1Le premier regard qu’échangèrent à Birmingham Richard Hoggart et Stuart Hall annonçait un tremblement, celui des cultural studies, dont les secousses parcourent encore le monde académique. À quelques mois d’écart, durant l’année 2014, ces deux figures des sciences humaines et sociales nous ont quittés, laissant derrière eux l’une des entreprises intellectuelles les plus influentes de la seconde moitié du xxe siècle. Des centaines de départements de cultural studies, une communauté de recherche internationale, un corpus théorique désormais vertigineux : tel est l’héritage qu’ils nous ont légué.
2Leur destin s’est scellé autour d’un projet commun : l’édification d’une science de la culture embrassant ses dimensions symboliques et anthropologiques, afin de penser le changement social dans une époque marquée par l’industrialisation des moyens de communication. Ce projet a pris forme, au printemps 1964, avec la création du Centre for Contemporary Cultural Studies, initialement rattaché à l’école doctorale de littérature britannique de l’université de Birmingham. Fondé et dirigé par Hoggart avec l’assistance de Hall, qu’il avait recruté à cette fin quelques mois plus tôt, le centre s’est donné pour objet les relations entre culture et société. Il s’agissait d’étudier l’articulation des pratiques et formes culturelles avec les rapports sociaux, aussi bien que les enjeux sociopolitiques des arts et de la culture populaire. Durant les premières années, les finances du centre reposent essentiellement sur une dotation annuelle de 2 400 livres sterling accordée par Penguin Books. C’est ainsi que la maison d’édition exprime sa gratitude vis-à-vis de Hoggart, dont le brillant témoignage en défense de L’Amant de Lady Chatterley, lors du procès en obscénité intenté à l’éditeur, avait marqué les esprits. Les ressources initiales du centre sont ainsi plutôt maigres, mais la débrouille et la passion l’emportent face aux difficultés quotidiennes et aux mesquineries ordinaires des départements de littérature et de sociologie qui voient ce concurrent d’un mauvais œil.
3La création du centre répondait en premier lieu à un souci d’institutionnalisation des perspectives de recherche ouvertes par Hoggart avec The Uses of Literacy : Aspects of Working Class Life, paru en 1957. Traduit en 1970 par Jean-Claude Passeron, sous le titre La Culture du pauvre, l’ouvrage déroule une écriture singulière et minutieuse, à mi-chemin entre le récit ethnographique, l’analyse littéraire et l’auto-analyse, qui restitue la culture ouvrière dans toute l’épaisseur de ses contradictions face à la culture de masse. À l’écart de tout populisme ou misérabilisme, la sociologie du quotidien que met en œuvre Hoggart rend compte avec justesse de l’expérience culturelle des classes populaires. Si l’ouvrage est parfois empreint d’une certaine nostalgie, il souligne surtout les attitudes de défiance ou l’attention oblique que les classes populaires accordent aux produits de l’industrie culturelle. Il offre ainsi une voie de sortie à la thèse totalisante de l’aliénation des masses par les moyens modernes de communication.
4Au-delà, le projet du centre prend appui sur le matérialisme culturel britannique, alors incarné par Raymond Williams et Edward P. Thompson, qui renouvellent la tradition marxiste. La contribution de Thompson réside dans une version « humaniste » du marxisme qui, au travers de l’écriture d’une « histoire par le bas », met l’accent sur les processus de formation de la conscience et de la capacité d’agir ouvrière. Williams, de son côté, s’oppose au réductionnisme économique des usages les plus orthodoxes du modèle de la base et de la superstructure, et plaide en faveur de l’étude de l’interaction entre ces deux pôles. Les cultural studies naissent ainsi d’une tension avec le marxisme, dont l’amplitude s’étend de la pure défiance à l’adhésion réflexive. Hoggart fut sans doute celui qui fit montre de la plus grande hostilité à l’égard de la théorie marxiste de son époque. Il considérait en effet que celle-ci portait une vision romantique de la classe ouvrière, notamment car elle aurait tendance à laisser dans l’ombre ses fractions non conscientisées. Comme en témoigne sa biographie A Measured Life (1994), ce professeur de littérature anglaise, né orphelin dans un quartier ouvrier de Leeds, se décrivait d’ailleurs plutôt comme un « socialiste de centre gauche ». À l’opposé, Hall, sociologue originaire de Kingston en Jamaïque, déployait sa pensée depuis l’espace théorique du marxisme, bien qu’il fût particulièrement critique à l’encontre de son eurocentrisme, de son aveuglement face à la question raciale et de ses difficultés à prendre en charge les enjeux culturels et symboliques.
