CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Gilbert SIMONDON, Sur la technique, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 480 p.

1L’œuvre et la pensée de Gilbert Simondon (1924-1989) sont progressivement redécouvertes – voire simplement découvertes – depuis les années 2000, cette dynamique étant désormais internationale et débouchant depuis 2009 sur diverses traductions. Le présent recueil entend, lui, inaugurer une série de publications par les Presses universitaires de France de textes de Simondon tantôt inédits, tantôt publiés de son vivant dans des bulletins le plus souvent relativement confidentiels. Il rassemble ainsi des textes consacrés par Simondon à la technique entre 1953 et 1983, les prochains recueils devant pour leur part porter « sur la psychologie » et « sur l’histoire de la pensée ». Sur la technique contient des cours (première partie), des articles et conférences (partie II), des fragments et notes (partie III), enfin des entretiens (partie IV), dont l’ensemble présente un intérêt inégal.

2Trois textes dominent par leur apport au grand œuvre – centralement constitué de Du Mode d’existence des objets techniques (Aubier, 1958 ; dernière réédition en 2012) et de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (Millon, 2005 et 2013) –, et leur première réédition, ici réalisée, était attendue de ceux qui connaissent l’œuvre du philosophe français : ces trois textes sont le cours « Psychosociologie de la technicité » (1960-1961), paru en plusieurs temps dans le Bulletin de l’École pratique de psychologie et de pédagogie de Lyon, le texte « La mentalité technique », de date inconnue et initialement paru en 2006 seulement dans le numéro que consacra au philosophe la Revue philosophique de la France et de l’étranger, et l’article « Culture et technique », dont la première édition date de 1965 dans le Bulletin de l’Institut de philosophie de l’Université libre de Bruxelles.

3D’autres textes, tels l’article « Les limites du progrès humain » (Revue de métaphysique et de morale, 1959) ou l’étude sur « La naissance de la technologie », devront également être évoqués ici, à la différence des quelques « fragments et notes » ou même des « entretiens », dont les connaisseurs de Simondon pourront juger qu’ils peuvent parfois desservir le philosophe auquel ils ont consacré leur travail passionné. À cet égard, on peut se demander si la quasi « mode » qu’est devenu le fait de se référer à Simondon justifie vraiment que l’on publie des textes à la fois inachevés et extrêmement brefs : elle pourrait se muer en un usage pertinent et rigoureux de Simondon si l’on se consacrait plutôt à la réédition et au commentaire du cours Imagination et invention (La Transparence, 2008), véritable et magnifique prolongement du volumineux Cours sur la perception (La Transparence, 2006) récemment réédité (Presses universitaires de France, 2013).

4« Psychosociologie de la technicité » occupe à lui seul un quart du recueil, et la préface de Jean-Yves Château s’y consacre du reste quasi exclusivement. Ce cours se présente implicitement comme un complément à Du Mode d’existence des objets techniques : tandis que ce dernier insistait sur l’autonomie du progrès des fonctionnements techniques vis-à-vis des facteurs socio-économiques qui pèsent sur les seuls usages des objets, le cours, prononcé trois ans après la parution de l’ouvrage le plus connu du philosophe, analyse les raisons psychosociales qui, loin donc de toute normativité proprement technique, transcendent ces usages eux-mêmes en ce qu’elles procèdent d’un rattachement de l’utilisateur à tel ou tel groupe social via le choix de tel ou tel objet : « aucun objet n’est purement objet d’usage, il est toujours partiellement surdéterminé comme symbole psychosocial ; il fait appartenir son utilisateur à un groupe, ou son propriétaire à une classe ; il peut aussi exclure d’un groupe : enfoncer des pointes avec un marteau n’est ni patricien, ni féminin, dans notre culture ».

