1Eliseo Verón nous a quittés le 15 avril dernier. Né à Buenos Aires, il y fait ses premières études. Boursier de Conicet (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas), il travaille durant deux ans à Paris au Laboratoire d’anthropologie sociale de l’École pratique des hautes études. Il y rencontre Claude Lévi-Strauss, dont il traduira en espagnol le livre Anthropologie structurale. Il retourne ensuite en Argentine où il est professeur à l’université de Buenos Aires pendant deux ans. En 1971, Eliseo Verón s’installe en France puis soutient un doctorat d’État en sciences de l’information et de la communication (1988) à Paris VIII. Il y deviendra professeur dans cette discipline et dirigera le département de SIC (sciences de l’information et de la communication). À partir de 1979, il travaille comme consultant pour de nombreuses entreprises (Renault, RATP, Apple, Marie Claire, etc.) à travers son cabinet, Causa Rerum. En 1980, il acquiert la nationalité française. En 1995, revenu en Argentine, il sera professeur puis professeur honoraire à l’université San Andrés.
2Eliseo Verón aura été avant tout un passeur, un connaisseur des différentes sciences sociales sur deux continents, et un esprit capable de produire des rapprochements et des analyses interdisciplinaires féconds.
3Ses premières années sont marquées par sa rencontre avec Lévi-Strauss, qu’il définira cinquante ans après, en 2013, comme le plus grand penseur social du xxe siècle. À la même époque, sa rencontre avec Roland Barthes lui fait découvrir l’analyse sémiologique, mais il sera beaucoup plus marqué par les approches de Peirce.
4Dès 1962, dans une interview de Lévi-Strauss, ce caractère profondément interdisciplinaire de sa démarche apparaît. Son souci d’établir des relations entre les différentes branches des sciences humaines et sociales est évident. Il questionne le maître alors incontesté du structuralisme sur l’ethnologie et l’inconscient, les relations entre les structures inconscientes que met au jour l’ethnologue et celles sur lesquelles la psychanalyse travaille. Il l’interroge sur la relation entre historicité, analyse structurale et structure anthropologique. Enfin, il imagine lui-même des relations à construire entre les méthodes statistiques et l’approche anthropologique.
5Ce souci de ne pas s’enfermer dans une approche unique et de se positionner dans le champ de l’anthropologie comme dans celui de la philosophie, de tenir compte des apports du marxisme comme de ceux de la psychologie, voire de la psychiatrie, pour approcher les questions de la signification marquent l’ œuvre d’une des figures majeures de la sémiotique.
6Fin connaisseur des champs scientifiques argentin, brésilien, nord-américain et français, il va construire une œuvre dont il est impossible de rendre compte dans l’espace réduit de ce texte.
7Ses 25 ouvrages, la cinquantaine d’articles aisément disponibles sur son site Internet (<eliseoveron.com>), les articles de presse, interviews, vidéos, rapports montrent sa volonté permanente d’élaborer une approche sociale de la circulation du sens, qui n’exclura ni la psychanalyse ni l’anthropologie, et de l’appliquer concrètement dans le conseil aux entreprises.
En finir avec la communication
8Prenant ses distances avec le terme de communication, trop polysémique, et dont le succès masque une impossibilité à décrire des processus de manière scientifique, Verón s’attache à ce qu’il nomme la circulation signifiante, qui est marquée par des processus de production et de réception fondamentalement hétérogènes. On ne peut analyser que des discours, et on le fait à travers des traces qui ont lieu ailleurs que dans les discours eux-mêmes. L’analyse de ce processus de circulation se fera à travers celles de la production, souvent industrielle, et de la reconnaissance (l’interprétation), ces deux processus complexes étant soumis à des lois différentes. La discursivité sociale, qui est l’objet de la recherche, se définit comme un phénomène non linéaire, et le décalage entre production et interprétation est une donnée constante. Tout observateur de cette circulation du sens doit être un tiers, placé à distance, qui joue son propre jeu, avec ses intérêts propres. Il interprétera les traces complexes de cette circulation, laquelle finalement constitue ce qu’on appelle une culture (Verón, 1991).
9L’analyse du discours est donc centrale. Comme Verón le répète encore fin 2013, il est impossible d’analyser un discours en lui-même. Tout ce qu’on peut faire, c’est le placer à côté d’un autre discours, car tout signe n’est que la marque d’une différence.
Événement, télévision et politique
10L’étude des productions médiatiques relatives à la tragédie de la centrale nucléaire de Three Miles Island (1981) et son traitement dans les médias lui donnent l’occasion d’expliquer, à partir d’une recherche menée pour EDF, comment un événement est construit socialement et n’existe que pour quelqu’un qui n’y a pas assisté. Les événements n’existent que « dans l’exacte mesure où les médias les façonnent ».
11La métaphore du contrat de lecture, proposé par le média à son lecteur et auquel celui-ci doit adhérer en vertu d’une croyance qu’il porte à ce que dit le média, aura un succès certain au plan théorique et dans l’activité de consultant qu’il mène. La question de l’objectivité d’un média est ainsi transformée. Je considérerai comme objectif tout discours qui rend compte d’un événement comme je pense que je l’aurais fait moi-même si j’y avais assisté.
12Tout producteur de discours est donc un producteur de réalité sociale, et nous nous trouvons en permanence face à une multiplicité de mondes. La question reste alors posée de la concordance de ces mondes sociaux, qui seule peut fonder une identité collective. Dans ce domaine, le politique joue un rôle central et la circulation des traces signifiantes dans le domaine politique à notre époque de mutations technologiques fut un de ses thèmes de recherche de prédilection.
