1Les recherches sur la population homosexuelle féminine (Chetcuti, 2013 ; Chamberland et Théroux-Séguin, 2009) révèlent une plus grande invisibilité sociale par rapport à la population homosexuelle masculine. Le lesbianisme reste associé à des relations platoniques, à un échec de l’hétérosexualité, à un penchant sexuel passager de femmes hétérosexuelles. Ce déficit de représentations claires [1] et positives se traduit dans la réalité des jeunes lesbiennes par une non-reconnaissance de leur sexualité et, partant, par une difficulté de se nommer.
2Ici, la nomination, ou « énonciation de soi », concerne les manières de se dire et de se révéler socialement lesbienne au travers de procédés singuliers d’autonomination. Si les enjeux socio-politiques de l’autonomination ont été soulevés, depuis les années 1970, par l’analyse de la manière dont les minorités sexuelles se réapproprient une subjectivité pour elles-mêmes, on constate que le rapport à la nomination de soi, dans les parcours individuels, est un révélateur du pouvoir des normes (Chetcuti, 2013).
3La généralisation du Web dans les années 2000 a changé la donne. Les forums, « chats » et sites de rencontres ciblant spécifiquement une population lesbienne qui peut y puiser et y contribuer s’imposent comme des espaces importants de recrutement de partenaires – d’où l’hypothèse que si l’usage du Web intervient à l’époque des premières expériences sexuelles entre femmes, il a sa part dans l’élaboration du processus d’autonomination.
4Sur cette base, une enquête de terrain [2] en 2010 et 2012 a étudié la manière dont le Web participe, pour des jeunes lesbiennes de 17 à 35 ans, d’une possible reconnaissance de soi par l’utilisation de termes permettant de se nommer. Plusieurs modes de recrutement ont garanti une diversité maximale des profils des enquêtées : 1) mailing lists auprès des associations communautaires ; 2) annonce sur Facebook ; 3) annonces dans la presse écrite spécialisée (Lesbia Magazine, La Dixième Muse) ainsi que dans un mensuel féminin papier (Biba) et numérique (Têtu, Yagg). Au total, dans différentes régions de France, 40 femmes ont été interrogées lors d’entretiens semi-directifs à orientation biographique.
Se dire lesbienne
5Dans un contexte culturel imposant à la sexualité ses normes et ses hiérarchies, les lieux de discussion en ligne font échapper à ces contraintes et au contrôle social des pairs. Cela redéfinit la construction d’univers de sociabilité caractérisés par une position de marge, selon une dynamique libératrice transformant les termes de la catégorie « lesbienne » jusque-là imprécise, invisible, voire stigmatisante.
6L’initiation, même à « distance », c’est-à-dire sans rencontre physique, permet aux jeunes lesbiennes d’acquérir des représentations partageables d’une culture commune. Il en découle une plus grande évidence du « lesbianisme » pour soi, qui permet alors de se dire à l’entourage proche.
7Si dans les générations précédentes – et pour celles qui y avaient accès – les mouvements sociaux ou les groupes lesbiens reformulaient de manière individuelle et collective une catégorie socialement minimisée et même déniée, le Web rend admissible le fait de se dire lesbienne, parfois avant même de vivre une relation sexuelle avec une femme.
8En aidant à se retrouver autour d’une culture identitaire commune (Jenkins et Thoburn, 2003), l’échange numérique fonde souvent les premières sociabilités amicales et affectives lesbiennes. Il répond dans ce cas à un besoin de socialisation personnelle, tout en construisant un espace de liberté entre groupes reliés par des intérêts communs. La fréquentation de sites de rencontre comme Meetic [3] ou Gayvox permet aux jeunes lesbiennes de vivre leur vie affective et sexuelle loin de cercles amicaux plus anciens, sans pour autant s’en couper totalement. Le Web vient également palier l’éloignement géographique ou la méconnaissance de réseaux existant concrètement (bars, boîtes, associations).
L’émergence de catégories nominatives
9Le Web a aussi une influence dans l’émergence de certaines catégories nominatives nettement moins perceptibles chez les 30-50 ans : celles de « bisexuelle » et « gouine ». Dépasser l’innommable du lesbianisme demeure toujours délicat. L’usage temporaire du terme plus consensuel de « bisexuelle » aide un grand nombre d’interviewées, du moins en début de parcours, quand le mot familier « gouine » soutient certaines affirmations premières (coming out) plus revendicatives. Alors que dans les générations précédentes, l’affirmation de soi dans une perspective politique passait par le terme « lesbienne », conçu comme un concept politique (Wittig, 2001), l’expression s’est banalisée pour les générations des 17-35 ans, notamment du fait de sa diffusion sur les réseaux numériques. Une autre raison tient au mouvement de conquête de l’égalité des droits, manifeste en France depuis les années 1990 dans la rhétorique étatique, médiatique et militante. Se dire « lesbienne » ne réfère plus à une visée politique contestataire de la norme, mais s’insère dans le paradigme des luttes pour l’égalité des droits.