5La première partie du cours prétend faire, à la suite de Mircea Eliade, le constat dans notre société d’une distinction voire d’une opposition entre culture et civilisation, mais à la différence d’Eliade, Simondon soutient que la première a ostracisé « l’objet technique d’usage » comme relevant de la seconde – aujourd’hui dominante selon Eliade –, et comme ne pouvant réintégrer partiellement la culture que via des « technophanies » qui « apparaissent dans des sous-groupes dominés, permanents ou temporaires, d’âge, de sexe, ou de métier et de situation ». Sa deuxième partie construit notamment les étranges concepts de « surhistoricité » et d’« aliénation de l’objet » : la seconde découle de la première, qui se définit par l’impact des « conditions psychosociales » sur la durée de vie, ainsi raccourcie, d’un objet provisoirement « à la mode ». La technicité pure et quasi anhistorique, elle, de l’objet s’en retrouve dès lors refoulée aux ordres de grandeur microtechnique et macrotechnique, donc distincts de « l’échelle de l’usage humain ».

6La troisième et dernière partie du cours revient sur la question de l’unité fracturée de la culture, traitée dans la troisième partie de Du mode …, et reprend autrement son analyse des rapports entre technicité et sacralité et du rôle de « l’œuvre esthétique » comme lieu de « convergence ». On y retrouve certes la revendication d’un « esprit encyclopédique » qui se développerait « à partir de sources d’inspiration comme celle qui se manifeste dans la Cybernétique », mais l’accent est mis ici sur les conditions psychosociales qui dégradent la technicité comme la sacralité tout en les séparant l’une de l’autre, et sur celles qui favorisent le rôle culturellement unificateur de l’art mais aussi et d’abord du loisir – sans que le premier soit par ailleurs transcendé dans un tel rôle par la philosophie, comme il l’était dans Du mode … Les dimensions mais aussi la richesse de cette troisième partie, dont il est impossible de rendre compte en quelques lignes, font incontestablement de « Psychosociologie de la technicité » le texte majeur du recueil.

7Le propos sur le malheureux divorce entre culture et technique, grand leitmotiv de Simondon depuis Du mode …, est bien sûr le cœur du texte « Culture et technique », qui s’attache encore une fois à la dimension proprement psychosociale et historique d’un tel divorce : « Le phénomène de base qui explique l’opposition entre culture et technique est le franchissement par les techniques de l’ordre intra-groupal de grandeur, franchissement qui a commencé à se produire à partir de la première révolution industrielle ». Retrouvant alors l’une des grandes thèses de Du mode …, le propos de Simondon vise à suggérer que ce rejet culturel de la technique a valeur de refoulement d’une normativité technique nouvelle avérée, puisque notre époque est précisément celle où se révèle que la technique n’est pas qu’un ensemble de moyens au service de fins qui relèveraient d’une culture étrangère à la technique : « quand les techniques dépassent les groupes humains, la puissance de l’effet de retour, par modification du milieu, est telle que le geste technique ne peut plus être seulement une organisation isolée de moyens. Tout geste technique engage l’avenir, modifie le monde et l’homme comme espèce dont le monde est le milieu. »

8C’est dans « La mentalité technique » que l’on trouve à la fois une synthèse et un prolongement de ces vues, dans la mesure où d’une part ce texte s’ouvre sur l’inspiration cybernétique de l’« esprit encyclopédique » que revendiquait plus haut « Psychosociologie de la technicité » à la suite de Du mode …, et où d’autre part il s’y agit de penser les nouvelles conditions pour un développement enfin équilibré de la « mentalité technique ». En effet, à la suite de la cybernétique, et conformément à la fois aux vues de Du mode … et au projet – présenté dans d’autres textes intégrés à l’édition de L’individuation … – d’une « cybernétique universelle », Simondon développe l’idée de ce que l’on peut nommer une « technologie générale » de type opératoire et analogique : « la mentalité technique offre un mode de connaissance sui generis, employant essentiellement le transfert analogique et le paradigme, en se fondant sur la découverte de modes communs de fonctionnement, de régime opératoire, dans des ordres de réalité par ailleurs différents, choisis aussi bien dans le vivant ou l’inerte que dans l’humain ou le non-humain ». Or, notre époque – ici qualifiée par Simondon comme par d’autres de « post-industrielle » – est celle où la pertinence des « schèmes cognitifs » ainsi apportés par la mentalité technique pourrait bien ne plus être refoulée par le double jeu, jusqu’ici malheureusement opérant, de l’incomplétude de la mentalité technique dans le cadre des catégories affectives et de son manque d’unité dans l’ordre axiologique de l’action volontaire : « Une telle mentalité ne peut se développer que si l’antinomie affective de l’opposition entre artisanat et industrie est remplacée par l’orientation décidée de la poussée volontaire vers le développement des réseaux techniques, qui sont post-industriels et retrouvent un nouveau continu. »

