« Je me suis longtemps demandé avant l’entretien si je parviendrais seulement à parler de sexualité. Cela me paraissait assez indiscret et gênant. »
« En analysant rétrospectivement ma propre conduite, j’ai cerné une certaine hétéronormativité de ma part. Ainsi, je n’ai posé aucune question sur une attirance ou des expériences homosexuelles, comme si l’hétérosexualité de mon enquêté allait de soi. La méthodologie de cette enquête est à revoir et à réfléchir. »
1Parler de sexualité en situation d’entretien ne va pas de soi, comme le soulignent les deux extraits ci-dessus [1]. Selon Stoller (2010), ce qui pose problème, c’est d’admettre que « la recherche d’une vérité dans le discours sur la sexualité est réintégrée à la longue généalogie d’un mode confessionnel européen ». D’autres chercheurs considèrent en revanche que les résistances se situent ailleurs. Ainsi, dans son enquête sur la vie sexuelle en France, Mossuz-Lavau (2005) relate que les oppositions les plus grandes concernaient la politique. Les enquêtés étaient d’accord pour échanger autour de leur sexualité, mais non sur d’autres sujets qu’ils jugeaient intrusifs.
2Partant de ce constat et prenant appui sur l’enquête « Vieillissement et sexualité [2] » que j’ai menée et les travaux du séminaire que j’anime à l’École des hautes études en sciences sociales, cet article propose quelques « ficelles du métier » (Becker, 2002) lorsqu’il s’agit de parler de sexualité en entretien. Il se penche sur le vocabulaire choisi en ce qu’il détermine les formes de communication en entretien, puis sur la question du genre et de l’hétéronormativité dans le processus d’enquête, avant de s’intéresser à la posture de l’enquêteur et sa tendance à défendre un point de vue en situation d’entretien.
Les formes et les mots pour le dire
3En entretien, le choix du vocabulaire constitue un enjeu crucial en ce qu’il détermine la forme des échanges. Deux positions se font face : privilégier des termes relevant d’un registre de langage familier, voire argotique, ou faire usage d’un vocabulaire technique au risque d’être incompréhensible. Adopter le langage « indigène » comme le préconisent Beaud et Weber (2003) peut représenter une solution permettant de se fondre dans le moule. Cependant lorsqu’il s’agit de discuter de sexualité avec des « jeunes », l’emploi du langage indigène peut alors être une arme à double tranchant. Et cela d’autant plus lorsque la discussion s’organise autour de figures repoussoirs comme le rappelle Clair (2012) dans un article intitulé « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel ».
4Une autre solution consiste à adopter une terminologie à la fois claire et respectueuse en usant de termes qui suggèrent sans juger. À titre d’exemple, pour désigner le cunnilingus ou la fellation, l’équipe de l’enquête Contexte de la sexualité en France a choisi l’expression « caresser le sexe de votre partenaire avec la bouche » (Spira, Bajos et al., 1992).
5La formulation des questions joue un rôle primordial, en particulier la première qui donne le ton de l’entretien (Bajos et Bozon, 2008 ; Bozon, 2009). Dans le cadre de l’enquête Vieillissement et sexualité, plusieurs entrées ont été explorées. L’une d’elles, qui se révéla peu concluante, consistait à introduire en douceur le thème de la sexualité via celui du bien-être. Une autre, bien plus efficace et sans « tourner autour du pot », démarrait l’entretien avec la formule d’accroche : « On dit souvent que les hommes et les femmes vivent différemment leur sexualité, qu’en pensez-vous ? » Cette entrée par une réflexion d’ordre général a permis d’envisager immédiatement la sexualité comme un sujet de conversation normal.
6Pour autant, il arrive que, par moments, le silence fasse place à la parole en cours d’entretien. Les silences nous invitent à admettre que ces moments de communication non verbale, aussi pesants et interminables puissent-ils paraître, constituent des conjonctures nécessaires qui participent au processus de transmission – si ce n’est de libération – de la parole (Ruquoy, 1995). Les accepter plutôt qu’essayer de les meubler témoigne d’une capacité d’empathie, d’écoute propre à l’entretien. Pour être entendue, la confidence d’une expérience extrême ou traumatique nécessite bien souvent une scansion qui amène irrémédiablement à tenir compte des limites du dicible et de l’indicible (Pollak, 1990).
