CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La notion « d’éducation sexuelle » et les premiers ouvrages consacrés au sujet apparaissent en France au début duxxe siècle (Knibiehler, 1996). D’abord œuvres de médecins, de militantes féministes, de libres penseurs puis de psychiatres, les ouvrages prescriptifs traitant de sexualité destinés au grand public se sont ensuite multipliés, prenant des angles variés : manuels d’éducation sexuelle à destination des parents, conseils aux jeunes couples ou encore assistance aux adultes insatisfaits de leur vie sexuelle. Leurs objectifs ont évolué, de l’apprentissage des bases de l’hygiène à la maximisation du plaisir, de la longévité conjugale au bien-être individuel. Ils constituent une forme de médiatisation de la sexualité, mais également du discours technique destiné à prendre place entre les individus et leurs corps. Cette médiation passe par l’emploi de métaphores, visant à permettre l’appropriation des discours médicaux, religieux ou féministes, et la construction par les lecteurs d’un sens commun de seconde main (Moscovici, 1984).

2L’analyse des effets rhétoriques mobilisés au sein d’un corpus de textes parus entre les années 1950 et 2000 les fait apparaître comme surfaces de réfractions des « valeurs » propres à une époque, mais aussi de ses manières d’énoncer technique, subjectivité et pouvoir. On peut le montrer en extrayant de ce corpus certaines métaphores structurant l’énonciation de la sexualité. Généralement tenues dans tout un ouvrage, elles ont un rôle plus qu’illustratif : elles se donnent comme de véritables manières de penser, conditionnant les préconisations de gestes, de discours et d’attitudes liant le sujet et sa sexualité.

Années 1950-1960 : l’instinct « torrent »

3Le champ lexical de « l’instinct » est particulièrement présent dans les ouvrages d’après-guerre : la sexualité y est alors présentée sous les traits métaphoriques d’un torrent puissant, sauvage et amoral, coulant tout au long de la vie. C’est par exemple le cas dans un ouvrage destiné aux parents (Le Moal, 1958) :

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Ce n’est bien sûr qu’une image : un torrent descend de la montagne ; à certaines époques, il arrive qu’il dévaste la vallée. Le torrent, on l’a deviné, c’est l’instinct, ici l’instinct sexuel, force sauvage et pernicieuse quelquefois.

5Le cours de ce torrent menace sans cesse de déborder les frontières de la morale et de suivre des directions socialement disqualifiées : selon les âges de la vie, ces débordements pourront être la masturbation, l’homosexualité ou encore les pratiques adultères. Mais s’il est « bien orienté », cet instinct peut devenir le principe dynamisant d’une vie selon les normes. Les prescriptions ne visent donc pas à l’interrompre, mais à en contrôler le cours afin qu’il irrigue une vie sexuelle contenue dans le cadre du mariage, et que son reliquat soit sublimé – dans la maternité pour la femme, dans le travail pour l’homme.

6Si l’instinct sexuel est un torrent, on évitera qu’il ne stagne ou dévie, en remplaçant le strict interdit ou le déni (de la masturbation ou de l’homosexualité, par exemple) par une tolérance provisoire et une compréhension pragmatique : on cédera sur la bienséance pour mieux garder le contrôle et garantir à terme la normalité du sujet. Ce qui doit être opposé à l’instinct-torrent, c’est moins une répression qu’une discipline, à la fois habile et éclairée.

Années 1970 : l’énergie orgasmique, entre science et mysticisme

7Les ouvrages des années 1970 montrent le développement du champ lexical de « l’énergie », empruntant au domaine de la recherche scientifique sur l’énergie thermonucléaire, mais aussi à la mystique, non sans rappeler les travaux de Wilhelm Reich sur l’énergie d’orgone (1942). On trouve ce travail métaphorique par exemple dans le best-seller Le Couple et l’amour (Valinieff et Gondonneau, 1973).