9Enfin, les textes « Les limites du progrès humain » et « La naissance de la technologie » apportent chacun une réflexion nouvelle, bien que tantôt très ramassée, tantôt philosophiquement moins décisive. Dans le premier en effet, il n’est plus question des « phases de la culture » pensées génétiquement par Du mode …, mais des domaines qui ont successivement – et à chaque fois trop exclusivement – incarné le progrès humain sur le plan historique. C’est pourquoi, à la religion et la technique pensées comme phases simultanées et complémentaires par Du mode …, s’ajoute cette fois le langage en tant que premier domaine historique de progrès humain. Par ailleurs, la « prétention à l’universalité » de la technique à notre époque est ici légitimée par le fait que « la technique est encore plus primitive que la religion », elle-même plus primitive que le langage. Quant au second texte, il développe une réflexion sur les origines de « l’esprit technologique » en Occident, et accorde une grande place à l’alchimie mais aussi à l’hermétisme dans son évolution, dont une phase nouvelle serait en voie de formation à partir de la théorie de l’information et de la cybernétique.

10Jean-Hugues Barthélémy

11CIDES – MSH Paris Nord Université Paris Ouest Nanterre La Défense Courriel : <jh.barthelemy@gmail.com>

Michel BLAY, Dieu, la Nature et l’Homme. L’originalité de l’Occident, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2013, 360 p.

12Occupant la place centrale dans le titre de cet ouvrage, l’idée de nature a fait l’objet de nombreuses études en philosophie des sciences, au premier rang desquelles figure celle de Robert Lenoble (1969). Son histoire est ici réexaminée, et autrement retracée depuis la « renaissance » du xiie siècle qui devait finalement conduire à une mathématisation du monde. L’originalité première de cette nouvelle investigation de Michel Blay – qui se situe dans le droit fil de sa contribution précédente Penser avec l’infini. La fécondité d’une notion mathématique et philosophique de Giordano Bruno aux Lumières (2010) – est de rapporter l’invention de la physique mathématique à un renouvellement du dogme de l’incarnation. C’est alors que l’infini devient un enjeu pour la pensée et que « l’infini divin s’incarne dans une dualité d’infinis pour engendrer une nouvelle idée de la nature » : dualité d’un infini métaphysique, incommensurable, proprement « divin », et d’un infini géométrique, « réel », mesurable – celui du nombre et de la grandeur. Au terme d’un itinéraire jalonné par Suger (la cathédrale n’est-elle pas une Somme de pierre, comme l’a montré Panofsky ?), Copernic et Bruno, deux voies étaient susceptibles d’être empruntées aux xvie-xviie siècles, l’une, qui a été délaissée, pour ne pas dire désertée, consistant à penser à partir de l’infini, l’autre, qui s’est imposée, de penser avec l’infini. De ce dernier, le calcul infinitésimal cessait de faire un attribut de Dieu pour le convertir en objet mathématique dépris de son cadre théologique.

