes dans l’enceinte de la détention féminine. S’ils ne renvoient pas stricto sensu à une activité sexuelle, ces comportements n’en représentent pas moins une forme de communication à caractère sexuel échappant aux processus de contrôle formel.
2Par sexualité, nous nous référerons à « des constructions sociales, désignant des constellations très diverses de pratiques, d’interactions, d’émotions et de représentations, qui délimitent des territoires de relations d’ampleur plus ou moins grande et donnent lieu à des processus de construction de soi variés » (Bozon, 2001). Une telle perspective invite à tenir compte des expériences à caractère sexuel non choisies ou déprises de la notion de plaisir, englobe à la fois l’activité sexuelle pratiquée en solitaire et avec partenaire(s), n’occulte pas la possibilité qu’elle puisse varier au cours de la vie, déplace le regard sur les autres expériences biographiques ayant concouru à sa construction, et introduit l’idée que la sexualité ne se réduit pas au seul contact physique. À partir de cette acception élargie, l’article se propose d’examiner comment les conduites sexualisées des détenues vis-à-vis des hommes participent d’une évolution des rapports de genre.
Le quartier femmes, une enclave dans la « maison des hommes »
3Contrairement à ce que certains auteurs dont les travaux concernent les hommes détenus ont pu affirmer [1], le sexe se donne beaucoup à voir et à entendre chez les femmes. Nous nous concentrerons ici sur les plaisanteries grasses, les prises à partie licencieuses et les conduites d’exhibition. Ces comportements initiés en collectif s’adressent de manière préférentielle aux hommes fréquentant la détention féminine de manière épisodique (surveillants [2], gradés non affectés à la détention, plombiers, etc.). Les responsables masculins de quartier se trouvent quant à eux préservés par l’autorité légitime dont ils sont investis au travers de leur rôle paternaliste et surtout par leur intégration dans la vie quotidienne de l’entre-soi de la détention.
4Ces conduites s’avèrent corrélées à la position spatiale des femmes sur le sol pénitentiaire. Non seulement ces dernières ne se comportent pas ainsi dans les autres espaces carcéraux, mais de plus le sentiment de sécurité qu’elles éprouvent dans leur quartier est suffisamment puissant pour qu’elles étendent ce type d’interactions aux hommes qu’elles craignent au-dehors, c’est-à-dire aux hommes détenus. En effet, confrontées à des regards insistants, des insultes à caractère sexuel et des attouchements lors des rencontres fortuites survenant en détention masculine ou dans les parties communes [3], elles recherchent la protection des surveillantes et contraignent leur présentation de soi – yeux baissés, tenue dissimulant leur poitrine et leurs fesses, etc. – afin de susciter le moins possible leur attention. Dans l’enceinte de leur quartier en revanche, elles les apostrophent de leur fenêtre, leur tiennent des propos obscènes et leur montrent leur poitrine. Même si l’exhibition semble confiner la femme dans une position d’objet sexuel, celle-ci éprouve le sentiment de contrôler l’interaction (Gough, Hugh-Jones et Littlewood, 2005). En excitant des hommes dont elles se savent physiquement hors de portée, les détenues affichent leur position de force dans des rapports de genre qu’elles subissent a contrario dans les autres espaces carcéraux.
5Les comportements sexualisés des détenues constituent donc des démonstrations de pouvoir visant à signifier délibérément aux hommes leur position d’intrus et leur situation désavantageuse dans l’entre-soi de la détention féminine. La forme sexualisée au travers de laquelle s’exprime cette démonstration n’est pas anodine, puisqu’elle consiste en la reproduction exacte des postures ordinaires d’intimidation qu’adoptent les hommes dans les espaces collectifs, a fortiori carcéraux. La prison peut effectivement être assimilée à une « maison des hommes », soit, dans la lignée de la définition qu’en donne Maurice Godelier (1982), un espace monosexué concourant à la production et la consolidation de l’identité masculine et des privilèges qui lui sont attachés (Faure, Mathieu et Welzer-Lang, 1996). La multiplication des conduites sexualisées des agents pénitentiaires à l’égard des femmes – a fortiori d’une jeune sociologue [4] – en représente des manifestations probantes. Parce qu’elle est un espace d’affirmation du pouvoir féminin au-dedans d’un espace d’affirmation du pouvoir masculin, la détention féminine apparaît ainsi comme une enclave dans la « maison des hommes ».