5Lorsque Hall succéda à Hoggart à la direction du centre en 1968, c’est un projet résolument postmarxiste qui fut développé, positionnant en axe central la question de l’idéologie. L’enjeu était alors de frayer une voie nouvelle au sein et au travers de la théorie marxiste pour penser la culture et la communication. Le changement d’orientation, qui prit la voie d’une radicalisation théorique, donna parfois le sentiment à Hoggart d’être désormais en terre politique étrangère. Dans ses mémoires, il se rappelle avoir assisté à une réunion portant sur la sélection des candidats souhaitant être rattachés au centre, au cours de laquelle la nécessité de l’engagement critique fut âprement défendue. L’une des doctorantes présente aurait ainsi déclaré face à un Hoggart médusé : « Nous sommes une cellule rouge […], nous n’avons pas de temps à perdre avec […] la ligne libérale humaniste de Hoggart » (1994). C’est durant cette période, en 1971, que Hoggart quitte définitivement le Centre de Birmingham pour l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), où il officie jusqu’en 1975 en tant qu’assistant directeur général – une expérience sur laquelle il est revenu dans An Idea and Its Servants. UNESCO from Within (1978).
6Le Centre de Birmingham a, dès son ouverture, favorisé le travail collectif et interdisciplinaire ; un mouvement qui s’est trouvé amplifié sous la direction de Hall avec la multiplication des groupes de recherche. Les jeunes chercheurs du centre – des doctorants pour la plupart – dessinent alors les grandes lignes des cultural studies naissantes, en s’organisant en groupes : Media Group, Subcultures Group, Ethnography Group, Race and Politics Group ou Women’s Studies Group. La formation de ces deux derniers groupes au milieu des années 1970 marque la redéfinition du périmètre des cultural studies au-delà de la question ouvrière et des rapports de classe, ce qui ouvre un large débat au sein du centre. Ces initiatives seront défendues par Hall, y compris dans des contextes particulièrement tendus : un soutien institutionnel qui permettra l’émergence de travaux sur la « race » et le genre directement inspirés du matérialisme culturel. Hall incarne cette ouverture à la nouveauté, au surgissement de nouveaux objets qui déplacent les rigidités épistémologiques. Il s’est en effet toujours tenu à l’écart de toute clôture définitionnelle et a défendu une conception particulièrement plastique des cultural studies, y voyant avant tout une forme de pratique critique. Si Hoggart eut le génie de l’étincelle première, Hall donna à n’en point douter l’impulsion définitive qui propulsa les cultural studies au rang de courant de recherche international. Telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui aux États-Unis, en Allemagne, en Inde, en Afrique du Sud, au Brésil ou en Australie, celles-ci sont largement redevables de la formalisation théorique réalisée par Hall avant qu’il ne quitte Birmingham pour l’Open University en 1979. Les cultural studies voyagent en effet, dès les années 1980, sous les traits de la synthèse théorique accomplie entre le matérialisme culturel et le structuralisme (en particulier celui d’Althusser et de Lévi-Strauss). Dans le même mouvement, Hall contribue à durablement réhabiliter l’œuvre d’Antonio Gramsci, dont le concept d’hégémonie constitue le cœur de sa proposition théorique : la conception de la culture comme terrain d’un conflit d’hégémonies, dont l’objet est le contrôle de la signification comme véhicule de l’idéologie. On ne trouve toutefois chez Hall ni système théorique totalisant ni grand ouvrage définitif. Il consacre d’ailleurs une partie importante de son temps à des projets de recherche collectifs, dont certains contribueront de façon décisive à la sociologie de la culture des médias : on pense notamment à Resistance Through Rituals. Youth Subcultures in Post-War Britain (1975) ou à Policing the Crisis. « Mugging », the State and Law & Order (1978). Sa pensée procède par touches, par ajouts successifs et repositionnements. Elle se développe au travers d’une myriade d’articles et chapitres répondant à l’exigence du présent et à l’impatience critique (voir l’anthologie en deux volumes intitulée Identités et cultures [2007 et 2013]).
7Cinquante après l’ouverture du centre, le « moment Birmingham » laisse le souvenir éclatant d’une interdisciplinarité effrontée, d’une institutionnalisation audacieuse, d’une inventivité conceptuelle et méthodologique exceptionnelle. La phase d’internationalisation des cultural studies qui lui a succédé a pu parfois donner l’impression de céder à la normalisation en « disciplinant » le domaine. On aurait toutefois tort de penser que les cultural studies seraient désormais prises au piège d’un glorieux passé qu’elles ne cesseraient de ressasser. Bien au contraire, poursuivant d’une certaine façon le geste de Hall, elles ouvrent continûment de nouveaux fronts culturels, de nouveaux territoires théoriques, de nouveaux horizons politiques. Alors adieu Birmingham … et longue vie aux cultural studies.