13Sur fond d’épuisement du référentiel divin, ce nouveau mode de penser s’est trouvé mis en congruence avec le travail de l’atelier, l’économie des fabriques, bref, une entreprise de technicisation générale ; en témoignent les planches de la Grande Encyclopédie. De Colbert à Saint-Simon se poursuit, en effet, l’assomption d’une « nature laborieuse » et se produit une libération des forces productrices. Au temps de la révolution industrielle, placée sous le signe de l’énergie, du machinisme, de la vitesse, l’élan vital est célébré ; il engendre un foisonnement de fallacieuses exubérances, de simulacres, de masquages, – en quoi consiste la modernité –, et s’accompagne d’une remontée de forces obscures. La notion d’énergie est, dans ce contexte, particulièrement prisée ; les « fondements énergétiques de la civilisation » sont démontrés par Wilhelm Oswald, éminent savant du fameux Institut Solvay. Mais c’est la nature, ainsi conçue comme ensemble de ressources énergétiques, qui s’épuise au cours de cette « grande transformation » si bien décrite, en 1944, par Karl Polanyi. Les houles musicales de Wagner, les « villes tentaculaires » de Verhaeren, la « prose du Transsibérien » de Cendrars et Delaunay, le mélange des temps et la confusion des formes font partie de ces « reconstructions sensorielles et esthétiques » dont Blay assortit brillamment l’épuisement de la nature.

14« Ultime épuisement par essorage technologique et technocratique » : celui de l’homme. L’entrée en scène du « centaure moderne » de Marinetti, c’est-à-dire l’avènement d’un nouveau vivant, bien distinct de l’homme-machine de La Mettrie comme des automates de Vaucanson, et baptisé d’heureuse façon par Blay Homoenergeia, puis la mise en place d’un ordre social où tout est réglé, normé, cadré, au nom de l’efficacité et de la productivité, l’extension enfin à tous les domaines de l’existence, y compris pédagogique, de prescriptions ordonnant à l’individu de vivre seul dans le monde du deshumain aux impératifs duquel il doit se soumettre, sont exposés en détail dans une troisième et dernière partie. On en retiendra moins la critique de l’ordre libéral conceptualisé par Friedrich Hayek et le saisissant tableau de la terre dévastée par deux guerres mondiales, que l’appel à résister à l’épuisement généralisé qui nous est adressé. Ici, l’auteur des Clôtures de la modernité (2007) cède la place à celui des Demeures de l’humain – Preuves et traces méditerranéennes (2011), d’où montent les chants d’une présence au monde. Ici s’élèvent les voix d’André Salmon (L’Âge de l’humanité, 1921), d’Eugène Guillevic (Terraqué, 1942), d’André du Bouchet (Ici en deux, 1981) et d’autres poètes qui, réveillant les mots endormis, nomment et renomment les choses. Leurs paroles nous font retrouver la communauté des êtres et reconnaître ce que recèle d’inépuisable « l’exister dans l’infini ».

15À ce que Michel Blay appelle « l’infini-là » se rattache « une expérience qui nous fait découvrir que la nature en grandeur et en nombre, le penser avec l’infini, n’est pas la totalité de notre rapport à ce qui est ». Un malentendu a été au départ écarté. Pas plus que de rappeler les illusions du scientisme, le dessein de ce livre n’est « de revenir à la voie du penser à partir de l’infini (Dieu) ». Il vise à « reconstruire lucidement une pensée de l’exister dans l’infini sans Dieu a contrario de Giordano Bruno, à l’intérieur de laquelle la pensée avec l’infini, la pensée de science, trouve sa place, mais ne prend pas toute la place ». La voie ainsi indiquée croise celle qu’Emmanuel Levinas a naguère ouverte dans Totalité et infini (1961) ; l’évolution de la science qui en commande le tracé renvoie à la Krisis de Edmund Husserl, comme l’analyse des transformations anthropologiques auxquelles elle aboutit est à situer dans le prolongement du Geste et la parole (1965) d’André Leroi-Gourhan. Chef-d’œuvre d’érudition lesté de cinquante pages de notes, l’ouvrage de Michel Blay est de ceux qui font réfléchir. Il intègre et éclaire, en leur donnant leur plein sens, les constats ordinairement posés en ordre dispersé sur les problèmes de notre temps.

