1« Pain, liberté, justice sociale » étaient les mots d’ordre révolutionnaires scandés par les masses égyptiennes à la place Tahrir, au Caire, et dans toutes les rues des grandes villes du pays en janvier 2011, comme exigences morales et sociales, et comme désir de redéfinir l’art de gouverner. Ils étaient destinés à un personnel politique, illégitime et incompétent parce qu’incapable de les satisfaire. Comme le souligne Smaïn Laacher (2013) : « L’apparition sur la scène publique de populations en masse et dont la justification résidait dans le fait que les limites du supportable étaient maintenant atteintes, signait la traduction d’un travail arrivé à son terme. »
2Cependant, dans beaucoup de pays, les commentateurs des médias ont attribué ce mouvement collectif inédit – qui a débouché sur la chute du régime de Moubarak – à un soulèvement subit, sans encadrement par des appareils politiques et sans vision d’avenir, ni programme de changement radical de régime. Ce faisant, ils ont dépolitisé non seulement ce mouvement révolutionnaire et ses revendications, mais « les conditions de possibilité de l’irruption d’une multitude de souffrances privées, portées dans un espace public, qui s’est trouvé défini et approprié comme tel précisément grâce à cette irruption collective des masses » (Ibid.). La parole publique prise dans cet espace visait à dire aux détenteurs du pouvoir qu’ils ne sont plus les maîtres des destinées d’autrui dans ce lieu réservé aux manifestations du pouvoir par la force et la répression de la police.
3Dès lors, l’enjeu est de quitter ces visions journalistiques qui manquent de recul et d’étude de terrain, pour montrer que les transformations sociales à l’origine de ce soulèvement sont la conséquence d’un long travail irréversible de délégitimation du pouvoir arrivé à maturité. Notre objectif est de mettre en lumière le mouvement ouvrier qui a porté la critique du régime et la mobilisation des affrontements entre l’État et le peuple, favorisant l’émergence d’une sphère publique, lieu et condition de possibilité de cette action et de cette communication critique émancipatrice.
La sphère publique : champ d’expression démocratique et de mobilisations sociales
4Comprendre un événement, c’est le replacer dans son cadre national pour connaître les conditions historiques qui l’ont fait advenir. Les mots d’ordre révolutionnaires prononcés par les masses égyptiennes lors de la mobilisation de janvier 2011 traduisaient la critique de situations devenues insupportables. Ce soulèvement populaire s’inscrit dans un cadre national contraignant imposant aux révoltés des modes d’action, les contestations publiques, les résistances, et des alliances stratégiques. Ces dernières années, les protestations publiques se sont multipliées : grèves, sit-in, manifestations spontanées ou organisées dénonçant les incompétences avérées des pouvoirs publics pour améliorer les conditions de vie et réduire le lot d’injustices quotidiennes : augmentation des prix des denrées principales, pénurie d’eau potable, difficulté d’obtenir un logement locatif, chômage, népotisme et corruption flagrante. Que faire devant ces explosions publiques, mais éparpillées, surtout devant la répression des travailleurs en grève, des manifestations de chômeurs par les appareils de contrôle policiers, chargés de protéger le régime en place ? Lorsque cette colère populaire devant la misère sociale n’a trouvé ni interlocuteurs ni cadre légitime ou institué pour faire valoir le tort des pouvoirs publics et demander réparation, c’est le mouvement ouvrier égyptien, bien ancré dans les classes populaires, qui a pris en charge politiquement les multiples revendications sociales fondamentales, et la volonté qui s’affiche publiquement de critiquer et de changer le régime de tout temps illégitime. Le mouvement ouvrier est le développement naturel de la contestation générale de l’absurdité des situations sociales et des contradictions économiques, d’une conscience collective de l’injustice répétée. En prenant en charge les luttes sociales, il a fait émerger une sphère publique appropriée, créant des liens entre différents acteurs, qui s’est imposée en lieu et place d’un espace public institutionnel dominé par la police d’État et les appareils de pouvoir séparés de la réalité des scènes publiques.