6Pour autant, elle n’est pas un espace où les femmes s’uniraient face à des hommes identifiés comme adversaire commun. Si l’on y observe bien une inversion des rapports de pouvoir entre les sexes, surveillantes et détenues s’entendent sur l’instauration de limites au-delà desquelles certaines conduites sont soumises à un processus de régulation. Ayant intériorisé la stigmatisation associée au statut de détenu, les femmes multiplient les démonstrations d’attitudes en conformité avec les rôles féminins traditionnels d’épouse et de mère. Or les conduites d’exhibition et les prises à partie très crues contredisent ces présentations de soi, car elles donnent de leur auteures l’image de femmes déviantes dont les pairs craignent qu’elles ne contaminent l’ensemble de la population féminine incarcérée. Les autres détenues s’attachent alors à signaler leur réprobation en prenant publiquement la défense des hommes ou en sermonnant les femmes les plus provocantes.
7Il convient en outre de signaler la variabilité des attitudes des surveillantes : celles-ci s’amusent avec les détenues des réactions des hommes lorsque la sexualisation des interactions reste peu marquée, mais les réprimandent dans le cas d’exhibitions ou de prises à partie très crues. La complicité que l’on observe entre les deux parties amène en tous les cas à remettre en cause la logique de clans opposant membres du personnel de surveillance et personnes détenues telle qu’on la retrouve dans les travaux sociologiques militants, le rôle des premiers étant automatiquement réduit à l’exercice d’un pouvoir répressif dans le cadre de la problématique sexuelle. Au sein de la détention féminine, surveillantes et détenues forment bien un groupe solidaire dans lequel les conduites faiblement sexualisées à destination des hommes constituent un rituel inclusif et exclusif permettant d’affirmer et de confirmer la communauté de genre qui les unit.
Un rite de passage
8L’observation des rapports de genre au sein des établissements pénitentiaires met en exergue le fossé entre la façon dont se tiennent les hommes en détention masculine et sur les parties communes – bombant le torse, occupant l’espace avec le volume sonore de leurs voix et de leurs rires – et celle dont ils se comportent au quartier femmes, s’astreignant à la plus grande discrétion. Ces conduites d’effacement signalent le rapport d’étrangeté qu’entretiennent les agents masculins à la détention féminine, espace d’exception où les rapports de genre se jouent d’une manière à laquelle ils n’ont jamais, et nulle part ailleurs, été familiarisés. L’anecdote suivante en constitue un exemple éloquent. Dans l’une des maisons d’arrêt, un jeune surveillant, grand, carré, bel homme, avait coutume d’embarrasser ses collègues et les intervenantes extérieures en se montrant très entreprenant. Lorsque je le croisais au quartier femmes, je manquais de ne pas le reconnaître. Départi de sa superbe, il se dandinait d’une jambe sur l’autre, affectant d’être occupé à lire une affiche pour éviter les œillades insistantes des détenues.
9Les conduites sexualisées des détenues constituent un rite de passage pour les nouvelles recrues masculines à double titre. D’une part, elles leur imposent un registre d’interaction fondé sur le genre, alors même que leur registre d’interaction usuel avec la population incarcérée est intrinsèquement fondé sur le statut institutionnel. Éprouvant douloureusement leur isolement au sein de la détention féminine, ils perdent tous leurs moyens [5]. Déstabilisés et démunis quant à l’attitude à adopter, ils se réfugient dans le mutisme. Lors des visites suivantes, ils rigidifient leur registre d’interaction en s’en tenant à des conversations superficielles limitées à la dimension professionnelle et en s’efforçant de ne pas individualiser les relations. Leurs efforts pour maintenir une barrière statutaire ne renvoient donc pas à la simple exécution d’une règle formelle, mais s’interprètent plutôt comme l’intériorisation d’une règle de conduite autocontrôlée héritée d’une expérience choquante vécue à l’entrée de leur parcours professionnel.