16Bernard Valade

17Université Paris 5 Courriel : <berval@paris5.sorbonne.fr>

Fathallah DAGHMI, Farid TOUMI et Abderrahmane AMSIDDER (dir.), Les Médias font-ils les révolutions ? Regards critiques sur les soulèvements arabes, Paris, L’Harmattan, 2013, 200 p.

18Ce titre, cette interrogation feinte (immédiatement corrigée par le sous-titre), pourraient provoquer un soupir agacé tant les médias occidentaux ont en effet salué l’avènement de révolutions qui n’ont pas eu lieu. L’ouvrage émane de chercheurs, pour la plupart non européens. Les faits et textes examinés ont fait l’objet d’analyses et de traitements spécialisés par des linguistes ou des sociologues : ils deviennent donc des objets scientifiques, loin de toute idéologie, de tout emballement médiatique. Grâce soit rendue à l’équipe éditoriale qui s’est dotée du recul dans le temps et de la comparaison dans des contextes culturels déterminés pour obtenir un corpus bien configuré, propice à un travail raisonné.

19Outre le sujet, complexe et trop dans l’air du temps, qui aurait pu « dévoyer » une démarche critique, les directeurs ont affronté un second péril : celui d’éditer les textes issus d’un colloque, tenu à Agadir en avril 2010 ; nous savons tous combien ces rassemblements, ces conversations de couloir sont précieuses, à long terme et en coulisse, mais avec le risque, non négligeable à l’écrit, durable et hors contexte, d’offrir un ensemble disparate, hétérogène, déroutant. Rendons un second hommage à la main de fer qui réussit à imposer une démarche uniforme à chaque intervenant, ce qui apporte les garanties d’homogénéité de la méthode, dans la diversité des terrains. Le regroupement des textes s’opère en trois parties, dont chacune se réfère principalement à un regard disciplinaire différent. La première partie concerne surtout les dispositifs et interroge la possibilité théorique d’un espace public arabe. La seconde partie porte sur les formes d’expression (les écrits, les graffitis, les images d’Al Jazeera ou des téléphones portables, ou encore les forums de discussion pour l’essentiel), dans un travail d’analyse linguistique ; la troisième partie, plus sociopolitique, s’interroge sur les changements sociaux durablement induits par l’usage des nouveaux médias et l’appropriation de nouvelles formes d’expression. Le chapitre coécrit par les trois directeurs contient de fortes analyses, soulignant la complexité de l’émancipation politique, le rôle inédit des télévisions transfrontalières, l’apparition de nouvelles formes de sociabilité. « Internet et Facebook complètent les médias classiques, permettent de les dépasser dans un contexte autoritaire … mais ne remplacent pas pour autant les formes d’engagement classiques dans le cadre du militantisme professionnel », écrit Zeineb Touati à propos de la Tunisie.

20Le laps de temps entre ce diagnostic et la parution de l’ouvrage confirme, s’il en était besoin, que les médias nouveaux ne font pas la révolution. C’est d’ailleurs la conclusion ferme, en réponse à la « question rhétorique » du titre, telle que l’énonce le Canadien Jean-Paul Lafrance, auteur de la préface : pas un intervenant ne souscrit à la thèse quasi unanimement portée par les publications journalistiques, dans l’immédiateté et la courte vue. En effet, précise le préfacier, les révolutions se font avant tout par des hommes et des femmes, elles naissent à partir de faits ou d’événements à forte valeur symbolique : « les citoyens arabes n’ont-ils pas réclamé la dignité avant la liberté ? »

21Cet ouvrage fourmille d’informations difficiles d’accès dans notre propre système d’information ; il fait entendre des voix autochtones moins déterministes technologiquement, plus soucieuses de souligner le travail d’appropriation, d’innovation. C’est un hymne à la liberté, au pouvoir des acteurs, à la mobilisation du symbolique. Et si c’était l’apport, à long terme, durable de ces printemps si vite calomniés ?