5La catégorie analytique centrale autour de laquelle s’articule notre modèle théorique est celle de sphère publique. Que signifie au juste ce concept ? Et quelles sont les conditions qui ont favorisé son apparition en Occident pour les confronter avec une réalité propre à la société égyptienne ? D’après Habermas, la sphère publique est « une catégorie typique d’une époque ». La catégorie de sphère publique bourgeoise ne peut être séparée d’un développement unique de la société civile dans des conditions socio-historiques déterminantes, qui donnent naissance à des idéaux normatifs qu’elles ne peuvent satisfaire et motivent de ce fait une transformation progressive de ces conditions. La question qu’il se posait est la suivante : quand, et dans quelles conditions, les arguments de publics mixtes prennent de l’autorité pour servir de base à l’action politique ? Cette question est cruciale pour la théorie de la démocratie. Elle l’a conduit à enquêter sur la vie politique des bourgeois du xviie jusqu’au milieu du xxe siècle pour extraire aux fluctuations des réalités de l’histoire une catégorie normative : un espace institutionnel pour la pratique d’un débat rationnel et critique, conduit par des personnes privées au sujet des affaires publiques, et pour accompagner leurs revendications d’une démocratie formelle, où leurs arguments déterminent les décisions et non les statuts (Calhoun, 1992). C’est la catégorie de sphère publique fondée d’une part sur la qualité ou la forme d’un discours rationnel et critique et d’autre part sur l’ouverture à la participation populaire. D’après Habermas, la société civile des xviie et xviiie siècles présente la caractéristique de s’être développée « en tant que domaine de l’autonomie privée qui s’est opposée à l’État » (1989). Les économies capitalistes de marché ont formé la base de cette société civile. Mais elle a intégré d’autres institutions de sociabilité, dont le discours a évolué des affaires économiques vers les questions politiques.
6La sphère publique a institutionnalisé, selon Habermas, non seulement un certain nombre d’intérêts et une opposition entre l’État et la société, mais aussi un discours sur les questions politiques. Ainsi, par exemple, le raisonnement critique est entré dans la presse au début du xviiie siècle, ajoutant aux informations des articles de fond, conduisant à la création d’un nouveau genre de périodiques spécialisés. « La sphère publique pourrait être conçue comme une sphère de personnes privées qui se sont assemblées en public. Elles ont dès lors revendiqué la régulation de la sphère publique par en bas, en opposition aux autorités publiques, qu’elles ont engagées dans un débat sur les règles de gouvernance en matière d’échange économique et de travail social. Le médium de cette confrontation fut particulier et sans précédent : l’usage public de la raison par le peuple » (Ibid.).
7La catégorie de sphère publique, ainsi définie et établie par rapport aux conditions historiques et aux institutions qui lui ont donné naissance et déterminé ses fonctions, nous sert de modèle théorique pour étudier autour de quels intérêts le mouvement ouvrier a organisé l’affrontement entre l’État et la société, et quel discours critique il a utilisé pour rallier d’autres publics autour d’une cause commune et d’un programme servant de base à l’action politique et définissant le rôle de la société civile, évoluant progressivement vers le soulèvement populaire de janvier 2011.
Structure et fonctions politiques du mouvement ouvrier
8Joel Beinin avait recensé près de 300 000 manifestations conduites par des ouvriers, de 2005 à 2010 (Masoud, 2011). Ce fut indicatif de la montée de la grogne populaire et d’un usage significatif de la raison critique en public par le mouvement ouvrier pour rejeter le régime de Moubarak. Les organisateurs du mouvement ouvrier ont été parmi les plus expressifs et les plus influents promoteurs d’un discours sur la nécessité d’une réforme nationale substantielle. Leurs demandes ont commencé par porter sur les droits des travailleurs à des salaires et des conditions de vie décents, pour évoluer au fil des ans autour d’une vision inclusive d’autres publics autour de la réforme politique et sociale. Cette maturité et cette extension participative ont requis une meilleure communication et une organisation appropriée et connective de la part de leurs leaders.
