CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La consommation de stimulants sexuels est en forte croissance depuis une dizaine d’années sous le triple effet de la démocratisation de tels traitements, de la croissance d’Internet et de la mise en place de nouveaux usages de consommation médicamenteuse. En effet, si pendant longtemps le traitement de dysfonctionnements sexuels était conduit soit dans un cadre médical très formalisé soit, au contraire, tout à fait clandestin, on assiste aujourd’hui à un phénomène de médicalisation d’un nouveau genre. Internet a en effet favorisé un contrôle du patient sur les recommandations médicales (Akrich et Méadel, 2009). Ce dernier peut désormais s’informer de manière privilégiée sur des listes et forums sur Internet. Au sein de ces lieux d’échange, des intervenants participent de manière collaborative à la production d’informations sur la santé. Sur ces listes, on observe que 10 % des locuteurs les plus bavards envoient 50 à 70 % des messages (Ibid.) et que d’une certaine manière de nouvelles formes d’expertises médicales émergent au sein de ces communautés. Cette tendance s’appuie sur un réseau que l’on peut qualifier de système technologique décentralisé qui a rendu chaque acteur économique théoriquement plus autonome. En fait, ce réseau de réseau n’a fait qu’accompagner et accentuer des tendances sociologiques plus profondes, comme une consommation orientée sur une culture narcissique (Lasch, 2000) et des achats pulsionnels immergés dans des flux instantanés (Bauman, 2008). Dans un tel environnement, le patient se métamorphose en consommateur qui achète alors des produits que l’on peut qualifier de pharmakon (Stiegler, 2007) censés apaiser ses tensions personnelles. Le cas des médicaments traitant de dysfonctionnements sexuels apparaît particulièrement intéressant à décrypter. Cette jouissance médicalisée aurait en quelque sorte la double caractéristique de se « consumer » à la fois dans l’acte d’achat consumériste (Bauman, 2008) puis dans l’acte sexuel.

Principaux risques liés à la vente en ligne de médicaments de type Viagras

2On peut retenir trois risques spécifiques liés à la contrefaçon, très répandue sur Internet.

3Dans un premier cas le risque est informationnel car sur Internet, c’est avant tout la maîtrise de l’information qui est le paramètre stratégique (Barlow, 1994). Dans un tel contexte, les patients sont devenus des consommateurs d’informations médicales d’un nouveau type en partageant et hiérarchisant en communautés de telles données. Ce phénomène implique en particulier des sujets sensibles concernant les dysfonctionnements sexuels pour lesquels l’automédication est très souvent privilégiée (Akrich et Méadel, 2009). Toute la difficulté consiste à évaluer et hiérarchiser cette masse d’informations de qualité très variable à laquelle le « patient-cyberconsommateur » a accès. Dans ce contexte informationnel, une autre difficulté concerne les informations sur le médicament en tant que tel, souvent sujettes à caution sur Internet. Ainsi 97 % des cyberpharmacies distribuant des médicaments aux États-Unis, et souvent des traitements pour dysfonctionnements sexuels, seraient illicites (Przyswa, 2013).

4Le deuxième type de risque est sanitaire. Il existe en effet peu d’analyses permettant d’évaluer l’efficacité réelle ou supposée de tels médicaments. L’impact de la consommation de Viagras contrefaits distribués sur Internet reste très insuffisamment décrypté.

5Enfin, un dernier risque particulièrement pernicieux consiste à transformer certains consommateurs consentants en distributeurs de médicaments contrefaits bénéficiant de commissions conséquentes pouvant aller jusqu’à 40 % des ventes réalisées (Przyswa, 2013). Dans le cas du Viagra il a été prouvé que de vastes réseaux cybercriminels russes ont affilié à leur système de franchise sophistiqué des consommateurs devenus distributeurs avec des cyberpharmacies dédiées (et illicites).

Crise normative et enjeux des controverses

6Sur le plan informationnel, Internet révèle la grande difficulté à imposer des normes stables et formalisées. D’une manière générale, les risques liés à la médicalisation du bien-être sexuel sont d’une part le signe d’une crise normative – notamment, sur le plan juridique, avec un déplacement de la responsabilité médicale – et d’autre part, se posent en termes géographiques – notamment avec les enjeux de la mondialisation qui accompagnent la croissance d’Internet.

7Ainsi, les normes juridiques (nationales ou régionales) liées à l’usage de certains médicaments peuvent se révéler inefficaces face à des sites Internet hébergés dans des zones où le droit est soit défaillant soit mal ou peu appliqué. L’absence de véritable centre de décision clair autour du réseau Internet pose avec acuité la difficulté à imposer des normes universelles. À l’inverse, cette crise normative résulte aussi de la passivité de nombreuses institutions publiques de santé et d’un déficit d’harmonisation européen dans la distribution des médicaments en ligne.

8Les différents risques observés (informationnels, sanitaires ou criminels) interrogent la focalisation du débat public sur les thèmes de l’information et de la vente en ligne. En effet, les stimulants sexuels illicites transitent par des circuits bel et bien physiques, avec notamment le rôle stratégique de ports francs comme Dubaï, et le transport des médicaments reste un élément trop discret du débat, au même titre que le blanchiment d’argent.

