1L’analyse de trente entretiens approfondis menés auprès de femmes migrantes séropositives vivant en Suisse [1] montre que la maladie conduit à un « nouvel ordre sexuel » (Wolton, 1974), qui ne peut être appréhendé en dehors des vulnérabilités qui touchent ces femmes : migration, genre, statut, etc. (Villani et al., à paraître). Si la maladie contraint de « faire avec », la capacité à mettre en place des stratégies dans la conduite du couple et de la sexualité passe par la liberté de dire ou de taire leur séropositivité. La communication autour du VIH/sida, et la gestion du secret – forme la plus courante de gestion de cette information –, est au centre de leur vie quotidienne, qu’elle soit sociale, familiale, relationnelle ou sexuelle.
Les mots qui désignent une maladie honteuse
2Bien que l’expérience personnelle ait modifié leur vision de la maladie, toutes les femmes insistent sur l’usage, dans le langage courant, de termes dépréciatifs pour désigner le VIH/sida : « maladie sale », « maladie des prostituées » ou « maladie de la honte ». Ces représentations affectent les personnes atteintes du virus, sur lesquelles pèse le soupçon d’une morale douteuse et d’une sexualité non conforme aux attentes sociales. Face à ce stigmate, ces femmes « discréditables » préfèrent se taire, car révéler leur séropositivité – il s’agit toujours d’un coming out (Mellini, Godenzi et De Puy, 2004) – n’est jamais sans effets sur le couple et les relations sexuelles. De l’abandon aux diverses formes d’agression (physique, psychologique et morale), ces femmes que le contexte migratoire rend plus vulnérables (Dieleman, 2008) s’exposent souvent à la violence des partenaires lorsque leur séropositivité est dévoilée (Pourette, 2008) alors qu’il est plus rare qu’elles obtiennent du soutien.
Communiquer sur le VIH, parler de sexualité
3Si du point de vue sémantique, VIH et sexualité sont indissociables, il n’en reste pas moins que parler de VIH et de sexualité dans le couple constitue toujours une épreuve. Les femmes ont à gérer les sentiments de responsabilité, parfois de culpabilité, à l’égard du partenaire, les peurs relatives à l’annonce de leur séropositivité ou le poids du secret. Au sein du couple, les formes de communication varient en fonction du statut des relations : sont distinguées les relations « passagères et pas sérieuses » de celles « affectives pouvant avoir un avenir ». Dans le cadre des premières, les femmes déclarent avoir des rapports sexuels protégés, et en ce sens elles estiment respecter le contrat de responsabilité qui leur incombe, le risque de transmission de l’infection étant selon elles écarté.
C’est des relations passagères, ce n’est pas du sérieux. Quand on se protège, on n’a pas besoin de parler.
5Les non-dits sur leur séropositivité s’inscrivent dès lors dans une stratégie de communication qui leur octroie le droit de vivre leur sexualité à l’instar d’autres femmes. Mais lorsque la relation s’installe dans la durée et se double d’un attachement affectif, la demande du partenaire désirant mettre fin à l’usage du préservatif place les femmes devant un choix cornélien. La révélation de la séropositivité risque de provoquer la rupture du lien ; à l’inverse, le silence empêche une communication ouverte sur les plaisirs et les désirs sexuels réciproques.
J’ai un souci que quand je suis avec un copain, s’il commence à me parler du genre « on va arrêter d’utiliser le préservatif, on va faire le test du VIH », je deviens un peu distante et je dis non, parce que je préfère garder le secret pour moi. Ça m’empêche de m’épanouir […] je ne suis pas sûre qu’il soit sincère, je ne suis pas sûre de ses sentiments, je ne suis pas sûre qu’après il se taille et puis après ça devient une histoire qu’il racontera à une amie, un ami « elle a le VIH ».
7Dans le cas où le partenaire est africain, il est fréquent que les femmes mettent fin à la relation, anticipant le rejet de ce dernier et craignant d’être stigmatisées par les membres de la communauté d’origine. Cette prise de distance est plus difficile si elles ont épousé un Européen ou un compatriote installé en Suisse qui leur a permis d’accéder à un statut juridique et socio-économique, car elles se sentent en position de débitrices (Pourette, 2008).
8Lorsque la relation de couple se poursuit après la révélation de la maladie au partenaire, la difficulté de parler de celle-ci et des souffrances vécues érode la communication liée à l’intimité, affectant la fréquence et la qualité des pratiques sexuelles.
Et ça, c’est un peu lourd, parce que j’aurais besoin peut-être d’un peu plus lui parler de ce que je vis. Il y a eu un détachement comme ça et ça nous a éloignés aussi parce qu’il n’a jamais partagé mes souffrances, mes peines, non. Pour revenir à la vie sexuelle, on a commencé à avoir une distance, entre nous et puis ça a continué comme ça et après il a quitté la chambre conjugale.
10Si l’éducation sexuelle occidentale a libéré une parole autour de la sexualité et a généré une « communication positive » au sein du couple selon les approches modernes de la sexologie (Giami et De Colomby, 2001), dialoguer à propos de sexualité n’est toutefois pas commun à toutes les cultures et types d’éducation. Ne pas en parler pour des raisons culturelles ou liées au VIH vient en ce sens contredire les nouvelles normativités des conduites sexuelles (Bozon, 2009).
Quand le langage médical s’invite dans l’intimité
11Avec la médicalisation de la sexualité, le vocabulaire technico-médical s’invite dans la grammaire communicationnelle de l’intimité. D’une part, on parle de « contamination », de « préservatif », de « responsabilité », de « risque » et de « prévention », termes qui inscrivent l’inter action verbale dans une neutralité dépourvue d’émotions : l’expression du désir est effacée, l’acte sexuel devient froid et mécanique dans sa description langagière. Par le truchement du langage médical, la communication autour de la sexualité et de l’intimité acquiert un nouveau statut constitué de droits et d’obligations, et c’est justement ce savoir thérapeutique qui permet aux femmes d’envisager une vie sexuelle qu’elles considèrent comme « normale », incluant des relations sexuelles sans risque pour leurs partenaires et la possibilité d’enfanter sans transmettre le virus au bébé à naître. D’autre part, les représentants du monde médical, dépositaires du secret sur la séropositivité et avec qui les femmes entretiennent des liens affectifs forts (Poglia Mileti et al., en soumission) deviennent des interlocuteurs privilégiés avec lesquels elles abordent la difficulté de dire et de parler auprès des partenaires sexuels.
Note
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[1]
Projet de recherche Femis (Femmes migrantes d’origine subsaharienne et VIH : gestion d’un secret et rapport à la santé) financé par le Fonds national de la recherche scientifique suisse, subside n° 100017_140457.