9Auparavant, les syndicats (ou unions) industriels étaient soumis à l’approbation du gouvernement pour l’exercice de leurs activités, d’où leur soumission à son contrôle. Ils étaient regroupés dans une Fédération du commerce, qui sacrifiait leurs intérêts au profit d’une conformité aux besoins de l’État. La plupart des membres des syndicats – des ouvriers jusqu’aux avocats – se plaignait de cette hégémonie qui conduisait leurs leaders à ignorer leurs doléances pour consacrer l’allégeance au gouvernement dans le but de conserver leurs statuts et privilèges (Clément, 2006). Cette situation a donné naissance à des organisations telles que le Centre du commerce et des services aux travailleurs (Centre For Trade Union and Workers Service, CTUWS), constituant des entités indépendantes au service du mouvement ouvrier. Doté de cette structure, le mouvement ouvrier est passé d’une organisation sporadique et passionnée à des stratégies d’action et d’alliance habiles et efficaces. Il a élargi son champ d’action au-delà de la défense des droits des travailleurs et des couches populaires défavorisées pour s’ouvrir au débat général des forces sociales sur la reconnaissance des droits civiques et des libertés politiques. En 2005, il est intervenu dans le débat sur l’organisation d’élections syndicales et présidentielles par voie de scrutin et non de référendum, bien qu’il n’ait pu empêcher la fraude qui a reconduit des dirigeants dans leurs fonctions.
10Par ailleurs, le Mouvement des jeunes du 6 avril, tant acclamé par les médias comme chef de file de la mobilisation révolutionnaire de janvier 2011, est né originellement de la solidarité des jeunes des couches moyennes avec une grève générale organisée le 6 avril 2008 par les ouvriers du textile d’El-Mahalla El-Koubra, la plus grande ville industrielle du pays. Le mouvement ouvrier a instauré et ancré ainsi les pratiques d’assemblée et de critique du système, qui étaient inhibées par la loi d’urgence, ainsi qu’un programme d’action pour une réforme économique et politique. Aujourd’hui, le CTUWS, structure organisatrice du mouvement ouvrier fondée il y a 21 ans, possède quatre branches réparties dans tout le pays. Ce centre fournit un support légal, des ressources et une formation aux organisateurs du mouvement ouvrier. Même si ceux-ci n’ont pas d’affiliation politique, leurs revendications – la fin du régime de Moubarak et la transition légitime vers la démocratie – sont d’orientation idéologique et normative.
Communication clandestine et actions publiques
11Une culture de la domination et un contexte de répression et de surveillance policière ont contraint les organisateurs expérimentés du mouvement ouvrier à un mode de communication et une activité humaine particuliers. Dirigeant des communautés d’ouvriers souvent non connectés sur Internet ou analphabètes, ils utilisent les moyens les plus traditionnels de la communication en face à face pour éduquer et mobiliser leurs communautés. Les téléphones intelligents sont utilisés uniquement entre leaders et non pour joindre les masses. Tout recours à Internet est exclu. Les temps de pause pendant le travail à l’usine et les pancartes sont investis dans l’organisation des actions et l’échange d’information entre membres et leaders. Ces paramètres stratégiques ne constituent pas une contrainte mais une opportunité pour les organisateurs. Comme l’explique l’un d’eux : « C’est trop risqué de dépendre des téléphones intelligents et des ordinateurs, parce que vous ne pourrez jamais savoir qui vous surveille, vous écoute et vous lit. Et si les services d’Internet et de téléphone étaient interrompus, comment pourrait-on s’organiser ? En revanche, s’adresser aux gens que vous avez en face de vous, vous permet de les voir, de les toucher et de leur faire confiance » (Duboc et al., 2011).
12Les organisateurs du mouvement ouvrier ont ainsi institué la contestation comme norme d’intervention dans la scène publique, en l’absence de toute autre forme d’expression démocratique. Ils ont structuré le dialogue national autour de la critique de l’incompétence du régime, et traduit cette critique en confrontation directe avec les autorités publiques par la coordination de manifestations massives et de grèves générales. Le mouvement ouvrier a investi son poids dans la production économique pour défendre les droits des travailleurs et s’ouvrir pour inclure d’autres publics autour de la nécessité de changer de régime et de s’orienter vers la gouvernance démocratique. Il fut ainsi l’occasion de redéfinir le rôle de la société civile, autonome et privée, démarquée de l’État et organisée en dehors de son contrôle. Il a aussi construit une base formidable pour l’engagement des intellectuels des classes moyennes dans les causes publiques et nationales. Cette transformation des relations entre l’État et la société s’est consolidée par la contribution d’autres institutions dotées d’infrastructure et de légitimité.