22Anne-Marie Laulan

23Université Bordeaux 3

24Courriel : <amlaulan@orange.fr>

Brigitte MUNIER (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, François Bourin éditeur, 2014, 180 p.

25« Technocorps » : sous ce vocable dont on doit l’invention à Pierre Musso, les études réunies par Brigitte Munier dessinent un horizon conceptuel qui nous est paradoxalement aussi familier qu’étranger. Familier, par l’omniprésence de l’ordinateur, la pratique quotidienne de la micro-informatique, la fréquentation assidue d’Internet ; étranger, en raison de ce qui s’y profile de mutations en cours, plus ou moins visibles et inconsciemment vécues, que nous n’avons guère les moyens de penser. Le discours naguère tenu sur la technique, les relations homme-machine, les conséquences de l’automation est, en effet, tombé en désuétude. Le développement accéléré des « nouvelles technologies », en prise sur les nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences cognitives (NBIC), s’est accompagné de changements dans la conception de l’humain dont on n’a pas pleinement saisi la signification pour l’existence de l’individu et le devenir de l’humanité. C’est ce que fait bien voir le présent ouvrage.

26Nicolas Auray (« Le corps et la présence à distance »), montre comment l’essor du réseau Internet a bouleversé notre rapport au monde, au temps comme à l’espace ; une relation désincarnée au corps s’est trouvée instaurée, de même qu’une béance s’est creusée entre socialisation réelle et identité virtuelle. Pour David Le Breton (« L’adieu au corps : vers homo silicium »), la montée d’un « intégrisme technologique » et le téléchargement de l’esprit consomment la fin du corps désormais « surnuméraire » avec sa chair numérisée. La promotion du robot, devenu le support de l’imaginaire et le fétiche des sociétés assujetties aux automatismes de toutes sortes, signe, aux yeux de Jean-Michel Besnier (« Métaphysique du robot »), « la mort du symbolisme traditionnellement attaché à l’humanité ». À la question qu’il pose, sur fond de cette dépréciation de l’humain, « Pourquoi l’ordinateur n’a-t-il pas la parole ? », Philippe Breton répond que la croyance en une telle possibilité relève d’une tradition fictionnelle qui, si elle féconde les représentations contemporaines d’un corps artificiel, n’a jamais abouti : l’ordinateur a un langage, mais il n’a pas la parole. Ce sont précisément les légendes et les fantasmes dont cette tradition est nourrie que Brigitte Munier évoque dans sa contribution intitulée « Le Golem ou les vertiges d’un homme fabriqué » ; de cette créature, elle démonte savamment le mythe en mettant au jour ce qui la rattache à la cybernétique et au Cyborg. Ainsi le « Technocorps, symbole de la société technicienne », peut être désormais tenu, selon Pierre Musso, pour « le référent structurant les visions du monde et de ses changements possibles ». Il reste à penser le post-humain, c’est-à-dire l’homme transformé par les NBIC, et à penser les « Enjeux de la tentation posthumaine » : c’est ce qu’entreprend finalement de faire Dominique Lestel, en examinant les risques existentiels associés à ce qu’il regarde comme une révolution onto logique.

27Ces constats et prévisions s’intègrent dans une problématique de la technologie appliquée au corps que Brigitte Munier présente sous le titre « Actualité du cyber-humain ». Traversée par le rêve de l’homme amélioré, modifié, « augmenté », une nouvelle configuration conceptuelle se déploie marquée par l’extension technologique, avec l’ouverture d’un cyberespace à l’intelligence collective, l’hybridation, mélange de cybernétique et d’organisme qui trouve son expression contractée dans le cyborg, la transformation de l’humanité en une espèce nouvelle : la posthumanité. Ce n’est plus, en effet, de société que l’on est en train de changer, comme on le voulait dans les années soixante du siècle dernier, ni de civilisation, comme certains ont pu alors le déplorer, mais d’humanité. Le temps vient des « posthumains » annoncé par Jean-Michel Besnier. L’humanisme était ancré dans l’histoire et la finitude de l’homme qui se voulait, par la science, « maître et possesseur » de la nature. Dans la posthumanité, la biologie et la technique prennent la relève de l’histoire et de la science, et, comme l’écrit encore Brigitte Munier, « la promesse des utopies posthumaines fait fonction d’eschatologie ». Un certain plaisir, aussi pervers que crépusculaire, est attaché au spectacle de cette mutation ; Walter Benjamin (cité par Pierre Musso) l’a bien noté : « L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. »