10Les comportements sexualisés des détenues constituent d’autre part un rite de passage en ce que le récit des expériences malheureuses des hommes participe de la construction d’une image fantasmée de la détention féminine dans l’imaginaire collectif carcéral. Les hommes concourent en effet à diffuser au sein des établissements une image de la détention féminine comme celle d’un espace peuplé de femmes « en chaleur », de « salopes » entretenant à la sexualité un rapport exalté. En conséquence, la première visite s’apparente à une étape symbolique dans la carrière professionnelle masculine. Comme le soulignent les surveillantes, on peut néanmoins faire l’hypothèse que ce ne sont pas tant les mots et les gestes des détenues qui rendent leurs conduites inconvenantes, que l’absence de réciprocité et d’un quelconque jeu de connivence conduisant les agents masculins à assimiler la moindre allusion à une ostentation obscène.
11Leur profond malaise a en tous les cas pour effet qu’ils fuient la détention féminine. Les démonstrations de pouvoir sexualisées des détenues concourent ainsi à alimenter une vision androcentrique de la prison faisant du quartier des femmes un espace à part. Si cette position particulière tend à compliquer son fonctionnement quotidien, elle fait cependant écho à l’entreprise de protection des femmes détenues telle qu’elle est mise en œuvre par les différentes catégories de professionnels.
Vers l’intériorisation du statut de sujet sexuel
12Les démonstrations de pouvoir sexualisées des détenues vis-à-vis des hommes s’inscrivent plus globalement dans un processus d’intériorisation du statut de sujet sexuel, lui-même subsumé dans la fonction de protection, voire d’émancipation, que la prison remplit spécifiquement auprès de la population féminine incarcérée. Conscient des itinéraires biographiques des femmes détenues caractérisés par la répétition des épisodes de violence et d’emprise masculines, l’ensemble des professionnels considère la détention féminine comme une « retraite protectrice » (Drulhe, 1987). Ils se montrent dès lors très vigilants quant à la reconduction de rapports de domination sexuelle par les conjoints. Leurs préoccupations se mesurent à l’aune de la visée postcarcérale des injonctions diffusées aux détenues, dont ils tentent de faire perdurer les effets après la libération. Il ne s’agit donc pas de leur imposer brutalement des règles de conduite, mais plutôt d’exercer une influence transformatrice sur leur système de représentations et de pratiques sexuelles.
13Ce processus de normalisation (Fassin et Memmi, 2004) s’observe au travers de la tentative de leur faire intérioriser une image de la femme comme sujet sexuel autonome et responsable. Cet effort survient dans des parcours biographiques sexuels ponctués de formes diverses d’abus, caractéristique que l’on retrouve d’ailleurs dans les études outre-Manche. Ayant intériorisé dès leur plus jeune âge l’idée d’un privilège masculin régalien en matière de sexualité, les femmes détenues ont multiplié les services sexuels rendus à leurs partenaires par sentiment d’obligation et par crainte des représailles. En prison, elles se trouvent donc incitées pour la première fois à exprimer leur refus de pratiquer une activité sexuelle et à imposer leur choix de protection. La promotion de comportements d’« autodéfense sexuelle » (Spencer, 1999) auprès de la population incarcérée féminine apparaît ainsi en résonnance avec les injonctions contemporaines à destination des femmes de la société civile dans le contexte du sida et du contrôle des naissances.
14Si l’absence d’enquête réalisée en aval de l’incarcération ne permet pas de mesurer la portée effective de ces injonctions, l’on constate néanmoins que de nombreuses détenues tendent à se départir de la représentation de soi comme objet sexuel au fil de leur incarcération. Les visites au parloir en constituent un exemple probant, les détenues signifiant pour la première fois à leur conjoint leur refus de pratiquer une masturbation ou une fellation, refus attestant d’une évolution inédite. En témoignent également les échanges épistolaires dans lesquels les détenues expriment pour la première fois à leur conjoint leur insatisfaction sexuelle et, plus généralement, leur résolution à ne plus se laisser dominer lors de leur retour futur à la vie commune. Certaines font d’ailleurs le choix de le quitter, reprennent des études ou suivent des formations dans l’optique d’un retour à l’emploi (jusque-là interdit par le conjoint), et envisagent à la sortie un mode de vie monoparental.