13Ces dernières années, la communauté légale a amélioré la performance de son expression critique en public et son organisation. En mars 2006, environ 100 juges ont manifesté pour obtenir leur indépendance juridique et réclamer l’arrêt du harcèlement de leurs confrères qui avaient critiqué l’absence de transparence dans l’organisation des élections présidentielles en 2005. Cette action politique a déclenché une série de manifestations violemment réprimées par les forces de police. De nouveau, en été 2010, contestant l’incarcération injuste de deux avocats qui avaient mis en question l’activité du procureur général, 100 000 avocats ont organisé des manifestations à échelle nationale, à partir des palais de justice, pour revendiquer l’amélioration des paramètres réglementant l’exercice du système de justice (Al Ahram Hebdo, 2011).
14Progressivement, la sphère publique égyptienne, ayant pour base sociale le mouvement ouvrier, a élargi son potentiel de coordination de l’action collective pour inclure d’autres publics et majorer les engagements collectifs contre l’ordre social autoritaire dans un contexte général de crise de sa légitimité. Le mouvement égyptien pour le changement, dénommé Kefaya (« assez » en arabe), a mobilisé nombre d’activistes autour de demandes de réformes politiques, mais n’a pu atteindre les masses, notamment les ouvriers (Ottaway et Hamzawy, 2011). Les intellectuels ont dès lors compris que le mouvement ouvrier avait servi de base à la transformation sociale, leur fournissant l’opportunité d’articuler leurs aspirations au leadership moral et politique aux causes ouvrières et à une mobilisation commune pour changer le régime. C’est ainsi qu’en 2008, Israa Abdel Fattah, une jeune blogueuse, crée une page Facebook pour lancer un appel à la solidarité des citoyens et à leur participation à une grève nationale organisée le 6 avril de la même année par les ouvriers des industries du textile de El-Mahalla El-Koubra. Le groupe de sympathisants avec la cause ouvrière, constitué sur cette page Facebook, a atteint 70 000 membres, soit 10 % de la population égyptienne active sur cette plateforme à cette époque. Le 6 avril est devenu une date où les couches moyennes et les classes ouvrières ont scellé leur alliance et leurs interconnexions discursives. Dans ces conditions, Facebook a servi de base institutionnelle pour coordonner l’opposition massive au système égyptien, a répondu à l’exigence politique d’introduire des turbulences et une crise de légitimité dans l’horizon de sa gouvernance arbitraire. Le groupe constitué sur Facebook a pris par la suite le nom de Mouvement des jeunes du 6 avril et a joué un rôle clé dans le déclenchement des manifestations historiques de janvier 2011 (Duboc et al., 2011).
15Un des traits marquants de l’événement révolutionnaire égyptien de 2011 est la rapidité de son déroulement. Dix-huit jours ont suffi aux activistes pour renverser Moubarak, de manière relativement pacifiste, alors que le soulèvement populaire a duré vingt-huit jours en Tunisie, et neuf mois en Libye. L’utilisation des médias sociaux fut centrale dans l’accélération de l’événement. Les activistes ont employé la communication de « groupes à groupes » sur les plateformes Facebook et Twitter pour coordonner les points de départ et de ralliement des manifestants. Ainsi, s’est confirmée la théorie des liens fragiles du sociologue Mark Granovetter. La force des liens fragiles réside dans leur potentiel de « diffusion, de mobilité sociale, d’organisation politique et de cohésion sociale en général » (1973). À l’appel à la mobilisation collective, les individus conscients de l’engagement pris par d’autres à manifester, sont passés à l’action. De fait « l’activité de contestation se renforce par elle-même, et s’accentue sans l’intervention d’une organisation directe ou d’un leadership » (Duncombe, 2011).