28Bernard Valade

29Université Paris 5

30Courriel : <berval@paris5.sorbonne.fr>

LANIER, J., You Are Not a Gadget, New York, Knopf, 2010, 240 p. et LANIER, J., Who Owns the Future, New York, Simon & Schuster, 2013, 448 p.

31Jaron Lanier, chercheur en informatique de l’université de Berkley en Californie, est un des pionniers des recherches en matière de réalité virtuelle. Il a fondé des start-ups qui font à présent partie de grands groupes comme Google et participé à la conception d’appareils largement diffusés comme le Kinect de Microsoft (caméra qui permet de filmer son environnement en 3D et de l’inclure dans une simulation numérique).

32Dans You Are Not a Gadget, paru en 2010, Jaron Lanier effectue un plaidoyer – largement étayé par son expérience des acteurs et des entreprises de la Silicon Valley – qui vise à mettre en garde le lecteur à propos de deux points essentiels : l’identité individuelle et l’économie globale. Le premier point touche surtout à la question de la standardisation des modes de présentation de soi induite par l’utilisation intensive de réseaux sociaux et d’une exploitation quantitative des données qui tend à effectuer un amalgame des informations collectées. Le corollaire de ce Web 2.0 est que, selon Lanier, la notion de personne est redéfinie par les programmeurs et les usagers se plient à ces définitions imposées par le code – dans son dernier ouvrage (Alone Together. Why We Expect More from Technology and Less from Each Other, New York, Basic Book, 2011) Sherry Turkle donne ainsi de nombreux exemples factuels de modes de présentation de soi fortement influencés par des outils numériques.

33Le fil d’Ariane de l’ouvrage est l’exemple du MIDI (Musical Instrument Digital Interface) : l’auteur a contribué à son développement dans les années 1980 et l’a vu se répandre massivement au point d’être un protocole mondialement utilisé pour créer de la musique. Ce protocole de programmation a été élaboré pour connecter des instruments électroniques à un ordinateur. Pour ce faire, les programmeurs ont arbitrairement défini ce qu’étaient une note de musique et un rythme.

34Revenir sur ces décisions arbitraires de départ est désormais presque impossible car il faudrait changer l’ensemble des programmes existants, qui nécessitent pourtant de demeurer interopérable pour fonctionner. Un choix de programmeur tend, quand son programme est largement utilisé, à devenir une norme incontournable. C’est ce que l’auteur nomme le « lock-in syndrom ».

35Par ailleurs, en même temps que s’opère ce processus réductionniste, se met en place un accaparement progressif des données produites par des « seigneurs du cloud », qui sont les possesseurs des serveurs et des écosystèmes numériques (Amazon, Google, Facebook, etc.). La copie massive largement avalisée par le mouvement du logiciel libre contribue à appauvrir les musiciens et à enrichir les hébergeurs et les fournisseurs de données.

36Pour Lanier, nous ne devons pas devenir les appendices d’un système numérique qui créerait de la valeur à notre détriment. Nous ne devons pas accepter la réification qu’impose l’idéologie de « l’esprit de ruche » et nous laisser réduire au rang de « gadgets », sidérés par la toute-puissance de nos artefacts techniques et de héros quasi messianiques « à la Steve Jobs ».

