1Le sexe et ses pratiques ont trouvé une visibilité accrue dans les médias (Marquet, 2004), mais ont traditionnellement été bannis des programmes jeunesse. Aujourd’hui, ils restent régis par un impératif de protection des enfants et par une relative naturalisation des différences sexuelles (Cromer, Dauphin et Naudier, 2010). Les séries animées françaises pour enfants [1], soumises au contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), font ainsi l’objet d’une surveillance particulière. En 1991, l’approche très directe de la sexualité proposée par Le Bonheur de la vie avait suscité une vive controverse. Plus récemment, la série Titeuf (2001), adaptée de la bande dessinée de Zep, a été amputée des références explicites au sexe, qui en avaient fait le succès, pour être diffusée sur les chaînes européennes. Mais tout en éludant les pratiques sexuelles, de nombreux dessins animés évoquent des thèmes comme la formation du couple, la séduction ou le sentiment amoureux, qui dessinent les contours d’une sexualité normée et implicite. Rejetées dans les marges, les sexualités qui ne correspondent pas au modèle hétérosexuel mono-partenaire sont doublement invisibles.
Le couple d’amour : hétéronormativité, conjugalité et rapports de genre
2Dans leur ensemble, les séries animées françaises s’appuient sur un modèle conjugal ou relationnel qui repose sur une relation exclusive, indissociable de l’amour, et à travers laquelle l’individu est invité à se réaliser (Peto, 2004). Cette relation est amenée à se reconduire par l’intermédiaire des enfants, eux aussi destinés à fonder une famille. Le générique de la série Il était une fois ... la vie (1986), par exemple, s’ouvre sur la rencontre entre Pierre et Pierrette, qui donnent naissance à Pierrot. Dans les dernières images, le jeune homme devenu adulte enlace à son tour celle qui sera sa compagne, Psi. Lorsque la série aborde la sexualité dans l’épisode 2 (« La naissance »), c’est à travers sa dimension reproductive. Comme souvent, la conception y est décrite à travers la mise en scène d’une compétition spermatique [2], qui marque une forte naturalisation des différences sexuelles, en opposant un masculin conquérant à un féminin plus passif.
3Lorsqu’il s’agit d’amour, cette dichotomie se retrouve à travers une vision du couple qui s’appuie dans bien des cas sur une conception à la fois hiérarchisée et différentialiste du genre. Ce schéma est poussé à l’extrême dans Les Aventures de Petit Ours brun (2002-2003), théâtre d’une harmonieuse collaboration parentale entre Maman Ourse et Papa Ours, qui assument chacun des rôles bien distincts. La série marque en effet une ferme opposition entre un espace extérieur masculin et un espace domestique féminin [3]. Dans l’épisode 32, Petit Ours brun est amoureux lui aussi. Mais il doit d’abord affronter un rival pour séduire Petite Ourse grise. À part sanctionner positivement ou négativement les attitudes de ses prétendants, la jeune fille a bien peu de capacité d’agir. Se marier, vivre heureux et avoir des enfants, tel est l’avenir déjà écrit de ces jeunes amoureux. Cette vision de l’intime exclut bien des pratiques contemporaines.
L’humour et l’anthropomorphisme pour dépasser les oppositions classiques ?
4Contrairement aux autres fictions télévisuelles, les dessins animés ont gardé ce petit quelque chose du conte de fées qui les empêche de mettre en scène la fragilité des liens du c cœur, la multiplication des expériences de couple ou l’émergence de différents modèles de famille. On y privilégie une vision rêvée de la conjugalité au détriment des deux autres orientations intimes courantes identifiées par Michel Bozon (2001) : le modèle du réseau sexuel (la sexualité du sujet prend forme à travers des expériences successives ou synchrones avec différents partenaires) et le modèle du désir individuel (qui voit le sujet sexuel se réaliser dans le « surgissement régulier du désir » et la conquête de l’objet de ce désir). Néanmoins, certaines séries animées s’ouvrent à des représentations nouvelles en mobilisant des ressorts spécifiques comme l’humour ou un anthropomorphisme créatif (au sens de Halberstam, 2010).