13Particulièrement attentif aux mutations des discours et aux mutations des approches scientifiques des discours, il se penche sur le rôle de la télévision dans la communication politique et sur ce qu’Internet change en la matière. « Internet n’est pas un média, au sens classique qui s’applique au cinéma, à la radio, à la télévision. C’est un dispositif qui produit un changement radical dans les conditions d’accès aux discours médiatiques et à l’espace public. Autrement dit, c’est une mutation de la circulation des discours » (Verón, 2012).
14Dans Hermès (1995), il explique que « dans les années quatre-vingt s’accélère la médiatisation du politique, avec la télévision comme support pivot ». Mais « il semble bien que la médiatisation de la communication politique tende aujourd’hui à déstructurer cette spécificité ».
15La question centrale reste, dans cette période de crise du politique et de disparition de la télévision, de savoir où, sur le long terme, les êtres humains peuvent construire des collectifs identitaires. Verón (1995) ne pense pas que la communication politique à la télévision puisse désormais jouer ce rôle, car aucun homme politique ne pose plus à la télévision aucun objectif d’ordre symbolique dans le discours. « L’emprise de la logique marketing est une emprise qui s’exerce en production. C’est, de plus en plus, la logique dominante chez les producteurs des médias. Elle est d’autant plus redoutable qu’elle se renforce de la circularité contenue dans les outils de mesure d’audience. »
Sciences, politique et idéologie
16À partir des mêmes grilles théoriques, Verón observera la science et la communication scientifique, y compris dans leurs rapports à l’idéologie. La science, écrit-il encore dans Hermès (1997), est une activité de production de connaissances, comparable à la production dans l’industrie, et elle est destinée avant tout à l’industrie. Ce modèle de production qui est le sien fournit un premier cadre d’analyse. Mais elle doit également être comparée à l’activité médiatique. De ce point de vue, elle réclame une analyse en termes de communication. La science a pour récepteurs à la fois les autres scientifiques et les non-scientifiques, ce en quoi elle est profondément hybride et donne lieu à des discours dont il faut dresser une typologie et mesurer les spécificités. Il observera ainsi avec Suzanne de Cheveigné (1996) la communication de la science et sa réception, du point de vue des stratégies énonciatives mises en œuvre par les médias français à propos du prix Nobel. L’idéologie est une dimension constitutive de tout système social de production de sens – ce qui fait qu’un discours dont on suppose qu’il décrit le réel est un discours scientifique, mais que l’idéologie n’en est pas absente.
17Au plan politique, Verón fonde en 1955 (il a 20 ans) avec Ernesto Laclau, théoricien du populisme disparu également en ce même mois d’avril, le groupe Contorno. Le général Perón vient d’être renversé par un coup d’État et l’objectif est de rassembler des forces de gauche. Eliseo Verón consacrera un ouvrage (Perón o muerte) à l’analyse du discours du leader populiste argentin. Pour lui, « le péronisme figure parmi les pires choses qui soient arrivées à l’Argentine ». Pendant les dernières années, marquées par les présidences de Néstor Kirchner (2003-2007) puis de son épouse Cristina Kirchner (depuis 2007), à l’opposé d’Ernesto Laclau, conseiller du régime, il s’opposera radicalement au kirchnerisme. Cristina Kirchner renvoie à l’illusion du néo-populisme et à l’idée que « rien ne sépare le dirigeant du peuple ». Cette illusion génère une communication politique fondée sur une certaine informalité sans médiations, qui met en avant les indices les plus familiers, et non sur des hypothèses politiques au plan symbolique.
18Il s’opposera en particulier à la Loi sur les médias (2013) en conseillant le quotidien Clarín, héraut de l’opposition au régime, et dirigea pendant des années un master en journalisme (université San Andrés et groupe Clarín).
Les dernières années
19Il se partageait, depuis sa retraite, entre ses trois pays : l’Argentine où, à Buenos Aires, il était professeur émérite de l’université San Andrés ; le Brésil et en particulier Japaratinga, dans l’État d’Alagoas, où il avait, près de sa maison, créé le Centre international d’études sémiotiques (Ciseco), dont il était le président d’honneur, structure qui organise tous les ans un « Pentalogo », semaine intensive où se rencontrent des sémioticiens principalement brésiliens, argentins, hispano-américains et français sur des thématiques variées (le corps dans la médiation présidentielle, les images de la crise, la ville, etc.) ; et enfin l’Italie où, pendant les vacances, il était le voisin à Monte Cerignone, près d’Urbino, de son complice Umberto Eco, l’un s’étant installé dans un ancien couvent, l’autre dans l’ancien presbytère.
20Si son abord était parfois difficile, la hauteur et la rigueur de ses vues scientifiques, sa connaissance exceptionnelle des diverses sciences humaines sur trois continents faisaient de tout échange scientifique avec lui un moment rare pendant lequel on savait qu’on allait apprendre quelque chose.
21Inquiet du devenir de la sémiotique, plus forte en Amérique latine, et au Brésil en particulier où elle a construit un lien avec les SIC, il déclarait tout récemment au Chili (Verón, 2009) : « L’université ne sait plus quelle est sa mission. L’articulation entre recherche, formation et entreprises est confuse. En Europe, c’est une catastrophe. Cela touche la sémiotique aussi mais les sciences sociales en général. »
22Un des grands noms de la sémiotique sociale, de l’analyse de discours, un homme de convictions profondes, un passeur entre disciplines et entre continents est parti. Au-delà de la tristesse, il nous reste son œuvre, à toujours relire, faire lire et partager.