9Jusqu’à la fin des années 2000, le débat public concernait surtout des professionnels liés au milieu juridique focalisés sur la protection des droits de propriété intellectuelle stricto sensu et des acteurs numériques avec en particulier des sociétés comme Google, dont l’impact publicitaire (avec ses programmes AdWords) dans la promotion de stimulants sexuels contrefaits a été mal évalué. Les acteurs juridiques et numériques ont longtemps eu des difficultés à créer un espace de débat commun sur ces problématiques de distribution de médicaments à risques sur Internet. Quant aux représentants traditionnels de la santé, et notamment les syndicats du secteur pharmaceutique, ils continuent à avoir une attitude pusillanime sur le sujet, privilégiant le réseau pharmaceutique physique. Enfin, les médecins généralistes ou les sexologues se sont rapidement retrouvés marginalisés par rapport aux champs de controverses (sur le rôle d’Internet dans la distribution de médicaments par exemple) alors qu’une automédication croissante des patients utilisant des sites Internet spécialisés parfois légaux (comme doctissimo.com, notamment) (Akrich et Méadel, 2009) a fortement remis en cause leur expertise.

10Il est essentiel de relever que les champs des controverses ne sont pas seulement liés à des enjeux nationaux (définition sur la propriété intellectuelle ou publicité locale sur Internet) mais impliquent aussi des négociations quasi diplomatiques avec certains États centraux (Chine, Russie, etc.) dans la fabrication ou la distribution de stimulants sexuels illicites.

11La mise à l’agenda public la plus visible résulte en grande partie de laboratoires pharmaceutiques qui ont pris des initiatives médiatiques pour mieux communiquer sur les risques d’une consommation de stimulants sexuels non licites (car achetés sans ordonnance). Pour autant, force est de constater que le champ criminologique – et le modus operandi des opérations « privépublic » de démantèlement de réseaux de distribution de Viagras sur Internet – reste encore très largement opaque. Un suivi détaillé dans le temps de tels démantèlements n’existe officiellement pas, et ce malgré une surcommunication cherchant à démontrer l’efficacité de telles opérations : entre-temps, de nombreux sites illicites fermés sont de nouveau en ligne après quelques jours sous d’autres noms de domaines.

12Aussi, il serait pertinent d’intégrer davantage de travaux académiques sur des logiques transversales (expertise criminologique, numérique, de santé publique, etc.) pour cadrer au mieux le débat public sur des frontières plus claires (Przyswa et Guarnieri, 2012 ; 2013) et valoriser une information précise et indépendante sur l’impact de tels trafics.

Références bibliographiques

  • En ligneAkrich, M. et Méadel, C., « Les échanges entre patients sur internet », La Presse médicale, n° 38, 2009, p. 1484-1493.
  • Barlow, J. P., « The Economy of Ideas », Wired, n° 2.03, mars 1994.
  • Bauman, Z., S’acheter une vie, Paris, éditions Jacqueline Chambon, 2008.
  • Lasch, C., La Culture du narcissisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2006.
  • Przyswa, E., Contrefaçon de médicaments et organisations criminelles, rapport présenté par l’IRACM, Paris, IRACM, sept. 2013. En ligne sur : <www.iracm.com>.
  • En lignePrzyswa, E. et Guarnieri, F., « Cybercriminalité et contrefaçon : pour une nouvelle analyse des risques et des frontières », Hermès, n° 63, 2012, p. 175-180.
  • En lignePrzyswa, E. et Guarnieri, F., « Contrefaçon de médicaments sur Internet : prévenir une menace réelle sur la santé publique », Les Tribunes de la santé, n° 40, 2013, p. 77-83.
  • En ligneStiegler, B., « Questions de pharmacologie générale. Il n’y a pas de simple pharmakon », Psychotropes, vol. 13, n° 3-4, 2007, p. 27-54.
Éric Przyswa
Éric Przyswa, chercheur associé au Centre de recherche sur les risques et les crises, Mines ParisTech, est consultant auprès d’ONG et d’entreprises dans le domaine des risques, en particulier dans les « risques produits » pour le consommateur, la sécurité humaine et les trafics illicites. Il écrit régulièrement dans des revues et journaux sur ces thèmes et a publié Cybercriminalité et contrefaçon (FYP, 2011).
Franck Guarnieri
Franck Guarnieri est directeur du Centre de recherche sur les risques et les crises, Mines ParisTech, directeur de la collection « Sciences du risque et du danger » (Lavoisier) et conseiller scientifique auprès de la société Preventeo. Il est membre de la Fondation de recherche pour une culture de sécurité industrielle (FONCSI) et expert auprès de l’Union européenne, programme « Société de l’information » depuis 1998.
Mines ParisTech, PSL, Research University, Centre de recherche sur les risques et les crises
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2014
https://doi.org/10.3917/herm.069.0183
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