Tenir compte du genre et de l’hétéronormativité
7Pour Haraway (1998), la neutralité de l’enquêteur est impossible et cette question – longtemps débattue en sociologie – n’a que peu de sens. La critique féministe a pu mettre en lumière qu’une bonne partie de nos savoirs et de nos perspectives est androcentrée et hétéronormée (Gilligan, 2008 ; Tronto, 2012 ; Fausto-Sterling, 2013). La force du genre, des représentations qui sont liées à cette perspective des relations sociales et leurs effets d’inertie ne sont pas à mésestimer. Tandis que des travaux plus anciens considéraient que « la plupart des gens étant hétérosexuels, un informateur donnera une information meilleure et surtout, pluridimensionnelle à un ethnologue de sexe opposé » (Devereux, 1980), des enquêtes plus récentes tendent à invalider cette assertion. Une expérience de terrain réalisée à Paris sous la direction d’Isabelle Clair [3] a montré que l’imaginaire social d’une masculinité considérée comme prédatrice rendait la conduite d’une enquête sur l’entrée dans la sexualité des jeunes quasi impossible pour un enquêteur de sexe masculin. Les jeunes avaient refusé de s’entretenir avec lui, considérant comme suspect le fait qu’un chercheur puisse s’intéresser à ces questions. À l’inverse, les garçons comme les filles s’étaient montrés particulièrement disposés à s’entretenir avec une femme. Avec les filles, il était possible de jouer sur le registre de la féminité complice ; pour les garçons, il leur devenait possible de se confier auprès d’une femme car elle n’entrait pas dans les logiques de compétition typiques des sociabilités masculines (Becker, 2002 ; Neveu, 2013).
8La prise en compte de la diversité des orientations sexuelles fait partie du second type d’apports épistémologiques de la critique féministe. Penser l’homosexualité ou la bisexualité au même titre que l’hétérosexualité permet de susciter des développements « inattendus ». En demandant à des femmes « est-ce que vous avez déjà désiré des femmes ? » dans le cadre de l’enquête sur la vie sexuelle des plus de 65 ans, quatre types de discours ont permis de mettre au jour quatre modes de positionnement quant à la possibilité sociale de réaliser une expérience homosexuelle et ses conséquences sur la trajectoire des enquêtées.
Entretien n° 1 : « Je pense que quand j’étais ado, enfin ado et jeune adulte, je pense que j’ai eu des amies … On a eu une relation forte […] parce qu’à cette époque-là, on n’était pas encore assez libérées pour passer à autre chose, à une relation … Je suis persuadée qu’on a plus ou moins tous des tendances homosexuelles … »
Entretien n° 2 : « Non. Une fois, j’ai été charmée. Si, on peut le dire, charmée. Je savais qu’elles étaient homosexuelles, mais il y avait donc une des femmes dans le couple qui était attractive, qui était charmante avec moi et j’ai été un petit peu charmée, comme ça, mais … sans plus, non, j’ai pas eu envie d’aller vers ça. […]. Mais c’est tout. J’ai jamais eu … Non, c’est pas trop mon truc, j’aime bien les hommes, et … non, c’est pas mon truc du tout d’ailleurs ! »
11Dans le premier entretien, thématiser l’homosexualité a permis de laisser émerger un discours ambigu teinté de désir non assouvi dont l’interdiction résiderait dans les représentations sociales à assumer. Dans le deuxième cas, surprise par la question qui oblige dans un premier temps à interroger sa pertinence, l’enquêtée convoque une anecdote lointaine. Elle est à la fois charmée et désarçonnée, mettant ainsi en avant la perte de son statut d’actrice dans cette situation. Convoquant un registre de langage fondé sur le goût, elle affirme ensuite ne pas avoir eu envie. Dans le premier entretien, c’est tout le poids de la socialisation (« on n’était pas assez libérée ») qui ressort pour expliquer l’impossible expérience homosexuelle ; dans le second entretien, poser la question de l’attirance pour une personne de même sexe amène l’enquêtée à clore le chapitre en affirmant que ce n’est « pas du tout son truc ».