5Dans Famille pirate (1999-2000), les modèles du couple d’amour et de la famille patriarcale sont mis en scène de façon satirique. Pour le malchanceux pirate Victor MacBernik, qui ne parvient jamais à ramener le moindre butin, l’obligation de subvenir aux besoins de son foyer est comme une malédiction de la masculinité hégémonique. Et c’est bien souvent son épouse, ou les enfants, qui doivent intervenir pour sauver la famille [4].
6Parfois, le recours à l’humour favorise l’émergence d’orientations intimes alternatives. Les trois espionnes de Totally Spies ! (2002-2006), par exemple, n’hésitent pas à mettre en place des stratégies de séduction et à multiplier les expériences amoureuses. Elles mobilisent ainsi une orientation en réseau qui fait d’elles des personnages certes comiques, mais aussi forts et indépendants. Dans Les Zinzins de l’espace (1997-1998 ; 2005-2006), le personnage de Candy est un extraterrestre délirant, centré sur ses passions individuelles, qui bouleverse toute la chaîne sexe-genre-désir (Butler, 2005).
7Connu comme l’un des rares personnages de série animée française homosexuel, celui-ci déconstruit en réalité le binarisme « homo/hétéro » et reste relativement inclassable au regard des catégories de genre traditionnelles. Ses camarades le désignent par le pronom « il », mais son identité, toujours en mouvement, est fondamentalement hybride. Il a bien un sexe physique (orné d’une paire de testicules [5]) et un genre, qui transparaît à travers ses attitudes stéréotypiquement féminines. Pourtant, lorsqu’il prend une apparence humaine pour échapper aux Terriens, il se transforme alternativement en femme, en homme ou en personnage androgyne. Ni fille ni garçon ; ni homo ni hétéro ; ni vraiment humain d’ailleurs, il est le fruit d’un anthropomorphisme créatif qui permet des lectures subversives.
8La controverse autour des thèmes « sexualité et enfance » a récemment rejailli dans le débat public, prenant pour cible des objets culturels jeunesse comme le film d’animation Le Baiser de la Lune (2010) – qui évoque l’histoire d’amour entre deux poissons homosexuels – ou plus récemment le livre Tous à poil ! Traditionnellement, c’est toutefois la télévision qui a cristallisé les critiques les plus vives. Si les programmes d’animation comptent toujours parmi les émissions préférées des plus jeunes, ils ne constituent pas l’ensemble de leur consommation culturelle, ni même télévisuelle [6]. En matière de sexualité, les séries animées s’ouvrent ainsi très lentement à des représentations nouvelles, que les enfants rencontrent déjà dans d’autres émissions ou dans le cadre de leur vie quotidienne.
9Souvent perçus comme des adultes en devenir, ils sont encore à l’aube d’un processus de reconnaissance de leur capacité d’agir (James, Jenks et Prout, 1998). C’est sans prendre en compte que plusieurs études ont remis en cause la conception des jeunes publics comme des téléspectateurs passifs et sans défense, en montrant la diversité des pratiques de sociabilité liées à leurs expériences télévisuelles, ainsi que leur aptitude à formuler des interprétations complexes et multiples (Buckingham, 1993 ; Chalvon, Corset et Souchon, 1991).
Notes
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[1]
Ici françaises ou franco-étrangères, diffusées à la télévision dans le cadre d’une case ou d’une chaîne jeunesse.
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[2]
Voir aussi Simon et Détrez (2006), qui dressent le même constat à propos de l’encyclopédie illustrée dérivée de la série.
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[3]
Ce partage est observable dans de nombreux dessins animés, en particulier destinés à de très jeunes enfants.
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[4]
Dans l’épisode 6, Victor se retrouve sans bateau et sans emploi. Pour faire vivre leur famille, son épouse se déguise en secret et participe à des concours de bras de fer.
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[5]
Comme le montre une photographie de lui bébé dans l’épisode 31.
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[6]
En 2012, l’animation représentait 16,6 % de la consommation télévisuelle des 4-10 ans en France (cf. CNC, Le Marché de l’animation en 2012, Paris, CNC, coll. « Les études du CNC », 2013).