16Cependant, habitués à une longue histoire de mise sous surveillance par l’État, les activistes égyptiens ont fait un usage pondéré de Facebook pour le recrutement de manifestants et coordonner des rassemblements. Mais pour les activités requérant une grande discrétion, ils utilisaient des méthodes anciennes. Des comités de leadership se réunissaient dans la périphérie du Caire pour mettre au point des stratégies secrètes. De retour auprès de leurs communautés, les leaders leur transmettaient les instructions sur des documents écrits à la main. S’appuyant sur de telles tactiques, un groupe a pu lentement mais confidentiellement diffuser des plans stratégiques d’organisation à un réseau de plus de 8 000 activistes répartis dans tout le pays (Solidaires International, 2011). Le succès et l’importance de ces anciennes méthodes prouvent les limites de la technologie dans la coordination de la révolution égyptienne. D’après Nicholas Garnham, les développements technologiques en communication ont encouragé légitimement l’abandon de la communication de masse pour un retour aux communications interpersonnelles qui sont désirables pour leur effet libérateur. Cependant, bien que l’accent fut mis intensément sur l’expression libre inhérente à la théorie de la démocratie, le sens des responsabilités mutuelles, actualisé dans un espace de communication partagé physiquement est perdu. « Il en ressort qu’il faudrait prendre en considération deux tâches principales. Écouter en premier les points de vue des autres, leurs versions des événements. Et s’engager ensuite dans un débat dont découle la responsabilité vis-à-vis des actions à assumer. Communiquer dans le monde du vécu n’est pas seulement destiné à atteindre un accord, mais aussi à se tenir responsable des effets de son discours » (Garnham, 1992). Le consensus formé par les médias électroniques devait donc accompagner les responsabilités prises en charge par le mouvement ouvrier, résultant d’une communication en face à face dans un espace physiquement partagé. Par ailleurs, la communication en face à face est très importante pour un peuple aussi social que le peuple égyptien. La quantité d’informations qui circulent entre les patrons et les clients des cafés, les vendeurs de journaux au coin des rues et les passants, les chauffeurs de taxi et leurs passagers, est immense. C’est ce type d’interaction hors ligne qui sert de base aux échanges et au partage des informations sur les connexions en ligne. Tant que le problème d’infiltration des réseaux électroniques et téléphoniques par les services de sécurité demeure non résolu, les activistes égyptiens continueront à recourir aux stratégies clandestines de communication et d’organisation hors ligne.
17L’événement révolutionnaire égyptien a donc été préparé de longue date grâce à une sphère publique clandestine mais efficace. Initialement constituée dans le monde ouvrier, elle a montré la voie aux autres institutions orientées politiquement – de la problématisation de certaines affaires publiques et de la relation entre État et économie à une critique ouverte du mode de gouvernement. Les normes de contestation et de débats démocratiques publics sur les notions de justice sociale et d’intérêt commun autour de droits et politiques à découvrir pour transformer l’ordre social autoritaire ont structuré cette sphère publique. Les conditions d’un consensus général sur le changement de l’ordre social étaient réunies, pour qu’il culmine en un large agenda de réforme politique, conduisant à la chute du régime et le succès de la révolution de janvier 2011. Cependant, manquait la prise en charge institutionnelle d’un tel consensus, qui requiert, comme l’indique Habermas (1989) dans « la longue marche des institutions », que : « L’élévation de la sphère publique au niveau du Parlement, en tant qu’un organe de l’État, soit possible pour permettre de découvrir à travers la discussion publique ce qui est pratiquement nécessaire pour l’intérêt général ».
18Les opposants au président Mohamed Morsi, déposé par un acte de rébellion conduit par plus de 43 millions d’Égyptiens dans toutes les villes du pays le 30 juin 2013, ont souligné qu’il n’avait pas respecté l’agenda de transformation sociale et politique. Les Frères musulmans, dont il est issu, ont été incapables dans leur ruée vers le pouvoir de bâtir des coalitions avec les autres, « ils se sont aliénés de possibles alliés, ont ignoré le mécontentement grandissant et se sont concentrés sur la consolidation de leur pouvoir », écrit Nathan Brown sur le site Internet du New Republic (2013). « Avec la transformation de la domination politique en une administration rationalisée, le contenu rationnel et émancipateur de la tradition de la loi devient vidé. Les normes ne sont plus immanentes aux structures publiques et institutionnelles. Elles sont alors à rechercher […] dans la subjectivité humaine qui se révolte contre les sacrifices demandés par une société oppressive » (Marcuse, 1962).
19La sphère publique égyptienne, constituée d’une pluralité d’institutions, de conceptions et d’une diversité politique, est inconciliable avec une vision unique de l’avenir dictée par un groupe islamiste hégémonique au pouvoir. « Le peuple veut » (« achaab yourid ») : cette exigence politique énoncée par des dizaines de millions de corps en mouvement, en juin 2013, a montré que le peuple égyptien possède une volonté et une vision de l’avenir selon un agenda de transformation sociale et politique et un programme d’action encadrés par des acteurs collectifs coordonnés et organisés pour transformer la destinée du pays, quels que soient les obstacles. Telles sont les conditions fondamentales pour instaurer la justice sociale et la gouvernance démocratique participative.