12Dans d’autres circonstances, poser la question de l’attirance pour une personne de même sexe peut amener à un récit d’expériences.
Entretien n° 3 : « Oui. Une, mais ça n’a pas été concluant du tout d’ailleurs. J’ai vite abandonné l’idée. Faut dire que c’était une histoire passagère et ça m’a pas convaincu, donc j’ai pas recommencé. Parce que j’aime trop les hommes et voilà ! »
Entretien n° 4 : « Oui. Et c’est la femme de ma vie ! Avant il n’y en avait pas. Elle m’est tombée dessus en me faisant découvrir mon attrait pour les femmes. Nous avons vécu trente-cinq ans ensemble et la rupture s’est faite il y a six mois. »
15L’expérience homosexuelle peut être relatée comme ayant eu lieu « par hasard ». Elle est envisagée rétrospectivement comme une « occasion » à saisir, dont la réalisation permet de dire que l’expérience est « non concluante ». Ce constat permet de justifier sa non-réitération et amène l’enquêtée à souligner qu’elle « aime trop » les hommes. Enfin, dans le quatrième cas, l’expérience lesbienne fut fondatrice d’une relation de plusieurs dizaines d’années. L’aveu de cette révélation a permis d’aborder l’entretien d’une manière totalement différente du script attendu, puisque affranchie du coït comme point de repère.
Rendre dicible l’invisible
16À l’image des extraits placés en ouverture de cet article, ce qui semble poser problème est la prise de conscience de la violence du dispositif de l’entretien : à savoir susciter – si ce n’est provoquer l’aveu – afin de « rendre publics des propos privés » (Bourdieu, 1993).
17Parler de la sexualité en entretien signifie adopter un positionnement épistémologique. On ne peut pas dissocier le processus de production de savoirs de celui qui les produit. Tout savoir est situé dans un champ, toute recherche est prise dans une perspective (Harding, 1986). L’épistémologie du point de vue, ou épistémologie du positionnement, considère que des pans entiers de la vie sociale sont soumis à une représentation biaisée, ignorée, voire disqualifiée. Cette vision renvoie à la célèbre anecdote de Lévi-Strauss chez les Bororo : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées » (Gestin et Mathieu, 2010). Ce point de vue met au jour ses effets visibles et invisibles. Visibles parce que l’auteur considère le village abandonné de ses habitants lorsque les hommes n’y sont pas ; invisibles, car il ne tient pas compte des deux tiers de la population du village, relégués au statut de minorité, exclus du champ de la recherche.
18Questionner l’universalité des points de vue renvoie à la méthodologie proposée par Brekhus (2003). Selon lui, la plupart des sociologues ont tendance à investir ce qui appartient au domaine du visible, renforçant par la même occasion les phénomènes qu’ils étudient en accentuant ce qui était déjà marqué. Aussi suggère-t-il de tenir compte des aspects les moins visibles, les moins marqués de la réalité sociale, d’éclairer la recherche sur les acteurs qui se situent généralement en deçà de ce qu’il appelle le « seuil de la visibilité ». C’est par ce biais qu’il est possible de comprendre et de mettre en lumière les tensions à l’œuvre au sein des processus de construction du monde social dominant. Adopter cette position implique un travail réflexif du chercheur sur sa posture et sur les limites de ses enquêtes.
Notes
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[1]
Extraits de compte rendu d’entretiens réalisés par des étudiants du séminaire « Comment parler de sexualité en entretien ? », Paris, EHESS, 2012-2013.
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[2]
Enquête réalisée avec le soutien scientifique de Marc Bessin (Institut de recherches interdisciplinaires sur les enjeux sociaux) et le soutien financier du GIS Institut du genre (CNRS).
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[3]
Intervention d’Isabelle Clair lors du séminaire « Comment parler de sexualité en entretien ? », Paris, EHESS, 2012.