15Parce que les comportements sexuels disent à leur façon les rapports de genre (Bozon, 1998), les conduites des détenues témoignent d’une évolution de ces rapports dont les démonstrations de pouvoir sexualisées constituent finalement une forme paroxystique. La détention féminine représente un espace dans lequel les femmes acquièrent un gain de maîtrise sur leur sexualité, lequel initie une remise en cause des normes de genre particulièrement prégnantes dans la plupart des milieux socioculturels dont elles sont issues (groupes populaires, population immigrée nord-africaine et communauté des gens du voyage). Si plusieurs travaux ont montré que l’institution carcérale tend à conforter chez les femmes détenues une identité de genre traditionnelle (Rostaing, 1997 ; Cardi, 2007), on peut donc affirmer que ce processus de confortation se trouve concurrencé par un processus de remise en cause décliné au travers de la dimension sexuelle.
16L’examen des conduites sexualisées des détenues envers les hommes invite à formuler deux remarques conclusives. La première renvoie à la pluralité des contrôles exercés sur la sexualité en milieu carcéral. Si le contrôle à caractère disciplinaire est le plus visible, on observe également la mise en place d’un maillage serré tendant tout à la fois à protéger, à surveiller et à contrôler les détenues (Cardi, 2007), les pressions exercées renvoyant parfois à des préoccupations distinctes – ou à tout le moins supplétives – des intérêts institutionnels et notamment sécuritaires. On retrouve les trois formes de contrôle social conceptualisées par Erving Goffman (1973) : un contrôle formel qui passe par l’application de sanctions, un contrôle informel dans le cadre duquel les parties offensées préviennent le transgresseur qu’il s’expose à une désapprobation ou à une sanction s’il continue, et un contrôle personnel par lequel l’individu se retient d’agir. L’hypothèse d’une quatrième forme de contrôle social peut être formulée, celle d’un contrôle normalisant reposant sur la diffusion de représentations normatives dans le but de favoriser le contrôle personnel.
17La seconde remarque concerne les formes multiples revêtues par la sexualité. Concevoir que celle-ci puisse représenter une forme de communication, ici entre hommes et femmes, s’avère une perspective féconde pour explorer la façon dont la dimension sexuelle s’enchâsse avec les autres composantes de l’identité, ici de genre. L’élargissement du regard sociologique aux formes incorporelles de la sexualité permet ainsi de déconstruire un peu plus le regroupement artificiel de divers éléments sous l’unité fictive de « sexe » (Foucault, 1976), et partant de concourir à sa resocialisation.
Notes
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[1]
Selon Michaël Faure, Mathieu Lilian et Daniel Welzer-Lang (1996), les discussions à caractère sexuel entre femmes détenues relèveraient essentiellement du privé et se cantonneraient à la dimension affective.
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[2]
Contrairement à la détention masculine où la surveillance mixte a été introduite en 1998, les femmes détenues ne sont surveillées que par des femmes (les premiers surveillants et les chefs de bâtiment peuvent cependant être des hommes).
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[3]
L’article D248 du code de procédure pénale institue le principe de séparation des populations incarcérées en fonction du sexe ; mais il arrive que les femmes croisent les hommes détenus pendant les extractions ou lorsqu’elles se rendent à l’infirmerie, au gymnase ou au greffe.
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[4]
Au cours de mes sept années de recherche en milieu carcéral, je fus affublée de surnoms comme « Bichette » ou « Barbie » et me trouvai régulièrement confrontée à des réflexions sur mon physique ou à des plaisanteries d’une salacité parfois déconcertante.
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[5]
En témoigne l’extrait d’entretien suivant recueilli auprès d’un gradé : « Y en a une qui me dit : “Chef, il faudrait que vous fassiez quelque chose pour moi”. […] “J’ai les escalopes en feu”. Ah ! […] Et moi je suis resté mais baba, je m’attendais à tout sauf à ça ! Pétrifié. Et puis on n’a pas le même aplomb face à une femme que face à un homme je veux dire. Et donc elle continuait : “Mais venez dans ma cellule, vous allez pas le regretter ! Là je suis en manque, venez”. Et donc je suis devenu pivoine, écarlate […] ça m’est arrivé j’étais le seul homme : y avait Nadine à côté, y avait quoi dix-quinze détenues, donc je suis entouré de femmes et y en a une qui me fait une proposition on ne peut plus directe ! Tu te rends compte dans quelle situation t’es ? Mais y a un trou qui s’est ouvert sous moi là ! (Rires) »