10Contrairement à celles qui optent pour les catégories nominatives de l’homosexualité, du lesbianisme ou de la bisexualité, les femmes plus engagées dans des réseaux de sociabilité communautaires ou militants (numériques ou non) revendiquent le terme « gouine ». C’est un mode de renversement de l’insulte et de performance langagière, s’opposant souvent au terme « lesbienne » qui traduit, dans leurs discours, une position jugée trop mainstream [4], c’est-à-dire majoritaire et normalisatrice. Alors que « gouine » vaut dans l’entre-soi militant ou communautaire, « lesbienne » est utilisé dans la société extérieure, ce qui rend obsolète les termes « homos » et « homosexuelles ». Cette forme de stratégie collective numérique semble dessiner un modèle d’émancipation à partir de la nomination de soi, influencé par des théories post-structuralistes, très présentes dans certains mouvements politiques depuis les années 2000. En effet, reprenant ainsi à leur compte les théories de Judith Butler (2004) sur l’usage du « discours insurrectionnel » comme réponse nécessaire au langage injurieux, le terme « gouine », entendu comme reprise performative de l’insulte, équivaut pour les jeunes lesbiennes à une critique de la norme hétérosexuelle.
11De nombreuses jeunes femmes soulignent que la dénomination « lesbienne », très présente sur les sites Web à caractère sexuel et/ou pornographique, n’a pas facilité leur rapport à la catégorie nominative, voire a suscité son rejet. Ce qui est critiqué n’est pas tant l’idée d’une pornographie ou d’un érotisme lesbien, mais son instrumentalisation et sa réduction à un élément du vocabulaire pornographique hétérosexuel.
12Outre les films pornographiques amateurs ou professionnels disponibles sur Internet et diffusés sous le vocable « lesbien », quelques jeunes femmes évoquent une « double peine » subie en tant que femmes et lesbiennes. En l’occurrence, les récits témoignent d’intrusions d’hommes se faisant passer pour des femmes sur les sites de rencontre réservés ou lors d’échanges par messagerie. Leurs propositions à caractère sexuel, notamment le voyeurisme et la sexualité en trio, manifestent une dénégation du lesbianisme. Il en résulte une stratégie individuelle de méfiance à travers une mise en place de codes de reconnaissance (utilisation ou non d’images vidéo et réciprocité dans cet échange) pour sauvegarder un entre-soi de la rencontre entre lesbiennes [5].
13Une fois l’homosexualité affirmée et assimilée, la Toile va jouer un rôle important en tant que créatrice d’espaces de sociabilité numérique, ouvrant ainsi au partage d’une culture commune, d’ailleurs marquée par une faible référence aux lieux réels de rencontres physiques. Les pratiques individuelles, variées et spontanées portent sur des sujets composites, donnant naissance à des sociabilités amicales, affectives et sexuelles, ce qui évite aux utilisatrices de se confronter dans un premier temps à leur corps collectif d’appartenance trop stigmatisé. Dans ce retrait à l’égard des espaces physiques communs collectifs, « le corps lesbien » (Wittig, 2001) devient ainsi une autre réalité possible construite à partir d’une reconnaissance individuelle par et pour soi.
Notes
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[1]
Ce déficit se constate dans les productions médiatiques et culturelles, mais aussi par une simple requête sur un moteur de recherche en ligne. Sur Google, le terme « lesbienne » donne par exemple 12 600 000 résultats, dont la quasi-totalité fait référence à des sites à caractère pornographique et à destination du public hétérosexuel masculin. La différence est nette avec le terme « gay » et ses 1 180 000 000 résultats renvoyant d’abord à des cafés, des lieux commerciaux et de la presse gay (requêtes effectuées le 13 décembre 2013).
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[2]
Enquête financée par l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS).
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[3]
Ce site de rencontres permet aussi des rencontres homosexuelles.
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[4]
Cette approche militante contestataire vise à interpeller les mouvements féministes et lesbiens, gays, bisexuels et trans (LGBT), réformistes ou égalitaires, ainsi que les études de genre, pour qu’ils intègrent des perspectives et des analyses critiques dans leurs politiques publiques mais aussi dans l’établissement du corpus de connaissances.
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[5]
Certains sites, comme LpourL.com, ont également introduit une procédure de reconnaissance de la voix dans la validation des « profils ».