37Selon l’auteur, la Silicon Valley est actuellement totalement imprégnée par une idolâtrie de la technique. Cette idéologie considère que l’outil technique détermine des changements sociaux qui contribuent à un monde systématiquement meilleur. Jaron Lanier y voit certaines analogies avec l’idéologie marxiste, au point de désigner les thuriféraires du numérique comme des « cybernetic totalists » qui veulent transformer la société avec le numérique et les « digitales maoists » qui refusent la hiérarchisation entre les humains et les machines, les plaçant in fine sur un pied d’égalité.

38Le point d’orgue de ces idéologies, c’est la croyance en la Singularité, nouvelle parousie eschatologique considérant que les ordinateurs vont devenir plus intelligents que nous et nous aider à gagner une santé parfaite, voire l’immortalité. Cette religiosité « anti-humaine » conduit à considérer l’humain comme un maillon faible et remplaçable, ce qui, sur le plan éthique, légitime la destruction progressive de pans entiers de nos sociétés.

39Dans son second livre, Who Owns the Future (2013), Jaron Lanier développe davantage le second point déjà abordé dans You Are Not a Gadget, concernant le versant économique de son analyse du monde numérique tel qu’il se met en place. La première moitié du livre consiste en une dénonciation des abus, potentiels comme avérés, d’une mise en réseau et de la robotisation incontrôlée des acteurs de pans entiers de l’économie mondiale. La forte perte de rémunération des acteurs de l’industrie musicale menace à présent l’activité postale, la presse, l’hôtellerie, l’édition de livres, mais aussi les transports (avec les réseaux de voitures sans pilote), le droit et même la médecine et les petites universités (en raison du développement de systèmes experts de plus en plus performants et alimentés bénévolement par les contributeurs).

40Le point nodal des deux livres se situe ici : les utopistes du logiciel libre comme les magnats capitalistes de l’Internet forgent mutuellement un monde qui détruit plus d’emplois qu’il n’en crée. Les rémunérations financières dans ce nouveau système s’effectuent au coup par coup pour les auteurs et les travailleurs : par exemple, chaque spectacle d’un artiste le rémunère alors que la diffusion de ses disques est de moins en moins rentable pour ce même artiste. Le travail collaboratif rémunère ponctuellement, mais le gros de la valeur ajoutée bénéficie essentiellement aux possesseurs des serveurs que Jaron Lanier nomme « siréniques » (ces serveurs sont comme des sirènes qui attirent l’information volontairement donnée par les utilisateurs). Le problème de ce mode de rémunération économique réside dans le fait que l’ensemble des risques pèse sur les épaules des contributeurs (qui peuvent tomber malades ou doivent pourvoir aux besoins de leur famille) alors que la majeure partie des bénéfices s’accumule sans risque pour les possesseurs des serveurs. Instagram a ainsi été vendu à Facebook pour un milliard de dollars alors que l’entreprise (fournissant une application de partage de photographies sur le web) n’employait que treize personnes.

41Who Owns the Future, dans sa seconde partie, tente de proposer une alternative pour éviter la destruction de l’ensemble de la classe moyenne. Jaron Lanier propose de substituer à cette logique monoplistique du « winner takes all » une logique de micropaiements qui rétribueraient chacune de nos contributions numériques au réseau mondial. Pour ce faire, Jaron Lanier cite les travaux de Ted Nelson qui fut le premier à conceptualiser un réseau mondial d’information. Celui-ci a initialement proposé une traçabilité complète des contributions qui, pour Lanier, servirait de base à une rémunération individuelle de chaque acteur. L’auteur évacue toutefois la question de la surveillance globale que cela induirait en constatant que cette gigantesque surveillance est déjà en place, mais reste l’apanage de certains services de renseignements.

42Jaron Lanier insiste sur le fait que l’avenir est imprédictible et que certaines prises de décisions, tout comme certains engouements, peuvent modifier également en bien l’économie émergente du point de vue d’un bénéfice collectif. Le monde économique appartient de plus en plus aux « seigneurs du cloud », mais une démocratisation des revenus du numérique est toujours possible.

43Maxime Derian

44ISCC

45CRPMS

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Coordination 
Brigitte Chapelain
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0227
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