8L’objet auquel s’appliquent les techniques proposées est alors le corps, vu sous l’angle de ses « intensités énergétiques » : d’abord matière inerte, ce corps doit être graduellement excité jusqu’à « l’explosion » finale que constitue la « libération des énergies orgasmiques ». L’orgasme sublime et glorifie alors le corps, lui procurant joie, liberté, capacité d’empathie, « émancipation de la morale castratrice » ou encore lien avec les origines de l’humanité. La métaphore d’une énergie à la fois indispensable et potentiellement dangereuse invite ainsi à faire de l’acte sexuel un processus contrôlé, à suivre « sans relâchement ni fausses notes », au risque de voir l’excitation retomber ou au contraire la libération trop précoce de cette énergie, hors de l’orgasme et de la pénétration. Des travaux scientifiques quantitatifs comme ceux des sexologues Masters et Johnson décrivant la courbe normale suivie par l’excitation au cours de l’acte sexuel sont sollicités, tant pour décrire que pour prescrire le déroulement de l’acte sexuel.

9Pour le sujet, ce protocole se fait donc auto-discipline, ascèse, sélectionnant les attitudes, gestes, pensées et apparences : on se présentera nus, sous peine de faire chuter l’excitation, on se méfiera du flirt, pouvant aboutir « à une libération d’énergie orgasmique qui peut être préjudiciable à l’équilibre sexuel de l’individu. » (Ibid.)

Années 2000 : la métaphore informatique

10Ici, le domaine source servant à construire le discours prescriptif sur la sexualité est l’informatique, comme dans l’ouvrage Mieux vivre sa sexualité (Poudat, 2000). Celle-ci y est envisagée comme un ensemble d’informations circulant au sein d’un sujet sexuel décrit comme un « système » de secteurs autonomes (secteur du corps, des émotions, des pensées, des comportements, de l’entourage, etc.). Dans ce contexte, les problèmes ne peuvent venir que de « pannes » ou de « dysfonctionnements » survenant dans un secteur précis du sujet sexuel (sur l’importance de la métaphore informatique dans les conceptions contemporaines du sujet, cf. Sfez, 1988).

11Les techniques proposées consistent alors en une inspection méthodique des différents secteurs, permettant de trier, de localiser et de corriger les informations erronées afin de garantir ou de restaurer la stabilité du système. Au moyen de questionnaires à choix multiples, le lecteur est invité à scanner ces différents secteurs, à la recherche de l’information dysfonctionnelle. Ces tests induisent la fragmentation des pensées, émotions, comportements en unités simples, mesurables et comprises comme étant reliées par des opérateurs logiques univoques (du type : si … alors …, sinon …). Ainsi lit-on qu’un secteur défectueux peut « fragiliser les autres secteurs : si l’image de soi est négative (corps), alors elle accentue les ruminations (pensées), donc elle aggrave les rituels de répétition (comportements) et déstabilise le couple (entourage) » (Poudat, 2000).

12Le lecteur, par la répétition des tests, est engagé à automatiser l’interprétation de ce qui lui arrive en termes d’informations isolées et chiffrées, afin de mieux pouvoir appliquer des formes « d’auto-traitement ». La « technique du stop de la pensée » permet ainsi de remplacer une « pensée parasite » par une « pensée positive », la « technique du squeeze » (blocage mécanique de l’éjaculation) permet d’installer des « réflexes inhibiteurs » dans le secteur des comportements, etc.

13Les métaphores médiatisant les discours sur la sexualité mobilisent donc le paysage général des discours techniques disponibles à une époque donnée. Au-delà des prescriptions morales, médicales ou thérapeutiques, elles relaient des modèles de gestion, structurant des « techniques de soi » historiquement situées.

Références bibliographiques

  • Ehrenberg, A., La Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • En ligneKnibiehler, Y., « L’éducation sexuelle des filles au xxe siècle », Clio, vol. 4, 1996, p. 139-160.
  • Le Moal, P., Pour une authentique éducation sexuelle, Lyon, Emmanuel Vitte, 1958.
  • Moscovici, S., La Psychologie sociale, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
  • Poudat, F.-X., Nous n’arrivons pas à nous entendre. Mieux vivre sa sexualité, Paris, Odile Jacob, coll. « Guide pour s’aider soi-même », 2000.
  • Reich, W., La Fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche, 1986.
  • Sfez, L., Critique de la communication, Paris, Seuil, 1988.
  • Valinieff, P. et Gondonneau, J., Le Couple et l’amour, Paris, France Loisirs, 1973.
Pierre Grosdemouge
Université Paris 8
Université Grenoble 2
Pierre Grosdemouge est sociologue, enseignant à Grenoble 2 et Paris 8. Ses recherches portent sur les constructions sociales de la notion de culture dans les discours et pratiques populaires, scientifiques, politiques et technologiques.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0025
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